Se réaliser en travaillant : une illusion

Comme le fait remarquer Henri Laborit « L’homme est un être de désir. Le travail ne peut qu’assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais. »[1]

Certains salariés éprouvent le goût du travail bien fait et le besoin de s’impliquer dans un projet. Pour eux, l’activité professionnelle apparaît comme un moyen de s’accomplir, de se réaliser. La satisfaction qu’ils éprouvent provient davantage de l’intérêt du métier qu’ils exercent, du projet qu’ils réalisent, des responsabilités qu’ils assument ainsi que de l’utilisation de savoirs, de savoir-faire et de compétences spécifiques que de leur niveau de rémunération et de statut hiérarchique.

À la fin des années 60, le patronat devait faire face au désengagement croissant des jeunes diplômés, des techniciens et des cadres. Aspirant à plus d’autonomie, de liberté, de créativité, de sens et d’authenticité et donc, à se réaliser, les classes moyennes étaient nombreuses à adhérer aux revendications des tenants de la critique artiste. Ayant constaté que la finalité de l’entreprise n’était pas de répondre à leur vocation, ils aspiraient à plus de temps libre, et donc, à réduire le temps de travail. En 1973, pour éviter la hausse du chômage et répondre aux aspirations des tenants de la critique artiste, le patronat aurait pu choisir d’utiliser les gains de productivité pour augmenter progressivement le nombre de jours de repos hebdomadaire.

En disposant de 3, 4 ou 5 jours de temps libre, les cadres et les classes moyennes auraient eux les moyens de se réaliser en dehors de l’entreprise. Ce processus aurait provoqué l’effondrement du temps social et de la valeur du travail et donc, le déclin de l’élite économique et de l’ordre bourgeois. Pour les maintenir dans un état de servitude volontaire et les contraindre à satisfaire leur besoin de réalisation par l’intermédiaire de l’activité professionnelle, le patronat et les cabinets de conseils en management ont limité le nombre de journées de repos hebdomadaire à 2 jours.

Le cadre, qui travaille en moyenne 50 heures par semaine, consacre 60 % des heures de sa semaine éveillée à travailler. Ses quelques heures de temps libre, il les consacre à ses enfants et à sa famille, à se reposer, à regarder la télévision, à consommer des loisirs marchands ou à des tâches domestiques. Disposant de très peu de temps libre individuel, il a beaucoup de difficulté à s’impliquer dans une activité qui répond aux aspirations de sa structure intérieure. Pour retrouver du temps libre, il doit réduire ses heures de sommeil et externaliser ses tâches domestiques à des entreprises de services aux particuliers. S’il a une femme et des enfants, il peut les négliger, au risque d’aboutir à un divorce. Au risque de freiner sa carrière professionnelle ou de perdre son emploi, il peut également demander l’autorisation de travailler à temps partiel. Afin de ne pas menacer sa carrière et sa vie de couple, il ne lui reste plus qu’à refouler ses aspirations ou à trouver un emploi qui lui permet de « se réaliser ».

Au début des années 80, les cabinets de conseils en management ont récupéré l’aspiration à se réaliser des cadres. Cette récupération a permis de détourner les revendications portantes sur la réduction du temps de travail au profit de l’intérêt des entreprises. Afin de canaliser les angoisses, les pulsions et les aspirations des cadres, le discours managérial fait apparaître la réussite professionnelle comme un idéal de perfection, un « challenge » et un moyen d’atteindre l’excellence. L’implication du salarié n’est donc plus motivée par le devoir, l’obéissance ou la simple nécessité de gagner sa vie, mais par la volonté de se dépasser, de s’accomplir, de se réaliser.

Désormais, souhaiter travailler pour gagner sa vie ne suffit plus pour postuler à un emploi de cadre. Non seulement, le candidat doit prouver qu’il a les compétences requises pour le poste, mais en plus, il doit montrer que cet emploi répond à sa vocation et que sa personnalité et ses attentes s’accordent avec les valeurs de l’entreprise. Sous prétexte de capter « l’idéal du moi », les candidats passent des tests, des entretiens, ainsi que des analyses graphologiques et psychologiques qui permettent de sélectionner les plus aptes à se conformer, à s’adapter et à se mobiliser au service des objectifs de l’entreprise.

