L’accomplissement de soi

Jean-Christophe Giuliani

Le besoin de réalisation ou d’accomplissement de soi correspond à l’actualisation de nos potentiels. Comme le fait remarquer Abraham Maslow :

« L’épanouissement de la personne représente la puissance de l’être humain psychologiquement adulte, capable d’exprimer totalement l’ensemble de ses intérêts, à se servir de toutes ses aptitudes, de la façon qui lui est propre, dans le but de se réaliser intérieurement et non pas pour afficher extérieurement ses accomplissements en tant que tels. »[1]

À l’inverse de ce que prétendent les cabinets de conseils en management et en marketing, l’accomplissement de soi n’est pas synonyme d’ascension hiérarchique ou de réussite financière et matérielle. Même si ces formes de « réussite » peuvent satisfaire le besoin d’estime, cela n’a rien à voir avec l’accomplissement de soi, sauf si le métier que pratique l’individu correspond à sa vocation. Afin de sortir de cette confusion, je propose donc de décrire et d’approfondir le processus d’accomplissement de soi.

Un individu accède à l’accomplissement de soi, lorsqu’il agit et pose des actes en fonction de sa structure intérieure ou de son identité profonde. Au milieu des années 50, en menant des recherches sur des sujets en bonne santé, Abraham Maslow a découvert que chaque individu portait au fond de lui une « structure intérieure »[2] en partie innée, inaltérable et douée de stabilité qui lui est propre. Comme elle n’est pas le résultat d’une construction intellectuelle, il est possible d’étudier scientifiquement cette structure pour découvrir, et non inventer ce qu’elle « est ».

Cette structure intérieure est, pour une part, commune à l’espèce, et, pour une autre part, unique et singulière. En effet, même si tous les individus disposent de qualités de cœur, d’intelligence et d’action, ils sont tous typés et uniques. N’ayant pas la force de l’instinct des animaux, cette structure intérieure est délicate, fragile et subtile. Bien que son émergence soit bénéfique à l’émancipation d’un individu, elle peut être affaiblie ou étouffée par, d’une part, des habitudes, des attitudes mauvaises, des complexes[3], la peur et la passivité, et, d’autre part, des pressions familiales, éducatives, sociales, culturelles ou idéologiques.

 Tant que la structure intérieure n’a pas émergé à la conscience, il est difficile de s’appuyer sur elle pour s’orienter et donner un sens personnel à son existence. Accéder au processus d’accomplissement de soi nécessite donc de disposer de suffisamment de maturité, de volonté et de confiance en soi pour accepter de se laisser guider par elle. Malgré sa fragilité, elle se déploie avec un certain ordre et une certaine cohérence.

Lorsqu’elle est encore enfouie dans l’inconscient, elle adresse des directives et des impératifs d’actes à poser par l’intermédiaire d’intuitions, de pressentiments et de signes. Même si les potentialités intellectuelles, physiques et psychiques d’un individu lui donnent les capacités de réussir dans divers métiers et activités, s’il reste attentif à ses intuitions, il constatera que toutes ne suscitent pas en lui le même intérêt.

Les voies d’accès à la vocation de la structure intérieure sont multiples : les choix importants de notre vie, les expériences que nous avons vécues sans nous forcer, les personnes qui nous ont marqués, nos grandes épreuves et nos aspirations non actualisées. Par exemple, il y a des métiers, des projets ou des personnes qui nous attireront plus que d’autres. Même si ces signaux semblent faibles, en apprenant à faire confiance à nos intuitions, nous accédons à notre vocation. En suivant sa vocation, l’individu se sent relié en profondeur et agit d’une manière saine, agréable et fructueuse pour lui-même et la société.

