Le circuit de l’évitement de la douleur

La seconde préoccupation d’un organisme vivant est d’éviter la douleur provoquée par un agent stressant qui peut être externe ou interne. Pour cela, il a mis au point le periventricular system (PVS)[1] qui est le circuit de l’évitement de la douleur. Les structures cérébrales qui régulent le PVS sont l’hypothalamus, le thalamus, la substance grise centrale entourant l’aqueduc de sylvius, l’amygdale et l’hippocampe.

  • Le fonctionnement du circuit d’évitement de la douleur

Lorsque le système limbique perçoit un agent stressant, son réflexe instinctif est de le fuir ou de l’affronter. Le rôle du PVS est d’activer le système nerveux sympathique et de libérer dans l’organisme des hormones (adrénaline, noradrénaline et cortisol) pour augmenter rapidement la circulation du sang, la pression artérielle, la sudation et l’accélération du rythme cardiaque nécessaire à la fuite ou à l’affrontement. Quand la menace disparaît, le corps retrouve son équilibre interne et la sécrétion de ces hormones cesse. Pour accélérer ce processus, la circulation de l’information entre le système limbique et les lobes frontaux est coupée. Ne recevant plus d’informations, les lobes frontaux ne peuvent donc pas intervenir pour rétablir l’équilibre autrement que par la fuite ou l’affrontement (dialogue, diplomatie, négociation, droit, etc…)

–  Source : Le cerveau à tous les niveaux[3].

Lorsqu’un individu perçoit dans son environnement un agent stressant (serpent, professeur malveillant, supérieur tyrannique, plan de licenciement, etc…) que son système limbique a identifié comme provoquant de la souffrance (morsure, punition, harcèlement, licenciement, etc…), le PVS procure à l’organisme les moyens de réagir par la fuite ou la lutte (colère, affrontement, agressivité, violence, etc…) pour le soumettre ou le tuer. Même si la fuite permet de rétablir l’équilibre interne, elle ne procure pas de récompense. Par contre, la lutte, qui a permis de terrasser l’agent stressant, en procure par l’intermédiaire du MFB. En récompensant cette stratégie, le MFB renforce la tendance à utiliser la lutte plutôt que la fuite. En revanche, si la lutte procure des punitions, l’individu aura tendance à favoriser l’évitement, la fuite ou l’inhibition de l’action, c’est-à-dire la soumission.

  • L’évitement de la douleur dans les entreprises

La direction d’une entreprise souhaite se débarrasser d’un salarié à moindre coût, c’est-à-dire sans lui payer d’indemnités de licenciement. Afin de le pousser à la démission, elle ordonne à son supérieur hiérarchique de le harceler. Face au harcèlement, la réponse instinctive du salarié sera d’éviter son supérieur. S’il ne parvient pas à l’éviter, pour éviter de souffrir, il peut fuir en démissionnant. En démissionnant, il retrouvera son équilibre intérieur, mais n’obtiendra pas d’indemnités de licenciement et d’allocations chômage. S’il ne souhaite pas démissionner, pour le contraindre à arrêter son harcèlement, il peut affronter son supérieur (insulte ou agression physique). L’agression physique étant une faute, il risque d’être licencié pour faute grave. Dans ce cas, il retrouvera peut-être son équilibre interne, mais il ne percevra pas d’indemnités de licenciement. S’il ne souhaite pas être licencié pour faute grave, il lui reste la soumission.

Les agents stressants ne sont pas qu’externes. En effet, la honte[4] et la culpabilité[5] sont des agents stressants internes qui provoquent également des tensions et des déséquilibres intérieurs. Au même titre que les agents externes, ils provoquent l’activation du système nerveux et la libération d’hormones nécessaire à la fuite ou à l’affrontement. La honte et la culpabilité sont provoquées par des normes et des interdits moraux qui peuvent être religieux, socioculturels ou idéologiques. La loi et la morale interdisent de faire souffrir autrui contre son consentement. Celui qui prendrait du plaisir à faire souffrir autrui sans éprouver de culpabilité pourrait être condamné par la justice et diagnostiqué « psychopathe »[6] par un médecin. Puisqu’elles exploitent leurs salariés, la nature, les ressources naturelles et les matières premières sans se soucier des enjeux environnementaux, climatiques et sociaux, le documentaire « The corporation »[7] montre que les multinationales se comportent comme un psychopathe. La doctrine ultralibérale culpabilise davantage le chômeur qui ne trouve pas d’emploi que la multinationale qui, sous prétexte de créer des emplois, contribue au réchauffement du climat et à la banalisation du mal[8].

