Je consomme, donc je suis

En France et dans les pays industrialisés, la consommation n’est pas uniquement destinée à satisfaire les besoins essentiels. À la fin du 19e siècle, Thorsten Veblen décrivait déjà les finalités de la consommation ostentatoire.

« Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seul que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi. »[46]

Comme le fait remarquer Veblen, la principale vocation de la consommation ostentatoire est de satisfaire les besoins d’appartenance et d’estime.

La démocratisation de la consommation ostentatoire est apparue aux États-Unis après la Première Guerre mondiale. Les gains de productivité générés par le progrès technique et l’organisation du travail ont permis aux industriels d’augmenter leurs capacités de production. Une marchandise génère des profits lorsqu’elle est vendue. Si elle ne se vend pas, elle représente un coût et donc, une perte pour l’entreprise. La difficulté des entreprises n’était donc plus d’élargir toujours plus l’offre marchande, mais de trouver des consommateurs solvables. La consommation de la classe aisée n’étant plus suffisante pour écouler les stocks, il était indispensable que la classe moyenne y accède également. Au début des années 20, les salariés américains se contentaient de travailler pour satisfaire leurs besoins essentiels. Ces besoins satisfaits, au lieu d’effectuer des heures supplémentaires pour gagner plus, ils préféraient consacrer leurs temps libres à des loisirs, à la lecture et aux relations sociales. Afin de les transformer en consommateur hédoniste, les industriels ont fait appel à des cabinets de conseils en marketing et à des agences de publicité.

En étudiant les travaux de son oncle Freud, Edward Bernays[47] a découvert que le comportement d’un individu n’était pas guidé par sa raison, mais par des besoins et des pulsions souvent inconscientes. En effet, l’objectif plus ou moins conscient d’un individu est de se procurer du plaisir et de satisfaire ses besoins d’appartenance et d’estime. Afin d’inciter le consommateur à consommer au-delà de ses besoins essentiels, la publicité ne devait donc pas s’adresser à sa raison, mais à ses émotions. Comme l’a fait remarquer le collectif Adret :

« Si la consommation prend cet aspect frénétique qui est bien souvent dénoncé, c’est qu’elle vise bien au-delà de la satisfaction de ce qu’aujourd’hui, on estime nécessaire. Elle est utilisée à la place de ce qui, dans le fond, nous manque : vivre pleinement, avoir la possibilité d’aimer, de créer. Les publicités le savent bien : il suffit de regarder les affiches pour comprendre par quel mécanisme le désir incapable d’autre chose est rabattu sur la demande d’objets qu’on peut nommer, acheter et posséder. Voici la contrepartie de nos rêves : une bouteille de bière pour une matinée ensoleillée en forêt, un rouleau de papier cul pour un sourire d’enfant, une chemise dernier cri pour une nuit d’amour. »[48]

En créant une connexion émotionnelle entre un produit et le consommateur, il est possible d’influencer son comportement d’achat. Pour créer cette connexion, le marketing et la publicité utilisent « le concept de soi »[49], « l’identification »[50], « les projections »[51] et « les transferts »[52].

Des études en psychologie ont fait apparaître que le comportement d’achat d’un individu est influencé par le temps libre dont il dispose. En effet, plus il travaille, moins il dispose de temps libre, plus il consomme. Pour empêcher l’autolimitation de la consommation, il est donc nécessaire d’empêcher l’autolimitation du travail. Pour que les cadres et les classes moyennes consomment toujours plus, il est donc indispensable qu’ils travaillent toujours plus. En maintenant la norme de semaine de travail à 5 jours, les industriels et les banquiers les incitent à satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation par l’intermédiaire de la consommation ostentatoire.

  • Satisfaire son besoin d’appartenance en s’identifiant à une marque ou à un produit.