En abandonnant l’organisation pyramidale au profit d’une forme horizontale, le management participatif donne l’illusion que l’entreprise est un espace d’autonomie, de liberté, de créativité et donc, de réalisation. Malgré cette vision idyllique, de nombreuses contradictions apparaissent lorsque l’épanouissement et l’autonomie sont associés à la performance. Le cadre à la « liberté » d’atteindre les objectifs qui lui ont été imposés lors de l’entretien individuel des performances. L’autonomie étant l’une des conditions de son épanouissement, il est responsable de la gestion de son temps. Disposant de moyens économiques, techniques et humains limités, il compensera ce manque de moyens par une augmentation de ses amplitudes horaires. Étant donné qu’il est autonome, s’il n’atteint pas ses objectifs, ce ne sera pas à cause d’un manque de moyens, mais parce qu’il est incompétent. Cette pratique contribue à culpabiliser le cadre qui ne parvient pas à atteindre des objectifs toujours plus inaccessibles. En exigeant une chose et son contraire, le discours idéologique du management participatif contribue à entretenir un climat de stress nuisible à la santé physique et psychique des cadres.

Des travaux de recherches en management font apparaître que les fonctions les plus valorisées sont celles qui offrent le plus d’intérêts et de possibilité pour se réaliser. Comme elles donnent la liberté de gérer son temps de travail, de prendre des initiatives et des risques, de mettre en œuvre de nouvelles idées et des projets visionnaires, etc., les fonctions de cadres dirigeants apparaissent comme celles qui offrent le plus de moyens de satisfaire le besoin de réalisation de soi. À l’inverse, les cadres moyens, qui exercent des fonctions d’exécution et de subordination, disposent de très peu de marges de manœuvre pour se réaliser. Étant situées en haut de la hiérarchie de l’entreprise, les fonctions de cadres dirigeants sont par nature très limitées. Étant réservé à l’élite, c’est à dire, aux salariés les plus compétents et les plus qualifiés, l’accès à ces fonctions fait l’objet d’une compétition acharnée. Afin de prouver leur élection et leur compétence, les cadres moyens consacrent plus de 50 heures par semaine au service des intérêts de l’entreprise pour accéder à des fonctions qui leur permettront enfin de se réaliser.

Les cabinets de conseils en management ont totalement dévoyé le concept de réalisation de soi de Abraham Maslow. À l’inverse de l’idée trop largement répandue, la réalisation de soi n’est pas synonyme d’ascension hiérarchique ou de réussite professionnelle. Les cadres confondent souvent la réalisation de soi avec le plaisir d’exercer des responsabilités et de mener à terme une mission. Même si ces formes de « réussite » peuvent satisfaire le besoin d’estime, procurer des plaisirs secondaires et permettre à l’individu de développer ses facultés, cela n’a rien à voir avec la réalisation de soi. En effet, il est important de préciser que se réaliser consiste à poser des actes en accord avec les aspirations de sa structure intérieure. Par conséquent, si le métier qu’exerce le cadre ne correspond pas à sa vocation, il n’accédera pas à la réalisation de soi.

L’activité professionnelle n’a plus la vocation de produire des biens et des services destinés à satisfaire des besoins essentiels, mais à maintenir les cadres et les classes moyennes dans un état de servitude volontaire. En entretenant à tous les niveaux hiérarchiques une rareté artificielle autour de l’emploi, l’élite économique entretient un climat de compétition propice au maintien de son autorité et de l’ordre social en place. En imposant la norme de la semaine de travail de 5 jours, le management détermine le terrain sur lequel les salariés rentrent en compétition pour satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation. En effet, étant donné qu’ils disposent de très peu de temps libre, ils sont plus ou moins contraints de satisfaire leurs besoins par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.

Pour accéder aux pages suivantes :

– Appartenir à une entreprise, un privilège.

– S’estimer en s’élevant dans l’échelle hiérarchique.

– La consommation : le pilier de l’ordre social

– Le surtravail et la surconsommation menaceraient-ils la survie de l’humanité ?

 


[1] Laborit Henri, Eloge de la Fuite, Paris, Robert Laffont, 1974,  page 109

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