Se distinguer par sa consommation

En France et dans les pays industrialisés, la consommation n’est pas uniquement destinée à satisfaire les besoins essentiels. À la fin du 19e siècle, Thorsten Veblen décrivait déjà les finalités de la consommation ostentatoire. « Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seul que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi. »[1] Comme le fait remarquer Veblen, la principale vocation de la consommation ostentatoire est de satisfaire les besoins d’appartenance et d’estime.

La démocratisation de la consommation ostentatoire est apparue aux États-Unis après la Première Guerre mondiale. Les gains de productivité générés par le progrès technique et l’organisation du travail ont permis aux industriels d’augmenter leurs capacités de production. Une marchandise génère des profits lorsqu’elle est vendue. Si elle ne se vend pas, elle représente un coût et donc, une perte pour l’entreprise. La difficulté des entreprises n’était donc plus d’élargir toujours plus l’offre marchande, mais de trouver des consommateurs solvables. La consommation de la classe aisée n’étant plus suffisante pour écouler les stocks, il était indispensable que la classe moyenne y accède également. Au début des années 20, les salariés américains se contentaient de travailler pour satisfaire leurs besoins essentiels. Ces besoins satisfaits, au lieu d’effectuer des heures supplémentaires pour gagner plus, ils préféraient consacrer leurs temps libres à des loisirs, à la lecture et aux relations sociales. Afin de les transformer en consommateur hédoniste, les industriels ont fait appel à des cabinets de conseils en marketing et à des agences de publicité.

En étudiant les travaux de son oncle Freud, Edward Bernays[2] a découvert que le comportement d’un individu n’était pas guidé par sa raison, mais par des besoins et des pulsions souvent inconscientes. En effet, l’objectif plus ou moins conscient d’un individu est de se procurer du plaisir et de satisfaire ses besoins d’appartenance et d’estime. Afin d’inciter le consommateur à consommer au-delà de ses besoins essentiels, la publicité ne devait donc pas s’adresser à sa raison, mais à ses émotions.

Comme l’a fait remarquer le collectif Adret, « Si la consommation prend cet aspect frénétique qui est bien souvent dénoncé, c’est qu’elle vise bien au-delà de la satisfaction de ce qu’aujourd’hui, on estime nécessaire. Elle est utilisée à la place de ce qui, dans le fond, nous manque : vivre pleinement, avoir la possibilité d’aimer, de créer. Les publicités le savent bien : il suffit de regarder les affiches pour comprendre par quel mécanisme le désir incapable d’autre chose est rabattu sur la demande d’objets qu’on peut nommer, acheter et posséder. Voici la contrepartie de nos rêves : une bouteille de bière pour une matinée ensoleillée en forêt, un rouleau de papier cul pour un sourire d’enfant, une chemise dernier cri pour une nuit d’amour. »[3]

En créant une connexion émotionnelle entre un produit et le consommateur, il est possible d’influencer son comportement d’achat. Pour créer cette connexion, le marketing et la publicité utilisent « le concept de soi »[4], « l’identification »[5], « les projections »[6] et « les transferts »[7].

Des études en psychologie ont fait apparaître que le comportement d’achat d’un individu est influencé par le temps libre dont il dispose. En effet, plus il travaille, moins il dispose de temps libre, plus il consomme. Pour empêcher l’autolimitation de la consommation, il est donc nécessaire d’empêcher l’autolimitation du travail. Pour que les cadres et les classes moyennes consomment toujours plus, il est donc indispensable qu’ils travaillent toujours plus. En maintenant la norme de semaine de travail à 5 jours, les industriels et les banquiers les incitent à satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation par l’intermédiaire de la consommation ostentatoire.

  • Se distinguer par sa consommation.

Pour nourrir l’estime qu’il a de lui, l’individu a besoin d’affirmer sa réussite et de se distinguer des autres. À la fin du 19e siècle, Thorstein Veblen révélé le rôle de la consommation ostentatoire.

