Les origines du sacre de l’argent Roi

Le rejet de l’argent ne donne pas les moyens d’appréhender la confusion qui l’entoure et le culte qui lui est voué. La soif de l’argent n’est pas spécifique à la Religion économique. En effet, de tout temps et dans toutes les strates de la société (aristocrate, pape, paysan, médecin, soldat, voleur, etc.), les individus ont toujours été motivés à accumuler toujours plus d’argent source de pouvoir et de confort. Ce qui caractérise l’idolâtrie de l’argent correspond à la capacité de donner un sens positif à la quête de toujours plus de profit comme fin en soi. Afin de comprendre le revirement intellectuel et moral qui a contribué à transformer l’accumulation d’argent comme l’étalon objectif de la réussite individuelle, du pouvoir et de la distinction entre les individus, nous aborderons les enjeux de la quantification, la doctrine de Thomas Hobbes et l’égalité des conditions.

  • Les enjeux de la quantification.

Apparue au 17e siècle, la quantification est à l’origine de la pensée matérialiste des pays industrialisés. En procurant de nouveaux indicateurs objectifs, elle a provoqué un revirement économique, politique et moral qui a modifié en profondeur la vision économique du monde, de la société et du vivre ensemble. Elle a façonné l’état d’esprit qui consiste à considérer l’accroissement illimité de la richesse et du PIB comme le sens de la vie.

« Il suffit d’adopter la quantification comme méthode d’évaluation et guide des décisions pour que l’exigence d’accroissement illimité surgisse à tous les niveaux : comme insatisfaction, envie et désir de plus au niveau des individus, comme exigence de maximisation illimitée au niveau des capitaux partiels, comme exigence de croissance perpétuelle au niveau du système, comme valorisation idéologique de la performance accrue (vitesse, puissance des machines, dimension des installations, hauteur des immeubles, rendements agricoles, etc.) au niveau de la civilisation. »

Étant objective, rigoureuse et impartiale, la quantification permet de mesurer la richesse matérielle d’une nation et d’évaluer le pouvoir, la valeur et la réussite d’un individu. En valorisant la réussite matérielle au détriment de la réussite immatérielle et spirituelle, la quantification a modifié notre perception de la richesse.

« La richesse embrasse évidemment toutes les choses, matérielles ou intellectuelles, tangibles ou non, qui procurent de l’utilité ou des jouissances à l’espèce humaine, elle comprend par conséquent les avantages et les consolations que nous retirons de la religion, de la morale, de la liberté politique et civile, de l’éloquence, des conversations instructives et amusantes, de la musique, de la danse, du théâtre et d’autres services et qualités personnelles. »[1]

Malthus a critiqué avec résolution cette définition de la richesse qui ne permet pas « d’aborder aucune discussion sur l’accroissement relatif de la richesse chez les différentes nations si nous n’avons un moyen quelconque, quelque imparfait qu’il soit, d’évaluer la somme de cet accroissement ». En effet, il est impossible de mesurer et de quantifier la valeur de l’éloquence, de la morale, de la liberté, d’une œuvre d’art, etc. Par conséquent, cette définition n’est pas opérationnelle pour mesurer le niveau de développement économique d’une nation. Afin de pallier à ces manques, Malthus propose une nouvelle définition de la richesse qui est cette fois matérialiste.

« Un pays sera donc riche ou pauvre selon l’abondance ou la rareté des objets matériels dont il est pourvu relativement à l’étendue de son territoire ; et un peuple sera riche ou pauvre selon l’abondance ou la rareté de ces mêmes objets relativement à la population. » Malthus [2]

Comme elle mesure les biens matériels utiles à la satisfaction des besoins essentiels, cette définition de la richesse est fortement inspirée par l’éthique protestante et la pensée économique classique. Pour la comprendre, il est nécessaire de se repositionner dans le contexte historique qui l’a vue naître. Au début du 19e siècle, plus de 90 % de la population vivait dans un état de pénurie. Pour pallier à cette pénurie endémique, il était indispensable d’encourager la production de biens destinés à satisfaire des besoins essentiels au détriment de la richesse immatérielle destinée à satisfaire des besoins psychosociaux. C’est ainsi que la quantification est devenue le principal outil de mesure de l’économie, de la richesse d’une nation, de la rentabilité d’une entreprise et de la valeur d’un individu. Elle a donné naissance à de multiples indicateurs quantitatifs : les gains de productivité du travail, le taux de profit, la plus value, le PIB, etc.

  • L’argent, un instrument de pouvoir et de domination.