Lorsqu’il est au travail, dans sa famille ou son milieu social d’appartenance, l’individu est identifié et reconnu. Son statut social n’étant pas marqué sur son front, en dehors de son milieu d’appartenance, il n’est qu’un citoyen lambda ordinaire. Si les membres de l’élite économique, des classes moyennes et des classes populaires s’habillaient tous de la même manière et conduisaient tous la même voiture, il serait difficile d’identifier leur appartenance sociale et de les distinguer les uns des autres. Comme ils disposent d’un pouvoir d’achat différent, le marketing et la publicité les invitent à s’identifier et à se distinguer par la médiation d’objets marchands, de services et de marques. Pour se reconnaître entre eux, les individus portent et affichent des signes distinctifs ou des objets symboliques facilement identifiables (uniformes, chapeau, voitures, etc…). Les vêtements ne servent pas qu’à se protéger du froid. Ils servent également d’objets symboliques pour montrer son groupe d’appartenance et son statut social. Par exemple, le costume-cravate est au cadre, ce que le blazer est à l’intellectuel. En Angleterre, tandis que les membres de l’élite portaient un haut de forme, ceux de la classe moyenne portaient un chapeau melon.

Quel que soit le contexte, il existe de multiples moyens d’affirmer son appartenance sociale. S’il apparaît facile à un membre de la classe moyenne d’exprimer son appartenance au volant d’une 308, il lui est plus difficile de l’affirmer lorsqu’il est en maillot de bain sur une plage. Dans ce cas, ce n’est pas le maillot, mais le fait de bronzer sur une plage privée qui lui permettra d’exprimer son appartenance sociale. Le coût de l’adhésion à des plages ou à des clubs privés (tennis, golf, etc…), étant relativement élevé, l’argent est donc le principal critère d’appartenance à ces groupes sociaux.

La marque, qui auparavant permettait d’identifier un produit, est devenue un marqueur social. Puisque les marques se distinguent par leurs prix, elles permettent aux individus de se reconnaître entre eux et d’exprimer leur appartenance sociale. « Je suis la marque que je porte et je fais partie du groupe social de ceux qui portent la même que moi. » Dans les collèges privés, l’intégration ou l’exclusion d’un jeune est parfois liée à la marque de ses vêtements. Celui qui ne porte pas de marques ou les bonnes marques, risque d’être mis à l’écart. Ce processus d’exclusion renforce, dès l’enfance, la volonté d’affirmer son appartenance sociale par la médiation des marques.

Pour permettre au consommateur d’exprimer son appartenance sociale, les industriels proposent une offre marchande toujours plus importante qui se distingue par le prix. En 1950, le constructeur Peugeot proposait deux modèles de voiture (203 et 403), en 2015, il en proposait onze (108, 208, 207, 308, 508, 2008, 3008, 4008, 5008, RCZ et iON). En élargissant toujours plus l’offre par segment de marché (A urbaines 108, B polyvalentes 208 C compacts 308, D berlines 508, etc…), les constructeurs automobiles donnent au consommateur les moyens d’exprimer son appartenance sociale. Par exemple, l’individu qui achète une Peugeot 207 d’occasion dévoile son appartenance aux classes populaires, une 308 neuve aux classes moyennes et une RCZ aux classes moyennes supérieures. Avec la consommation ostentatoire, l’argent n’apparaît plus comme un moyen d’échange, mais un moyen d’expression de soi. Étant donné que ces modèles se distinguent par leurs prix, un membre de la classe moyenne n’a pas les moyens de financer l’acquisition d’une RCZ. S’il souhaite s’en payer une, il devra souscrire un crédit à la consommation et donc, s’endetter davantage qu’un membre de la classe moyenne supérieure. Pour payer ses créances et donc, éviter de se faire saisir sa voiture, il sera motivé à « travailler plus pour gagner plus ». Le crédit à la consommation apparaît comme un moyen de pression et de contrôle social indolore et invisible qui contribue à renforcer le pouvoir temporel de l’argent et donc, l’autorité des banquiers.

  • Satisfaire son besoin d’estime en se distinguant par sa consommation.

Pour nourrir l’estime qu’il a de lui, l’individu a besoin d’affirmer sa réussite et de se distinguer des autres. À la fin du 19e siècle, Thorstein Veblen révélait une fois de plus le rôle de la consommation ostentatoire.

