L’activité professionnelle banaliserait-elle le mal ?

Les travaux de Christophe Dejours mettent en évidence les raisons pour lesquelles l’activité professionnelle contribue à banaliser le mal. « Ma thèse est que le dénominateur commun à toutes ces personnes, c’est le travail, et que, à partir de la psychodynamique du rapport au travail, on peut, peut-être, comprendre comment la “banalisation du mal” a été possible. »[1] En effet, les nouvelles stratégies de management placent les salariés dans des pratiques qui les habituent progressivement à collaborer activement ou passivement à la banalisation du mal. Les clefs de voûte de cette stratégie sont la peur du chômage et l’évaluation individuelle des performances.

Le sentiment d’insécurité lié à la peur du chômage entretient un climat de compétition à outrance entre les salariés. En incitant à des pratiques déloyales, l’évaluation individuelle des performances contribue à rompre les liens de solidarité. La collaboration active ou passive à ce système peut prendre la forme du « sale boulot »[2] (harceler un salarié, enfreindre le Code du travail, préparer un plan social, etc.) et de stratégies d’évitement (nier la souffrance d’autrui, obéir aux ordres, la normopathie, etc.). En épuisant l’énergie vitale, le corps et les capacités intellectuelles du salarié, ces pratiques quotidiennes menacent son équilibre physique et psychique. En s’attaquant à la dignité, à l’honneur et aux racines de son humanité, et en contribuant à son désengagement éthique et moral, ces pratiques dégradent les conditions de travail et entretiennent un état de tension propice à la banalisation du mal. Pour faire face à cette situation, l’ouvrier et le cadre mettent en œuvre de multiples stratégies de défense individuelle consistant à engourdir et à arrêter la pensée.

L’ouvrier a peur de ne pas tenir l’accélération du rythme de son « travail répétitif sous contrainte »[3] et des maladies liées à ses conditions de travail. Il souffre de perdre ses facultés mentales et de se transformer en automate ou en simple « animal laborant »[4]. Ayant le sentiment d’être dépossédé de soi, il est également angoissé par la vacuité de son existence. Afin de fuir la peur, l’angoisse et la souffrance, il évite de penser à sa condition de vie. Pour cela, il concentre toute son attention sur l’activité répétitive prescrite ou il accélère, sur sa propre initiative, son rythme de travail. En contribuant à son épuisement physique et nerveux, la surcharge de travail contribue à amoindrir sa faculté de penser et de raisonner.

« Intellectuellement, tu ne vaux plus rien, pour la bonne raison que tu ne peux pas faire l’effort physique d’écouter un autre et de discuter ; donc tu es vachement autoritaire. Au bout d’un moment, tu arrives à être tellement crevé que ce n’est plus ton esprit qui marche, mais des flashes publicitaires. » Charly Boyandjian[5].

Le cadre a peur de ne pas être à la hauteur de sa fonction, de ses objectifs inaccessibles ou d’être contraint au « sale boulot ». En exerçant trop son esprit critique sur les conséquences économiques, politiques, sociales, écologiques et climatiques de son implication, il risquerait de remettre en question son engagement dans la guerre économique. Afin d’éviter de se confronter à la honte et à la culpabilité qui l’empêcheraient de remplir sa mission, il évite de trop penser. Pour engourdir sa conscience morale, il intensifie son rythme de travail et son implication. Avec le temps, l’activisme se transforme en drogue dont il est dépendant pour ne pas s’effondrer.

Les stratégies mises en œuvre pour réprimer la pensée consomment beaucoup d’énergie. Afin de ne pas être contraint de la réprimer en permanence, dans sa vie privée, le salarié finit par éviter de trop penser. Au lieu de pratiquer des activités favorables à son émancipation, il choisira des activités destinées à l’épuiser et à engourdir sa pensée : regarder la télévision, faire du sport, s’éclater en boite, se divertir ou s’oublier dans des beuveries. En le maintenant dans un état régressif et infantile, les médias, les divertissements, la consommation et la pratique quotidienne d’une activité professionnelle contribuent à banaliser le mal.