« Or, il faut entendre cette consommation de marchandises en un sens très éloigné de sa signification naïve, si l’on tient à dire qu’elle procure le stimulant dont l’accumulation procède invariablement. Le motif qui se trouve à la racine de la propriété, c’est la rivalité ; c’est la même qui continue à agir dans cette institution qu’il a fait naître, et dans le déploiement de tous ces traits de la structure sociale qui touchent à l’institution de la propriété. La possession des richesses confère l’honneur : c’est une distinction provocante. »[6]

Comme elle permet d’identifier un produit, la marque est devenue un moyen de distinction et d’affirmation de soi. Les valeurs et qualités (innovante, prestige, etc.) attribuées à une marque (Chanel, Rolex, Appel, Ferrari, etc.) étant indirectement transférées sur son utilisateur, en achetant un produit de marque, l’individu entretient l’image qu’il se fait de lui-même. En s’identifiant à une marque, l’individu exprime l’image qu’il a de lui et qu’il veut donner de lui. Tandis que le cadre supérieur affirme sa réussite au volant d’une BMW, le membre de l’élite sort de l’incognito en conduisant une Ferrari. Le prix étant le principal critère de distinction entre les marques, c’est l’argent qui est le principal critère de distinction sociale et d’affirmation de soi.

Quelles que soient les situations sociales, il existe de multiples moyens de se distinguer les uns des autres et d’affirmer sa réussite sociale. S’il apparaît facile à un membre de l’élite d’affirmer sa réussite au volant d’une Ferrari, il lui est plus difficile de se distinguer lorsqu’il est en maillot de bain sur une plage. Dans ce cas, ce n’est pas le maillot, mais le fait de bronzer sur le pont de son yacht qui lui permettra de se distinguer. Plus il disposera d’argent, plus il aura la liberté de choisir entre une multitude de biens et de services pour satisfaire son besoin d’estime.

L’offre marchande étant illimitée, les cadres et la classe moyenne sont cordialement invités à consommer toujours plus. En élargissant toujours plus l’offre marchande par carrosserie (urbaine 108, berline 308, routière 508, breaks 508 SW, monospaces 807, Coupé RCZ et tout-terrain 4008), les constructeurs automobiles cherchent à conquérir des niches de consommateurs toujours plus étroites avides d’affirmer leur réussite sociale et de se distinguer les uns des autres. L’accélération des phénomènes de mode, l’obsolescence programmée des produits et le processus de destructions/créations des innovations motivent le cadre à accélérer le rythme et la fréquence de ses actes d’achats. En produisant 12 000 designs par ans, la marque Zara propose à ses clients de nouveaux modèles toutes les 2 semaines[7]. Pour affirmer sa réussite sociale, le cadre doit remplacer le vieil iPhone 5 qu’il a acheté six mois auparavant par le nouvel iPhone 6.

En proclamant que le client est roi, la publicité et les médias motivent le cadre à dépenser l’argent qu’il a durement gagné. En achetant une villa dans une banlieue résidentielle, le cadre affirme son élévation et sa réussite sociale. Étant donné que ces grandes villas disposent de beaucoup d’espace à remplir, ce nouveau « privilégié » est la cible favorite des agences de publicité. Pour stimuler sa consommation, elles attisent la rivalité entre les voisins. Comme le montre le film « La famille Jones »[8], pour affirmer son prestige, sa réussite et être aimé, il faut avoir une plus belle voiture, des vêtements plus tendance, du matériel vidéo plus performant, etc., que ses voisins.


Étant donné que c’est le prix qui distingue les biens et services de consommation ostentatoire, ceux qui ne disposent pas d’un revenu suffisant en son exclu. La frustration et l’envie de tous ceux qui n’ont pas les moyens d’accéder à la consommation ostentatoire renforcent la confiance et l’estime de ceux qui en ont les moyens. Le smicard qui dispose d’un revenu de 1 121 € par mois est frustré de ne pouvoir satisfaire son besoin d’estime en consommant.