L’accès à l’accomplissement de soi n’est pas un processus passif, mais actif qui impose d’agir et de faire constamment des efforts sans sollicitations extérieures. À force de travail, d’efforts, de patience et de détermination, les contours de sa vocation (enseignant, entrepreneur, artiste, sportif, chercheur, médecin, écrivain, etc…) prennent davantage de relief, de consistance et de solidité. En pratiquant au quotidien l’activité qui répond à sa vocation, l’individu acquiert les connaissances et les techniques nécessaires à la maîtrise de son art. Même si parfois il est encore sujet au doute, sa vocation s’impose à lui avec une telle évidence, qu’il ne peut plus en douter. En prenant de l’assurance, sa vocation l’invite à s’engager et à réaliser des projets ou à créer des œuvres pour lesquels il se sent réellement utile : la création d’entreprises, un projet de société, un mouvement politique, une œuvre artistique ou philosophique, etc…

En effet, c’est à travers la réalisation d’une œuvre que le philosophe, le chercheur, l’artiste, l’artisan, l’acteur ou l’entrepreneur exprime sa personnalité, se réalise et partage ce qu’il est avec les autres. En agissant conformément aux aspirations de sa structure intérieure, la vie de l’individu prend tout son sens et il atteint son efficacité sociale maximale. Dans ce cas, la réalisation d’un projet ou d’une œuvre est triple : se révéler à soi-même, révéler sa sociabilité et transformer le monde. Étant donné que la pratique d’une activité et la réalisation d’une œuvre exigent du temps, l’une des principales ressources nécessaires à l’accomplissement de soi est le temps libre.

Privilégiant la qualité à la quantité, l’individu qui accède à l’accomplissement de soi est sélectif et exigeant dans le choix de ses amitiés et de ses partenaires amoureux. Malgré le fait qu’il soit ouvert aux autres, il peut apparaître égoïste, solitaire et distant. Bien que ses relations soient agréables et harmonieuses, il peut rechercher la solitude et se passer temporairement de la compagnie des autres sans ressentir de manque. Même s’il a parfois besoin de la présence et de l’expérience des autres, ils ne lui sont pas indispensables pour agir et réaliser ses projets. Cette liberté lui permet d’agir en fonction de la vocation de sa structure intérieure, malgré la désapprobation de son entourage et sa position marginale vis-à-vis des valeurs dominantes.

Le choix de l’instance qui dicte le sens de la vie d’un individu apparaît donc comme un choix de société.Étant donné qu’elle pose la question de l’instance qui oriente le choix des actions, des projets et du sens que l’individu donne à sa vie, la réalisation de soi apparaît comme un enjeu de société majeur.

En étant à l’écoute de ses aspirations profondes, l’individu peut se relier à sa vocation, c’est-à-dire au projet, au métier ou à l’activité qui est en lien avec sa structure intérieure. Même si ce choix peut être difficile à prendre, il lui donne les moyens d’orienter et donner un sens à son existence indépendamment des attentes de sa famille ou de son environnement social et culturel. En suivant sa vocation, il risque de susciter de l’incompréhension et de s’opposer aux attentes et aux intérêts de sa famille ou de la société.

S’il aspire à être acteur de théâtre et que ses parents souhaitent qu’il reprenne « l’entreprise de papa » ou qu’il devienne avocat d’affaires, il sera tiraillé entre sa vocation et les attentes de sa famille. Puisque sa vocation peut aller à l’encontre des attentes de son environnement social et familial, il peut être plus ou moins invité ou contraint de l’étouffer ou de l’abandonner. S’il souhaite se consacrer à sa vocation, il devra donc s’opposer aux attentes de sa famille et rejeter les normes et les valeurs dominantes de la société. Afin de fuir ou d’éviter la souffrance qui résulterait de cette opposition, il peut également refouler et rejeter ses aspirations profondes pour se conformer aux attentes, aux valeurs et aux critères de réussites de son groupe d’appartenance et de l’idéologie dominante.

Comme l’affirmait Marc Halévy, « celui qui n’accomplit pas sa vocation, n’a aucune justification à son existence »[4]. Si un individu refoule ou ne parvient pas à accéder à sa vocation, ce sera sa famille, son groupe d’appartenance ou un système de croyances religieuses ou idéologiques (économique ou politique), qui dicteront sa conduite et les sens de sa vie. Que la représentation de l’existence soit religieuse ou idéologique, la catégorie sociale dominante n’a donc aucun intérêt à encourager l’individu à accéder à sa vocation. Afin de l’en détourner, l’éducation et les médias propagent des croyances, des idées et des valeurs qui suscitent des « vocations » au service de ses intérêts (guerrier, prêtre, cadre, entrepreneur, avocat d’affaires, trader, cuisinier, etc…).