« Or, il faut entendre cette consommation de marchandises en un sens très éloigné de sa signification naïve, si l’on tient à dire qu’elle procure le stimulant dont l’accumulation procède invariablement. Le motif qui se trouve à la racine de la propriété, c’est la rivalité ; c’est la même qui continue à agir dans cette institution qu’il a fait naître, et dans le déploiement de tous ces traits de la structure sociale qui touchent à l’institution de la propriété. La possession des richesses confère l’honneur : c’est une distinction provocante. »[53]

Comme elle permet d’identifier un produit, la marque est devenue un moyen de distinction et d’affirmation de soi. Les valeurs et qualités (innovante, prestige, etc…) attribuées à une marque (Chanel, Rolex, Appel, Ferrari, etc…) étant indirectement transférées sur son utilisateur, en achetant un produit de marque, l’individu entretient l’image qu’il se fait de lui-même. En s’identifiant à une marque, il exprime l’image qu’il a de lui et qu’il veut donner de lui. Tandis que le cadre supérieur affirme sa réussite au volant d’une BMW, le membre de l’élite sort de l’incognito en conduisant une Ferrari. Le prix étant le principal critère de distinction entre les marques, c’est l’argent qui est le principal critère de distinction sociale et d’affirmation de soi.

Quelles que soient les situations sociales, il existe de multiples moyens de se distinguer les uns des autres et d’affirmer sa réussite sociale. S’il apparaît facile à un membre de l’élite d’affirmer sa réussite au volant d’une Ferrari, il lui est plus difficile de se distinguer lorsqu’il est en maillot de bain sur une plage. Dans ce cas, ce n’est pas le maillot, mais le fait de bronzer sur le pont de son yacht qui lui permettra de se distinguer. Plus il disposera d’argent, plus il aura la liberté de choisir entre une multitude de biens et de services marchands pour se distinguer.

L’offre marchande étant illimitée, les cadres et la classe moyenne sont cordialement invités à consommer toujours plus. En élargissant toujours plus l’offre par type de carrosserie (urbaine 108, berline 308, routière 508, breaks 508 SW, monospaces 807, Coupé RCZ et tout-terrain 4008), les constructeurs automobiles cherchent à conquérir des niches de consommateurs toujours plus étroites, avides d’affirmer leur réussite et de se distinguer. L’accélération des phénomènes de mode, l’obsolescence programmée des produits et le processus de destructions/créations des innovations motivent le cadre à accélérer le rythme et la fréquence de ses actes d’achats. En produisant 12 000 designs par ans, la marque Zara propose à ses clients de nouveaux modèles toutes les 2 semaines[54]. Pour affirmer sa réussite sociale, le cadre moderniste doit remplacer le vieil iPhone 7, qu’il a acheté six mois auparavant, par le nouvel iPhone 8.

En proclamant que le client est roi, la publicité et les médias motivent le cadre à dépenser l’argent qu’il a durement gagné. En achetant une villa dans une banlieue résidentielle, le cadre affirme sa réussite sociale. Étant donné que ces grandes villas disposent de beaucoup d’espace à occuper, ce nouveau « privilégié » est la cible favorite des agences de publicité. Pour stimuler sa consommation, elles attisent la rivalité entre les voisins. Comme le montre le film « La famille Jones »[55], pour affirmer son prestige, sa réussite et être aimé, il faut avoir une plus belle voiture, des vêtements plus tendance, du matériel vidéo plus performant, etc…, que ses voisins.

Puisque c’est le prix qui distingue les biens et services de consommation ostentatoire, ceux qui ne disposent pas d’un revenu suffisant en sont exclus. La frustration et l’envie de tous ceux qui n’ont pas les moyens d’accéder à la consommation ostentatoire renforcent la confiance et l’estime de ceux qui en ont les moyens. Le smicard qui dispose d’un revenu de 1 121 € par mois est frustré de ne pouvoir satisfaire son besoin d’estime en consommant. Comme le fait encore remarquer Thorstein Veblen :

« Tant que la comparaison lui sera nettement défavorable, l’individu normal, l’individu moyen vivra dans l’insatisfaction chronique et se trouvera mal loti ; et quand il aura rejoint ce qui peut s’appeler le niveau pécuniaire normal, cette insatisfaction fera place en lui à une surtension ; il n’aura de cesse que l’intervalle s’élargisse encore et toujours entre sa position et le niveau dit normal. L’individu qui se livre à une comparaison provocante ne la trouvera jamais assez favorable : il ne demanderait pas mieux que de se classer plus haut encore. […] »[56]