Si un individu peut réagir face à un agent stressant externe, il lui est plus difficile de fuir ou d’affronter un agent interne. Pour fuir la honte et la culpabilité (transgresser un interdit moral, tuer par accident, provoquer un accident, contribuer au « sale boulot »[9], etc…), il peut se réfugier dans l’alcool, l’addiction (travail, télévision, jeux vidéo, etc…), la drogue, la psychose ou se suicider. Au Japon, la honte d’avoir échoué à un examen peut motiver un étudiant à se suicider. La lutte peut prendre la forme de l’activisme (surtravail, sports intensifs, etc…), de la méditation ou du rejet des normes morales des religions et des idéologies. Les valeurs dominantes induisent qu’avoir un emploi est l’indice d’un individu responsable, intégré socialement et en bonne santé psychique. Indirectement, ces valeurs induisent qu’un chômeur est en situation d’exclusion sociale, car il est un irresponsable et un fainéant qui souffre de troubles psychiques. Pour fuir la honte, le chômeur s’agitera pour trouver un emploi ou se réfugiera dans l’alcool ou l’addiction, etc…

Même si, d’un point de vue juridique, une entreprise a une personnalité morale, ce n’est pas elle qui est concernée par les interdits moraux, mais les salariés qui y travaillent. Tandis qu’un salarié peut éprouver de la honte et de la culpabilité à transgresser la loi et des règles morales, une multinationale n’en éprouve aucune. Afin d’augmenter leurs dividendes et le cours de leurs actions, le CA d’une multinationale ordonne au PDG de licencier 2 000 salariés. Pour atteindre cet objectif à moindre coût, il est préférable que ces salariés démissionnent. Afin d’éviter de contribuer au sale boulot, le PDG délègue la responsabilité de s’en charger aux cadres opérationnels. Tandis que les salariés sont soumis à un agent stressant externe, les cadres, qui sont pour la plupart sains d’esprit, sont à la fois soumis à des agents stressants externes et internes. En effet, un cadre qui refuserait d’obéir aux ordres, c’est-à-dire de transgresser ses valeurs morales en collaborant au sale boulot, risquerait de perdre son emploi. Pour réussir à harceler des salariés sans éprouver trop de culpabilité, il doit trouver les moyens de légitimer son comportement.

Dans l’essai « Souffrance en France », Christophe Dejours présente les stratégies utilisées par des salariés contraints de contribuer au sale boulot : nier la souffrance d’autrui, pratiquer le cynisme viril, obéir aux ordres, croire à la guerre économique et à la doctrine ultralibérale, etc… Un cadre peut justifier le harcèlement qu’il fait subir sans trop culpabiliser en croyant à la fable de la guerre économique. Pour que cette stratégie soit efficace, il doit réellement croire aux vertus du marché et à la réalité de la guerre économique. C’est-à-dire qu’il doit adhérer au discours idéologique qui consiste à croire que lorsque ces 2 000 salariés auront démissionné, l’entreprise sera plus compétitive et donc en mesure de créer à nouveau des emplois. Étant donné que cette forme de croyance aveugle relève du fanatisme, qui est souvent le symptôme de l’ignorance et d’un manque de lucidité vis-à-vis de la réalité, il apparaîtrait donc nécessaire de questionner les aptitudes intellectuelles et la compétence professionnelle de ce cadre. En encourageant des comportements que la loi et la morale réprouvent, les multinationales contribuent donc à la banalisation du mal.

Lorsque la fuite et l’affrontement sont impossibles, la dernière alternative est la soumission.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité.

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Pour accéder aux pages suivantes :

– Le système inhibiteur de l’action et de la soumission

– Le circuit de la récompense et du plaisir


[1] Laborit Henri, Nouvelle Grille, Paris, Robert Laffont, 1974, page 59.

[2] Le cerveau à tous les niveaux, Les centres du plaisir, [En ligne] (consulté le 1 mars 2017), http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a_03/a_03_cr/a_03_cr_que/a_03_cr_que.html

[3] Le cerveau à tous les niveaux, Choisir un comportement, [En ligne] (consulté le 1 mars 2017), http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a_01/a_01_p/a_01_p_fon/a_01_p_fon.html

[4] La honte est un sentiment d’impuissance et de déchéance qui peut être provoquée par une origine sociale défavorisée, un statut social et un emploi dévalorisant, un faible niveau d’étude, des limites physiques ou intellectuelles, etc… En provoquant la perte de l’estime de soi, la honte provoque des tensions qui peuvent conduire aux addictions (alcool, drogue, etc…), à la dépression ou au suicide.

[5]. La culpabilité est une émotion qui repose sur la conviction d’être responsable et coupable d’un événement répréhensible ou d’une transgression morale. La souffrance, le stress, la honte et l’image négative qu’elle provoque peuvent conduire à la fuite (folie, drogue, alcool, etc…) ou au suicide.

[6] Un psychopathe a une personnalité antisociale à tendance perverse et hystérique. Le dysfonctionnement de ses instances morales le rend capable d’infliger de la souffrance à autrui sans ressentir de honte et de culpabilité.

[7] Abbott Jennifer et Achbar Mark, The corporation, Canada, Big Picture media corporation, 2003. DVD, 145 min.

[8] Arendt Hannah, Eichmann a Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.

[9] Dejours Christophe, Souffrance en France : banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998, page 101. Le sale boulot concerne les salariés ou les cadres qui sont contraints de mettre en œuvre des pratiques que la morale réprouve : harceler un salarié, enfreindre les règles de sécurité, licencier un salarié sans raison, préparer un plan social, participer à la recherche sur des produits dangereux, etc.

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