La quantification n’a pas servi qu’à mesurer la richesse d’une nation, elle a également contribué à façonner la doctrine politique de Thomas Hobbes. En généralisant que « L’homme est un loup pour l’homme », Hobbes a contribué à la révolution des idées. À partir de cette généralisation contestable, il en a déduit que les hommes ont beaucoup de difficultés à vivre ensemble, sans violences et rapports de domination. En effet, au moyen âge, un individu s’émancipait dès qu’il avait le droit de porter une épée. Les mœurs n’étant pas pacifiées, le fait de posséder une épée pouvait conduire à la violence. Afin de pacifier les rapports humains, il a proposé de nouveaux critères de réussite individuelle fondée sur la quantification financière et matérielle. L’empirisme de Hobbes a légitimé un utilitarisme moral favorable à l’idéologie bourgeoise : l’individu rationnel agit en fonction de ses intérêts personnels.

« L’homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon la valeur de sa fortune et du prix qu’il est capable de payer pour obtenir l’usage de son pouvoir. »[…] « La raison n’est rien d’autre que des comptes. Le prix de l’homme est constamment évalué par la société et l’estime des autres varie selon la loi de l’offre et de la demande. » Thomas Hobbes [3]

La sécurité et la stabilité de la vie reposent sur la conquête du pouvoir, de toujours plus de pouvoir. La raison n’étant rien d’autre que des comptes, la valeur d’un homme et l’estime qu’il reçoit des autres sont constamment évaluées par la société en fonction de la loi de l’offre et de la demande. Étant quantifiable et parfaitement neutre, l’argent permet d’évaluer de manière objective, rationnelle et impartiale la légitimité de l’autorité d’un individu. Désormais, le pouvoir d’un individu repose essentiellement sur sa fortune et le prix qu’il est capable de payer pour en obtenir l’usage. En transformant l’argent en un moyen de puissance et de conquête du pouvoir, Hobbes en a fait l’étalon de la valeur de l’homme.

« Le dieu du besoin pratique et de l’intérêt personnel, c’est l’argent. L’argent avilit tous les dieux des hommes : il les transforme en une marchandise. L’argent est la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soi-même. C’est pourquoi, il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L’argent, c’est l’essence aliénée du travail et de la vie de l’homme, est cette essence étrangère le domine, et il l’adore. » Karl Marx [4]

Même si l’argent permet d’acheter des biens matériels, des titres de noblesse, des armes, l’obéissance de mercenaires, la subordination des ouvriers et les faveurs de certaines femmes, il ne peut pas acheter l’amour, l’autorité, la confiance, le courage, le charisme et l’intelligence qui sont liés à des dispositions psychologiques, intellectuelles et relationnelles.

  • Les conséquences de l’égalité des conditions.

La Révolution française accéléra ce processus. Avant la Révolution de 1789, quelle que soit leur fortune, les hommes naissaient nobles ou roturiers. Le fait de posséder une propriété foncière, un titre de noblesse, un cheval et une épée procurait à son détenteur un réel pouvoir politique. La condition sociale étant définie par la naissance, l’individu ne pouvait pas en changer. De ce fait, son statut et son autorité n’étaient pas légitimés par ses talents ou sa fortune, mais par le titre que lui attribuait sa naissance. En instituant l’égalité des conditions, la constitution de 1789 a défini que les hommes étaient tous libres et égaux en droits.

– Article 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

– Article 6. La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

Étant libres et égaux, les critères de distinction, la hiérarchie sociale et la légitimité de l’autorité ne reposaient plus sur la naissance et un titre de noblesse, mais sur la capacité, le talent et le don de faire fructifier sa fortune. Comme il permettait d’acheter le pouvoir et de le faire valoir, la propriété et l’accumulation de toujours plus d’argent est devenu le nouvel étalon objectif et rationnel de la réussite et de la distinction sociale entre les Hommes. Ce revirement intellectuel, politique et moral a contribué à transformer la compétition pour l’accumulation financière en principe de vie. C’est ainsi que l’argent, qui n’est qu’un moyen d’échange, c’est transformé en finalité en soi.

« Fouché ferait plutôt figure honnête au milieu des corruptions dont il fut témoin, mais simplement parce que les jeux politiques étaient alors, sans doute, des jeux financiers, antichambre de notre modernité où l’argent sera promu en valeur des êtres et des choses. » Edwy Plenel [5]

L’esprit du capitalisme réside dans la motivation à gagner toujours plus d’argent. L’argent Roi étant le principal critère de réussite, celui qui ne serait pas motivé par la cupidité, le pouvoir et les distinctions sociales ne s’élèverait pas bien haut. En 1844, Marx avait déjà perçu les conséquences de l’argent Roi : « Tout ce que l’économiste t’ôte de vie et d’humanité, il le remplace en argent et en richesse. »[6]

Souvent issue des classes moyennes industrielles et commerciales, l’élite économique cherche à s’élever toujours plus dans l’échelle sociale. Pour cela, elle rentre en compétition dans le champ économique pour accumuler toujours plus de profits et de biens matériels. Cette compétition a contribué à façonner une infrastructure de production et de distribution qui a permis aux populations des pays industrialisés d’accéder à un niveau d’abondance et de confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. « Ce sont les hommes d’affaires, absorbés par leur tâche, actifs et aptes à faire de l’argent, qui nous entraîneront tous avec eux vers la terre promise de l’abondance économique. »[7] Au début du 21e siècle, malgré le fait que les besoins essentiels soient largement satisfaits, les industrielles continuent à produire toujours plus de biens et de services marchands. En entretenant la confusion entre les besoins et les désirs, la théorie marginaliste contribue à justifier l’accroissement de toujours plus de consommation ostentatoire.