L’offre marchande étant illimitée, pour affirmer sa réussite et se distinguer des autres, le cadre revendique une augmentation illimitée de son pouvoir d’achat. Qu’il gagne 8 000 €, 20 000 €, 100 000 €, voire 1 00 000 € par mois, il sera toujours confronté à des individus qui disposent d’un pouvoir d’achat supérieur au sien. Celui qui dépend de la consommation ostentatoire pour nourrir l’estime qu’il a de lui sera donc toujours frustré.

Étant davantage estimé pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est », l’individu finit par devenir dépendant de son pouvoir d’achat pour nourrir l’estime qu’il a de lui. Paradoxalement, celui qui « réussit » sa vie en se conformant à ces critères idéologiques ne peut pas nourrir l’estime qu’il a de lui. En effet, pour s’estimer, il est dépendant de la jalousie, de l’envie et de la convoitise qu’il suscite auprès d’individus aussi soumis et dépendants que lui au mode « avoir ». Étant dépendant de ce qu’il « a » et du regard extérieur pour nourrir l’estime qu’il a de lui, il ne pourra jamais combler son besoin insatiable d’estime et donc, accéder au stade de la réalisation de soi.

  • Se réaliser en consommant : une illusion.

Lorsque les besoins d’appartenance et d’estime sont satisfaits, l’objectif plus ou moins conscient d’un individu est de se réaliser. Sa vocation l’incite à s’engager dans un projet ou à réaliser une œuvre en accord avec les aspirations de sa structure intérieure : création d’entreprise, projet de société, mouvement politique, œuvre artistique ou philosophique, etc… Ce n’est donc plus une religion, un système idéologique ou la publicité, mais sa vocation qui donne un sens à sa vie.

Pour se réaliser, l’individu a besoin de disposer de temps libre. Comme le cadre dispose de très peu de temps libre, il est frustré de ne pas pouvoir en consacrer davantage à l’activité qui répond à sa vocation. En transférant ses aspirations vers une offre de biens ou de services marchands, les cabinets de conseils en marketing l’aident à compenser sa frustration. Le rôle de la publicité, des médias et des films est de créer une connexion émotionnelle entre l’aspiration et l’offre. En créant une connexion avec des biens marchands (voiture, montre, etc…), des loisirs marchands (concert, cinéma, jeux vidéo, etc…) et des activités culturelles (tourisme, parc d’attractions, etc…), le marketing a transformé le comportement d’achat en moyen d’expression et donc, de réalisation.

Un cadre qui éprouverait de l’intérêt pour le théâtre a le choix entre être spectateur ou être acteur. Tandis qu’en étant acteur, il se procure du bonheur sur un mode eudémoniste et se réalise, en étant spectateur, il compense sa frustration de ne pas être sur scène. Pour jouer dans une pièce, il doit disposer de temps libre pour participer à un atelier théâtre, apprendre son texte et s’approprier son personnage. Puisqu’il dispose d’un déficit temporel de -2 h 33, pour retrouver du temps libre, il est contraint d’externaliser ses tâches domestiques à sa femme ou à une entreprise de services aux particuliers, ainsi que de réduire le temps qu’il consacre à dormir et à sa vie de famille. Si, au prix de sacrifices et d’efforts personnels, il parvient à monter sur scène, il satisfait à la fois ses besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation.

En effet, en s’inscrivant à un atelier, il se socialise autrement, en jouant devant un public, il nourrit l’estime qu’il a de lui et en pratiquant l’activité qui répond à sa vocation, il se réalise. En apprenant à jouer un rôle, il acquiert de nouvelles capacités, change ses habitus, émancipe ses facultés et accède au bonheur sur un mode eudémoniste. Comme elle ne contribue pas à la hausse de la consommation, cette forme de bonheur et de réalisation menace les intérêts de l’industrie du luxe, du divertissement, du tourisme, etc…

Le temps libre étant la ressource nécessaire à la réalisation de soi, pour inciter les cadres et les classes moyennes à consommer toujours plus, il est indispensable qu’ils travaillent toujours plus. Comme l’affirmait Marx, « Tout ce que l’économiste t’ôte de vie et d’humanité, il le remplace en argent et en richesse. »[57]. Comme il travaille 5 jours par semaine, l’emploi du temps du cadre s’organise autour de son activité professionnelle et de sa vie de famille. Jean Rousselet a montré le lien entre l’ennui au travail et la consommation.