Ces stratégies défensives ont des répercussions sur le processus démocratique. En effet, la répression quotidienne de la pensée, associée à la peur, à l’ignorance, à la cupidité, au manque d’estime de soi et à l’absence d’intériorité est un instrument de contrôle social qui aboutit à la « servitude volontaire »[6]. En habituant le salarié à se considérer comme un simple exécutant, l’activité professionnelle lui permet de ne pas se sentir responsable de ses actes. À terme, comme l’explique Stanley Milgram, ce processus conduit à la perte totale des libertés individuelles et collectives et, pour finir, à un processus totalitaire.

 « L’obéissance aveugle consiste dans le fait qu’une personne en vient à se considérer comme l’instrument destiné à exécuter les volontés d’une autre personne, ce qui, par voie de conséquence, la décharge à ses yeux de toute responsabilité. La disparition du sens de la responsabilité personnelle est de très loin la conséquence la plus grave de la soumission à l’autorité. […] En mettant à la portée de l’homme des moyens d’agression et de destruction qui peuvent être utilisés à une certaine distance de la victime, sans besoin de la voir ni de souffrir l’impact de ses réactions, la technologie moderne a créé une distanciation qui tend à affaiblir des mécanismes d’inhibition dans l’exercice de l’agression et de la violence. » Stanley Milgram[7].

Étant habitué à se considérer comme un simple instrument, le salarié acceptera progressivement de contribuer au sale boulot et à des pratiques que la morale réprouve. Grâce au progrès technique, la guerre a gagné en efficacité et en barbarie. En permettant de tuer à distance sans ressentir la souffrance de la victime, les armes modernes affaiblissent le sentiment de culpabilité et l’inhibition à faire souffrir autrui.

Depuis le milieu des années 70, l’arme de destruction massive n’est pas seulement la guerre, mais le mode de vie matérialiste des pays occidentaux. Pour permettre aux cadres et aux classes moyennes de satisfaire leurs besoins psychosociaux par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation, l’activité économique humaine épuise la bio-capacité de la planète et accélère le processus du réchauffement climatique. En compensant leurs vies gâchées à exercer une activité professionnelle par toujours plus de consommation ostentatoire, ces braves gens, qui obéissent aveuglément à l’idéologie[8] ultra-libérale, au discours sur la guerre économique et au dogme de la croissance du PIB, contribuent activement ou passivement à rendre l’avenir de l’humanité incertaine. Le mode de vie matérialiste des populations des pays industrialisés est également menacé par l’émergence économique de la Chine, de l’Inde, de la Russie et d’autres pays émergents qui souhaitent également y accéder. Comme les ressources et la bio-capacité de la planète sont limitées, la croissance économique de ces pays menace le mode de vie des populations des pays industrialisés. Afin de préserver ce mode de vie, qui n’est pas négociable, les États-Unis et l’Europe risquent de précipiter les pays qui ont adhéré à l’OTAN dans une guerre contre l’Iran, la Chine et la Russie. Au final, que ce soit à cause de la consommation ostentatoire ou de la guerre, les cadres et les classes moyennes des pays industrialisés et en développement risquent de contribuer activement ou passivement au génocide de l’humanité.

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Comment éviter cette catastrophe annoncée ?

 


[1] Dejours Christophe, Souffrance en France : banalisation de l’injustice sociale, Paris, Ed du Seuil, 1998, page 158.

[2] Ibid, page 101.

[3] Dejours Christophe, travail vivant 2 : travail et émancipation, Paris, Payot & Rivages, 2009, page

[4] Arendt Hannah, Les conditions de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.

[5] Gorz André, Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, page 91

[6] La Boëtie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion, 1983.

[7] Milgram Stanley, Soumission à l’autorité, paris Calman Lévy de 1974.

[8] Dejours Christophe, Souffrance en France : banalisation de l’injustice sociale, Paris, Ed du Seuil, 1998.

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