Comme le fait remarquer Thorstein Veblen « Tant que la comparaison lui sera nettement défavorable, l’individu normal, l’individu moyen vivra dans l’insatisfaction chronique et se trouvera mal loti ; et quand il aura rejoint ce qui peut s’appeler le niveau pécuniaire normal, cette insatisfaction fera place en lui à une surtension ; il n’aura de cesse que l’intervalle s’élargisse encore et toujours entre sa position et le niveau dit normal. L’individu qui se livre à une comparaison provocante ne la trouvera jamais assez favorable : il ne demanderait pas mieux que de se classer plus haut encore. […] »[9]

L’offre marchande étant illimitée, pour affirmer sa réussite et se distinguer des autres, le cadre revendique une augmentation illimitée de son pouvoir d’achat. Qu’il gagne 8 000 €, 20 000 €, 100 000 €, voire 1 00 000 € par mois, il sera toujours confronté à des individus qui disposent d’un pouvoir d’achat supérieur au sien. Celui qui dépend de la consommation ostentatoire pour nourrir l’estime qu’il a de lui sera donc toujours frustré.

Étant davantage estimé pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est », l’individu finit par devenir dépendant de son pouvoir d’achat pour nourrir l’estime qu’il a de lui. Paradoxalement, celui qui « réussit » sa vie en se conformant à ces critères idéologiques ne peut pas nourrir l’estime qu’il a de lui. En effet, pour s’estimer, il est dépendant de la jalouse, de l’envie et de la convoitise qu’il suscite pour ce qu’il « a » par des individus aussi soumis et dépendants que lui au mode « avoir ». Étant dépendant de ce qu’il « a » et du regard extérieur pour nourrir l’estime qu’il a de lui, il ne pourra jamais combler son besoin insatiable d’estime, et donc, accéder au stade de la réalisation de soi.

Jean-Christophe Giuliani

Pour accéder aux pages suivantes :

– S’identifier à une marque.

– Se réaliser en consommant : une illusion.


[1] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 27

[2] Le concept de soi repose sur de multiples images plus ou moins réelle ou idéalisée que l’individu a de lui et que les autres lui renvoient : le moi réel (ce qu’il est réellement), l’image de soi (ce qu’il croit être), le moi idéal (ce qu’il aspire à être), le reflet de soi (ce qu’il croit être aux yeux des autres). L’image que l’individu a de lui influence le choix de ses actes, de ses projets, de ses achats et de ses relations.

[3]. L’identification consiste à nourrir l’estime de soi en assimilant sa propre image aux actes, idéaux, engagements et styles de vie d’un pair, d’une catégorie sociale, d’une star, d’un personnage historique, etc. Plus l’individu s’identifiera à une star ou à une catégorie sociale, plus il sera poussé à se comporter, à penser et à s’habiller comme elle.

[4] La projection est un mécanisme de défense qui consiste à attribuer à autrui, à un objet ou au monde extérieur des intentions, des pensées, des pulsions, des désirs, des sentiments (agréables et désagréables), des qualités, des défauts, des aspirations qui nous appartiennent. Lorsqu’une personne projette des défauts ou des qualités sur une autre, même si elle est incapable de l’accepter et de le reconnaître, elle peut bien souvent se les attribuer.

[5] Le transfert est un phénomène inconscient par lequel un état affectif (positif ou négatif) éprouvé par un sujet pour un autre ou un objet est, en vertu d’une association, attribué à une personne ou un objet différent. Pour aider le consommateur à apaiser ses tensions, ses manques et ses frustrations, la publicité l’invite à les transférer sur un produit de consommation. Un homme désir conquérir le cœur d’une femme. S’il ne parvient pas à la séduire, pour apaiser ses tensions, il peut transférer sa frustration en achetant un objet marchand (voiture, vêtement, montre, etc.)

[6] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 19

[7] Lipovetsky Gilles, le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2006, page 96

[8]Borte Darrick, La famille Jones, [DVD], Echo Lake Productions, 2009

[9] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 23

Une réflexion sur « Se distinguer par sa consommation »

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