« D’autres adultes enfin, nous y reviendrons, adoptent spontanément ces attitudes de désaffection, au fur et à mesure de leur expérience professionnelle, parce que le travail se met peu à peu à les ennuyer, parce que la lente élévation de leur pouvoir de consommation leur propose d’autres intérêts ou enfin parce qu’une fois leur situation sociale stabilisée, il leur devient plus facile de la comparer à d’autres supposées plus attrayantes. Se rendant compte qu’il leur est devenu impossible, « d’être » mieux grâce à leur métier, ils n’y cherchent qu’un moyen « d’avoir » plus. »[58].

Disposant de très peu de temps libre, le cadre est contraint de « se réaliser » en travaillant. Exerçant une activité professionnelle ennuyeuse et routinière, il perd la capacité, d’une part, de percevoir l’intérêt et la valeur de sa propre existence, et, d’autre part, de concevoir d’autres formes d’activités épanouissantes en dehors du travail.

La publicité et les médias l’aident à dépenser son argent durement gagné et à combler sa frustration en projetant et en transférant les aspirations de sa structure intérieure sur des biens, services et loisirs ostentatoires. En présentant la BMW X5 comme un instrument de puissance, de liberté et d’évasion, la publicité l’invite à transférer son aspiration à la liberté et à l’évasion en achetant cette voiture. Étant donné que le marketing adapte l’offre marchande en fonction de niches de consommateurs toujours plus étroites, il dispose de moyens infinis d’augmenter la largeur et la profondeur de l’offre.

En proposant aux cadres et aux classes moyennes une offre variée de biens, de services et de loisirs marchands (assister à un spectacle vivant, Disney Land, faire un pèlerinage ou le tour du monde, voyager dans un pays exotique, etc…), la publicité lui vend le sentiment de se réaliser. Blasés par le tourisme, les plus aisés d’entre eux n’éprouvent plus de plaisir à voyager sur terre. L’expérience humaine la plus palpitante étant désormais le tourisme spatial, SapceX propose un voyage autour de la lune qui coûte la bagatelle de 250 000 dollars[59]. Pour les cadres et les classes moyennes, la consommation ostentatoire est devenue le symbole de la compensation de tout ce qu’ils n’ont pas, ne sont pas, et ne peuvent pas être, en raison des contraintes de leurs activités professionnelles. Puisqu’elle sert à combler des manques et des frustrations, elle est devenue pour certains une addiction destinée à compenser le temps perdu et une vie gâchée à travailler.

Non seulement la consommation ostentatoire a permis de développer l’économie et de réaliser des profits, mais en plus, sous prétexte d’augmenter le pouvoir d’achat, elle a également détourné les cadres des revendications portant sur la durée du travail. Étant davantage estimé pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est », le cadre finit par devenir dépendant de son pouvoir d’achat pour nourrir l’estime qu’il a de lui et « se réaliser ». Ayant besoin de disposer de toujours plus d’argent pour financer son addiction, il revendiquera une augmentation illimitée de son pouvoir d’achat. Afin de gagner plus, il sera motivé à travailler plus pour gravir les échelons hiérarchiques. L’exaspération de ce mode de vie est davantage le symptôme d’un malaise social profond que celui d’une société en bonne santé psychique. Non seulement ce mode de vie a des effets néfastes sur la santé physique et psychique, mais en plus, il provoque la hausse de la pollution de l’eau, de l’air et des sols, ainsi que des rejets de gaz à effet de serre. Comme elle est responsable de l’épuisement des ressources et du réchauffement climatique, la consommation ostentatoire menace notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie des générations présentes et à venir.

