Le temps libre, la condition d’un changement de mode de vie

Jean-Christophe Giuliani

L’article a été publié dans le journal Kairos : n°40 de juin / juillet 2019 sous le titre « Le temps libre, la condition d’un changement de mode de vie »

Face aux enjeux écologiques et climatiques, nous avons le devoir et la responsabilité de changer notre mode de vie en moins de 10 ans. L’un des grands absents du débat sur les solutions à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif est le « temps ». Il me semble donc pertinent de réhabiliter le débat sur les enjeux du rapport au temps qui structure notre vie au quotidien. Le temps est un espace immatériel qui unit l’individu à lui-même, aux autres et à la pratique d’activités qui peuvent être professionnelles, familiales ou personnelles. L’individu et le temps étant étroitement liés dans l’action qui se vit au présent, il est impossible de se consacrer à une action, à une relation ou à une discussion sans être présent temporellement. Étant donné que le temps consacré à l’activité professionnelle et le temps libre déterminent les moyens de se socialiser et de structurer le rythme de notre existence, ils ont un impact direct sur notre mode de vie.

Le temps libre est trop souvent défini en opposition au temps contraint du travail. Le temps peut être considéré comme libre, lorsque le choix de son usage n’est plus soumis à cette contrainte et aux nécessités de la vie. En effet, sept jours par semaine, nous dormons et effectuons un certain nombre de tâches quotidiennes : hygiène personnelle, préparer le petit déjeuner et le repas du soir, faire la vaisselle, etc… Cinq jours par semaine, nous nous rendons sur notre lieu de travail et, à midi, nous prenons un temps de pause pour déjeuner. La journée de travail terminée, une nouvelle commence. En effet, chaque jour, nous sommes plus ou moins contraints d’effectuer un certain nombre de tâches domestiques : faire les courses et le ménage, laver et repasser le linge, remplir des documents administratifs, etc… Si nous sommes mariés et que nous avons des enfants, nous devons les nourrir, les aider à faire leurs devoirs, les accompagner à l’école, etc… Le temps réellement libre apparaît donc, lorsque nous avons fini de dormir, de travailler et d’effectuer toutes ces tâches quotidiennes et domestiques.

L’enquête sur l’emploi du temps publié par l’Insee permet de calculer le temps libre dont dispose un individu sur la journée et la semaine : la durée moyenne consacrée au sommeil 8 h 30, à l’hygiène personnelle 45 min, aux repas à domicile 1 h 30, à la pause de midi 2 h, aux trajets pour se rendre sur le lieu de travail à l’aller et au retour 1 h et aux tâches domestiques 2 h 48[1]. Puisque la durée de travail d’un employé est de 35 heures et d’un cadre 50 heures, je propose de les distinguer. Considérant ces chiffres dans l’absolu, à la fin d’une journée de 24 heures, tandis que l’employé qui travaille 7 heures dispose 33 minutes de temps libre, le cadre qui travaille 10 heures se retrouve avec un déficit de 2 h 33.

Avant de se détendre et de penser un peu à lui, il doit donc commencer par combler ce déficit de temps. Considérant toujours ces chiffres dans l’absolu, à la fin d’une semaine de 168 heures, tandis que l’employé dispose de 23 heures, le cadre dispose de 8 heures.

La quantification du temps montre que le temps libre est une ressource immatérielle rare. Comme il est une ressource rare, la course contre le temps est une préoccupation commune aux individus, aux ménages et aux entreprises. Disposant de très peu de temps libre, si l’employé ou le cadre souhaite se divertir, pratiquer des activités personnelles ou consacrer du temps à sa famille ou à ses amis, il doit trouver des solutions pour réduire le temps qu’il consacre à son activité professionnelle, au sommeil, ainsi qu’aux tâches quotidiennes et domestiques.

Pour en retrouver, le cadre peut externaliser ses tâches domestiques à des entreprises de services aux particuliers.

Ces entreprises achètent une heure de travail au Smic, qu’elle revend entre 20 € et 30 € à un particulier pour qu’il puisse disposer d’une heure de temps libre. Ces entreprises ne vendent donc pas un service, mais du temps libre, qu’elles ont transformé en marchandise.