La manière d’appréhender la liberté sur le mode « avoir » ou le mode « être » permet de mesurer le niveau d’accès à l’accomplissement de soi. La plupart des individus aspirent à la liberté, mais ils sont inhibés par la peur de perdre ce qu’ils possèdent. Les mythologies regorgent de héros qui ont le courage de quitter ce qu’ils ont (terre, famille, biens matériels), avec appréhension, mais sans succomber à la peur, pour vivre leur « légende personnelle »[5]. Malgré le fait que la majorité des individus admirent ces héros, ils recherchent la sécurité sur le mode « avoir »[6]. Comme le prêchent les mystiques, la liberté sur le mode « être »[7] exige d’abandonner les illusions du mode « avoir ».

En effet, tant que la sécurité et l’identité de l’individu reposent sur ce qu’il possède et sur son statut social, il est prisonnier de ses biens et de son rôle social. Ayant peur de s’effondrer s’il perdait ses biens, son identité sociale et le soutien de sa communauté, il ne peut pas « lâcher prise ». Dans la tradition bouddhiste, Bouddha abandonne tout ce qu’il possède, ses certitudes, son rang, sa famille, etc…, pour se diriger vers une vie de détachement.

Ayant le sentiment d’être jeté dans le vide sans repères, l’individu, qui souhaite abandonner la sécurité du mode « avoir » au profit de la liberté du mode « être », est d’abord confronté à l’angoisse et à l’insécurité.

Même si elle est désagréable à vivre, la confrontation à la frustration, à la souffrance ou à l’angoisse est nécessaire au processus de croissance et d’accomplissement de soi. En se confrontant à l’angoisse, non seulement, l’individu révèle, stimule et accomplit sa structure psychique, mais, en plus, il renforce la confiance qu’il a en lui et affirme sa personnalité. Étant mieux structuré d’un point de vue psychique, il peut avancer librement et en conscience, en fonction des aspirations de sa structure intérieure et du sens qu’il souhaite donner à sa vie.

À l’inverse, celui, qui ne sera pas capable de surmonter ses pulsions, ses angoisses et ses peurs, doutera toujours qu’il puisse se faire confiance. En abandonnant la sécurité du mode « avoir » au profit de la liberté du mode « être », la population des pays industrialisés provoquera une inversion des valeurs favorable à l’émancipation de l’individu. Puisqu’il est possible de satisfaire les besoins d’appartenance, d’estime et d’accomplissement sur le mode « avoir » ou le mode « être », le choix des moyens n’est pas un choix économique, mais un choix de société, voire de civilisation.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité.

.Vous pouvez le commander au Furet du Nord, à la FNAC et dans toutes les librairies, ainsi que sur les sites du Furet du Nord, de la FNAC et d’autres librairies en ligne sous un format ePub ou Papier.

 

 

Pour accéder aux pages suivantes :

– Besoins essentiels

– Besoins psychosociaux

– Satisfaire le besoin d’estime de soi : un choix de société

Étudier les besoins en lien avec l’activité professionnelle

 – Se réaliser en travaillant : une illusion.

Étudier les besoins en lien avec la consommation

 – Se réaliser en consommant : une illusion

 

[1] Maslow Abraham H, Vers une psychologie de l’être : L’expérience psychique, Paris, Arthème Fayard, 1972.

[2] Ibid, page 3.

[3] Jung Carl Gustav, L’énergétique Psychique, Genève, Georg, 1993., page 29.

[4] Halevy-van Keymeulen Marc, L’Age de la Connaissance, MM2 Éditions, 2005, page 339.

[5] Coelho Paulo, L’Alchimiste, Paris, Anne Carrière, 1994.

[6] Fromm Erich, Op. Cit, page 130.

[7] Fromm Erich, Op. Cit, page 148.

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