Même si Abraham Maslow ne l’a jamais présenté ainsi, les cabinets de conseils en management et en marketing présentent souvent la théorie des besoins sous la forme d’une pyramide.

Les besoins étant présentés sous la forme d’une pyramide, tandis que les moyens destinés à satisfaire les besoins situés en bas apparaissent abondants, ceux qui sont situés en haut semblent limités. En perturbant la perception de la réalité, cette illusion d’optique entretient la croyance que les moyens destinés à satisfaire les besoins physiologiques et de sécurité sont abondants et ceux destinés à satisfaire les besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation sont limités.

Pourtant, en dépit de l’idée largement répandue par cette illusion d’optique, les moyens ou plus précisément les activités destinées à satisfaire les besoins d’appartenance d’estime et de réalisation sont abondants, voire illimités. Ce n’est donc pas les moyens, mais les ressources temporelles qui sont limitées. En effet, s’il a une vie de famille, un salarié dispose de très peu de temps libre pour s’investir durablement dans la pratique d’une activité personnelle. Tandis que l’employé qui travaille 35 heures dispose de 23 heures par semaine, le cadre, qui travaille 50 heures, dispose de 8 heures. Puisque le temps libre apparaît comme une ressource limitée, ils ont le sentiment que les moyens destinés à satisfaire ces besoins sont également limités.

Afin de présenter la théorie des besoins d’Abraham Maslow sous une forme plus adéquate et dynamique, je propose de la fusionner avec la théorie des besoins SRP de Clay Alderfer[60].

Pouvant être remise en question temporairement ou définitivement par des circonstances extérieures (licenciement, divorce, etc…) ou intérieures (maladie, accident, etc…), la satisfaction d’un besoin n’est jamais définitive. En effet, au cours de sa vie, un individu peut être confronté aux phénomènes de frustration/régression[61] ou d’assouvissement/progression[62]. Lorsqu’un besoin est satisfait, la flèche continue indique que l’individu désire satisfaire un besoin supérieur. Lorsqu’un besoin est insatisfait ou frustré, la flèche en pointillé indique qu’il se replie sur un besoin inférieur. Tant que la norme de la semaine de travail sera de 5 jours, les salariés ainsi que les cadres et les classes moyennes seront soumis aux phénomènes de frustration/régression de leurs besoins.

Lorsque le besoin physiologique est satisfait, la motivation à satisfaire le besoin de sécurité apparaît. L’intérimaire qui satisfait ses besoins physiologiques est motivé de les sécuriser en obtenant un CDI. S’il ne parvient pas à en obtenir un, il tâchera de préserver l’emploi qui lui permet de subvenir à ses besoins physiologiques. Lorsque les besoins essentiels sont satisfaits, la motivation à satisfaire le besoin d’appartenance apparaît. Un salarié qui a décroché un CDI est davantage motivé à trouver une compagne que celui qui vit dans la précarité. S’il n’en trouve pas, sa frustration le motivera à se replier sur son CDI, à se contenter de son appartenance professionnelle ou, s’il dispose de temps libre, à chercher un autre groupe d’appartenance. Lorsque le besoin d’appartenance est satisfait, la motivation à satisfaire le besoin d’estime apparaît. Un salarié qui ne reçoit pas de reconnaissance de la part de sa direction ou qui ne s’estime pas pour son travail éprouvera de la frustration. Étant en CDI, il se repliera sur son besoin d’appartenance ou il compensera sa frustration en la transférant sur un bien ou un service marchand.

Un emploi en CDI n’est jamais acquis définitivement. Après 34 années passées au service d’une même entreprise, un cadre commercial de 50 ans est licencié suite à une fusion. Puisqu’il avait privilégié son travail au détriment de sa vie familiale et sociale, il était dépendant de son activité professionnelle pour satisfaire ses besoins d’appartenance et d’estime. En perdant son emploi, non seulement il perd ses relations professionnelles, son statut et son identité valorisés, mais en plus, il régresse au niveau de ses besoins essentiels. N’ayant pas de diplôme du supérieur, s’il n’accepte pas de se rabattre sur un emploi alimentaire, il aura beaucoup de difficultés à en retrouver un. Il ne travaillera donc plus pour nourrir son estime, mais pour assurer sa subsistance.