Malgré le fait que nous manquons de temps libre, une étude réalisée en 2012 fait apparaître que 23 millions de Français adhèrent à une association et que 16 millions pratiquent une activité bénévole et amateur (artistique, sportive, intellectuelle, manuelle, etc…)[2]. Nous sommes donc de plus en plus nombreux à nous socialiser, à nourrir l’estime de soi, à nous accomplir et à donner un sens à notre vie autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. Plus nous consacrons de temps à ces activités, plus nous éprouvons le désir d’en augmenter la fréquence et la durée, plus nous sommes confrontés au manque de temps libre. En décembre 2006, les lecteurs de « Psychologie Magazine » étaient invités à répondre à cette question : « Dans votre vie, qu’est-ce qui vous manque le plus ? » 25 % des 2 100 internautes sondés déclaraient manquer de temps[3]. Ce sondage faisait également apparaître que 29 % des sondés aspiraient à plus de dialogues, 23 % à plus de loisirs, 13 % à plus d’espaces et 10 % à plus de réflexions. Qu’ils en soient conscients ou non, le lien qui unit ces aspirations est le temps. En effet, il faut disposer de temps pour installer un dialogue de qualité, pratiquer des activités personnelles et approfondir sa réflexion. Sans le dire ouvertement, cet article fait apparaître que l’une des principales préoccupations des cadres et des classes moyennes qui lisent « Psychologie Magazine » est de disposer de temps libre. Selon un sondage paru en 2015, 93 % des sondés estimaient que l’équilibre des temps de vie professionnelle, familiale et associative est une préoccupation « très importante ». L’équilibre n’étant pas atteint, 71 % des salariés affirment manquer de temps pour profiter de leurs proches ou de leurs loisirs[4]. En 2014, 35 % des cadres avaient des difficultés à concilier une vie professionnelle et une vie privée[5]. Ayant beaucoup de difficulté à trouver un équilibre, le cadre sacrifie sa vie familiale et personnelle au profit de « sa carrière ». À force de courir après le temps, les employés, les cadres et les classes moyennes finissent par s’épuiser à s’en rendre malade.

Malgré le manque de temps libre, les gains de productivité et la hausse du chômage, la norme de la semaine de travail est toujours de 5 jours. Face à la nécessité de changer de mode de vie en moins de 10 ans et à la montée de l’extrême droit en Belgique, en France et en Europe, la réduction du temps de travail, à laquelle une part croissante de la population aspire, apparaît donc comme l’une des conditions de ce changement à promouvoir.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage “En finir avec le chômage : un choix de société !”. Ce livre permet d’appréhender les enjeux du choix entre la relance de la croissance du PIB ou de la réduction du temps de travail. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.


Pour accéder aux pages suivantes :

– Comment retrouver du temps libre ?

– Emploi du temps professionnel et mode de vie.

Temps social dominant et dynamique des temps sociaux

– Le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique

– Historique de la réduction du temps de travail

 

 

 

[1] Insee, Temps sociaux et temps professionnels au travers des enquêtes Emploi du temps, Économie et Statistiques, n° 352-353 de 2002

[2] Edith Archambault et Viviane Tchernonog (2012), Nouveaux repères 2012 sur les associations en France, www.associations.gouv.fr, [En ligne] (consulté le 11 avril 2016), https://www.associations.gouv.fr/nouveaux-reperes-2012-sur-les-associations-en-france.html

[3] Senk Pascale, « Trop de tout ! », Psychologies magasin, n° 258, décembre 2006, page 150.

[4] L’express.fr, Travail ou vie privée ? sept salariés sur dix mènent une course contre le temps, [En ligne] (consulté le 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/travail-ou-vie-privee-sept-salaries-sur-dix-menent-une-course-contre-le-temps_1685435.html

[5] L’express.fr, Arrivez-vous à concilier vie professionnelle et vie privée ?, [En ligne] (consulté le 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/arrivez-vous-a-concilier-vie-professionnelle-et-vie-privee_1506780.html

Une réflexion sur « Le temps libre, la condition d’un changement de mode de vie »

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