Seulement, cet accroissement de la consommation n’a pas la vocation de répondre à des besoins essentiels, mais à des besoins psychosociaux (appartenance, estime et réalisation de soi). À partir de ces constats, les limites de la domination des élites sont les suivantes : la difficulté à trouver des débouchés économiques rentables, la limite des ressources naturelles et l’aspiration à l’émancipation des individus.

La première limite consiste à trouver des débouchés économiques rentables pour investir leurs masses croissantes de capitaux. Pour éviter que ces capitaux perdent leurs valeurs, les élites sont obligées, d’une part, d’exploiter et de gaspiller toujours plus de matières premières et de ressources naturelles au risque de les épuiser, et d’autre part, d’investir toujours plus de capitaux dans des secteurs économiques rentables : colonisation, immobilier, économie de l’information, services publics, « économie du désastre »[8].

La seconde réside dans la limite des ressources naturelles. Une croissance économique illimitée dans un monde aux ressources limitées n’est pas viable à moyen et long terme et exportable aux pays en développement [9].

La troisième concerne la motivation des individus. Ils sont de plus en plus nombreux à ne plus être motivés à « travailler plus pour gagner plus » afin de consommer toujours plus. Un nombre croissant de salariés souhaite limiter leur temps de travail à la satisfaction des besoins essentiels pour consacrer plus de temps libre qualitatif à des activités de socialisations et d’expressions qui répondent à leurs aspirations.

« C’est un fait bien connu, écrit par exemple J. Smith en 1747, que pour l’ouvrier qui peut subvenir à ses besoins en travaillant trois jours sur sept sera oisif et ivre le reste de la semaine… Les pauvres ne travailleront jamais un plus grand nombre d’heures qu’il n’en faut pour se nourrir et subvenir à leurs débauches hebdomadaires… Nous pouvons dire sans crainte qu’une réduction des salaires dans les manufactures de laine serait une bénédiction et un avantage pour la nation – et ne ferait pas de tort réel aux pauvres. » J. Smith [10]

Les processus mortifères de la Religion économique étant dénués de sens profond et en opposition avec les finalités de la vie, pour se maintenir au pouvoir, il est indispensable que les élites détournent les individus des aspirations de leur nature intérieure. Pour motiver les salariés à investir toujours plus de temps et d’énergies au service de la réussite de l’entreprise, il est essentiel qu’il ait le sentiment de contrôler leurs vies et d’agir librement sans contrainte extérieure. Afin d’atteindre ces objectifs, l’élite économique a financé des travaux de recherches en sciences humaines et en neurosciences pour comprendre les motivations des individus. Ces travaux ont abouti à des applications opérationnelles largement exploitées par le management et le marketing. La servitude volontaire à la Religion économique est le résultat d’un long processus de manipulation et de conditionnement. En faisant adhérer l’individu aux valeurs et aux critères de réussite financière, professionnelle et matérielle, les élites ont provoqué l’émergence d’un Homo œconomicus favorable à la Religion du travail et de la consommation.

Les causes et conséquences de l’Argent Roi dévoilées, pour permettre aux individus d’accéder à un état de conscience claire, il est nécessaire d’appréhender les confusions et les paradoxes qui entourent la Religion du travail et de la consommation.

Pour accéder aux pages suivantes :

– Les confusions entretenues par la Religion du travail.


[1] Méda Dominique, Qu’est ce que la Richesse ?, Paris, Aubier, 1999, page 25.

[2] Ibid, page 30

[3] Hobbes Thomas, Léviathan. Paris, Sirey, 1971.

[4] Marx Karl, Philosophie, Paris, Gallimard, 1965, page 85.

[5] Plenel Edwy, Joseph Fouché ministre de la police, Paris, Arléa, 1993, page 11.

[6] Marx Karl, Philosophie, Paris, Gallimard, 1965, page 165.

[7] Keynes John Maynard, Essais de persuasion, Paris, Gallimard, 1933, page 169.

[8] Klein Naomi, La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme de désastre, Montréal, Leméac éditeur et, Arles, Actes sud, 2008, p 369

[9] Giuliani Jean-Christophe, En finir avec le chômage : un choix de société, Paris, édition, 2012, page 59.

[10] Gorz André, Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, page 43

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