Malgré le fait qu’ils aspirent à plus d’autonomie, de liberté, de créativité, de sens et d’authenticité, les cadres et les classes moyennes, dont une part croissante appartient au groupe des créatifs culturels, sont pris au piège par l’activité professionnelle et la consommation. Indépendamment de la forme juridique d’une entreprise (privée, publique, SA, associative, SCOP, autogérée, etc…), tant qu’un cadre travaillera 5 jours par semaine, il consacrera, au minimum, 46,8 % de sa semaine éveillée à travailler et son emploi du temps professionnel structura le rythme de sa vie au quotidien. En pratiquant une activité professionnelle au quotidien, il intériorise dans son corps et son esprit des habitus qui structurent et justifient son comportement, son statut social, son identité, ainsi que sa manière de penser et d’être au monde. En prescrivant chaque jour, chaque mois et chaque année des objectifs à atteindre, sa direction lui évite de s’ennuyer, de se confronter au vide de son existence et de devoir réfléchir sur le sens de sa vie. L’activité professionnelle n’apparaît donc pas comme un simple moyen de production, mais comme un moyen de contrôler, de surveiller et d’occuper le temps.

Disposant de très peu de temps libre, les cadres et les classes moyennes, ainsi que les chefs d’entreprises, les entrepreneurs, les membres des professions libérales, les agriculteurs, les artisans et les commerçants sont plus ou moins dépendant de leur activité professionnelle et de la consommation pour satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation. Si son activité professionnelle ne correspond pas à sa vocation, le cadre ou l’entrepreneur se contente d’adopter le mode de vie prescrit par la société et d’imiter celui de l’élite économique. En adoptant les critères de réussite de l’élite, il lui apparaît naturel de réussir sur le plan professionnel, d’accumuler des biens matériels et de faire fructifier son argent. L’admiration, le respect et l’envie que sa réussite financière, professionnelle et matérielle suscite, lui permet de se distinguer des autres et de nourrir l’estime qu’il a de lui. Ayant l’illusion qu’il est dépositaire du prestige et de l’autorité que la société confère à son statut, il s’en approprie les qualités au détriment de sa propre personnalité. Plus il passe de temps à travailler, moins il enrichit sa personnalité, plus il s’appauvrit en tant qu’individu. Plus il « a », moins il « est ». Étant davantage reconnu pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est », s’il perd son emploi, sa fortune ou ses biens, il n’est plus rien. Même s’il aspire au mode « être », il sera dépendant du mode « avoir » pour exister.

En s’inscrivant dans le corps et l’esprit, la pratique quotidienne d’une activité professionnelle est devenue la raison d’être et la drogue dure des cadres et des classes moyennes des pays industrialisés. Même si un cadre est conscient que l’activité professionnelle et la consommation ostentatoire sont nuisibles à sa santé, au climat et à l’environnement, il réclame au quotidien sa dose de travail et de consommation. Afin de le motiver à s’affranchir de son aliénation, il est donc nécessaire qu’il perçoive la perspective d’une vie meilleure après le sevrage.

Pour que cette perspective soit désirable, de nouvelles pratiques quotidiennes doivent être en mesure de lui apporter tout ce que l’activité professionnelle lui procure. Mais surtout, qu’il perçoit que ce changement de mode de vie lui apportera une amélioration réelle et concrète à sa qualité de vie. Il devra donc être en mesure, d’une part, de lui procurer des plaisirs sur un mode secondaire, et, d’autre part, de satisfaire ses besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. Pour accompagner ce changement de mode de vie et cette transformation sociale, il est donc nécessaire que l’argent, le travail et la consommation, qui sont aujourd’hui une finalité en soi, redeviennent ce qu’ils auraient toujours dû être : de simples moyens destinés à satisfaire les besoins essentiels. Afin d’illustrer ce principe, il m’est apparu pertinent d’adapter la devise que défend Harpagon dans L’Avart :

« Il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger. »[63], au travail « Il faut travailler pour vivre, et non vivre pour travailler. », à la consommation « Il faut consommer pour vivre, et non vivre pour consommer. », et à l’argent « Il faut gagner de l’argent pour vivre, et non vivre pour gagner de l’argent. »

Après avoir abordé les liens qui unissent les besoins et le temps à l’ordre économique, dans la troisième partie, je vais relever le défi de proposer un modèle économique et social qui permettra de changer les modes de vie individuels et une transformation sociale.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site de la Fnac sous un format ePub ou Papier.

 

Pour accéder aux pages suivantes :

– Se réaliser en consommant : une illusion.


[46] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 27.

[47] Bernays Edward, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, La découverte, 2007.

[48] Adret, Travailler deux heures par jour, Paris, Seuil, 1977, page 129.

[49] Le concept de soi repose sur de multiples images plus ou moins réelles ou idéalisées que l’individu a de lui et que les autres lui renvoient : le moi réel (ce qu’il est réellement), l’image de soi (ce qu’il croit être), le moi idéal (ce qu’il aspire à être), le reflet de soi (ce qu’il croit être aux yeux des autres). L’image que l’individu a de lui influence le choix de ses actes, de ses projets, de ses achats et de ses relations.

[50]. L’identification consiste à nourrir l’estime de soi en assimilant sa propre image aux actes, idéaux, engagements et styles de vie d’un pair, d’une catégorie sociale, d’une star, d’un personnage historique, etc. Plus l’individu s’identifiera à une star ou à une catégorie sociale, plus il sera poussé à se comporter, à penser et à s’habiller comme elle.

[51] La projection est un mécanisme de défense qui consiste à attribuer à autrui, à un objet ou au monde extérieur des intentions, des pensées, des pulsions, des désirs, des sentiments (agréables et désagréables), des qualités, des défauts, des aspirations qui nous appartiennent. Lorsqu’une personne projette des défauts ou des qualités sur une autre, même si elle est incapable de l’accepter et de le reconnaître, elle peut bien souvent se les attribuer.

[52] Le transfert est un phénomène inconscient par lequel un état affectif (positif ou négatif) éprouvé par un sujet pour un autre ou un objet est, en vertu d’une association, attribué à une personne ou un objet différent. Pour aider le consommateur à apaiser ses tensions, ses manques et ses frustrations, la publicité l’invite à les transférer sur un produit de consommation. Un homme désire conquérir le cœur d’une femme. S’il ne parvient pas à la séduire, pour apaiser ses tensions, il peut transférer sa frustration en achetant un objet marchand (voiture, vêtement, montre, etc.).

[53] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 19.

[54] Lipovetsky Gilles, le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2006, page 96.

[55] Borte Darrick, La famille Jones, [DVD], Echo Lake Productions, 2009.

[56] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 23.

[57] Marx Karl, Philosophie, Paris, Gallimard, 1965, page 165.

[58] Rousselet Jean, L’allergie au travail, Paris, Seuil, 1974, page 38.

[59] Le Monde.fr, SpaceX annonce un premier « client privé » pour un voyage autour de la lune, [En ligne] (consulté le 13 septembre 2018), https://www.lemonde.fr/cosmos/article/2018/09/14/spacex-annonce-un-premier-client-prive-pour-un-voyage-autour-de-la-lune_5354777_1650695.html

[60] Louart Pierre, Maslow, Herzberg et les théories du contenu motivationnel, [En ligne] (consulté le 25 juillet 2018), http://www.e-rh.org/documents/wp_louart2.pdf

[61] Frustration/Régression : L’individu dont la volonté de progresser n’est pas prise en compte cultive de la frustration. N’étant pas autorisé à progresser, il est contraint de se replier sur la préservation de ses besoins inférieurs.

[62] Assouvissement/Progression : L’individu est fortement motivé à assouvir son besoin de progression. Lorsque sa volonté de progresser, ses idées et ses propositions sont prises en compte, il s’épanouit. En progressant, il exprime ses potentialités, émancipe ses facultés et renforce la confiance qu’il a en lui. Ce cercle vertueux contribue à l’émergence de la motivation à satisfaire des besoins de niveau supérieur.

[63] Molière, L’Avart, Paris, Galimard, 1971, page 117.

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