L’activité professionnelle peut-elle satisfaire tous nos besoins ?

Au début des années 70, pour faire face aux revendications des tenants de la critique sociale et de la critique artiste, les agences de conseils en management ont couplé les besoins et les circuits du plaisir et de la souffrance avec le temps et la peur du chômage. Ce couplage a permis de développer des stratégies différenciées en fonction des besoins et du public pour contraindre, inciter ou motiver les ouvriers, les employés, les cadres et les classes moyennes à travailler toujours plus.

Satisfaire ses besoins essentiels en travaillant : un privilège.

La satisfaction des besoins physiologiques et de sécurité est indispensable au maintien de l’équilibre biologique interne de l’individu. Quelle que soit sa catégorie socioprofessionnelle, le premier objectif d’un salarié est de sécuriser sa situation professionnelle pour satisfaire ses besoins physiologiques et ceux de sa famille. En exerçant une activité professionnelle, l’individu perçoit un salaire qui lui permet de payer son loyer, son alimentation, ses factures d’eau, d’électricité et de téléphone, les traites de sa maison, etc.

Comme le fait remarquer Jean Rousselet, « Les adultes ont, en effet, moins de liberté d’action, enchaînés qu’ils sont par leurs responsabilités économiques et familiales. Comment pourraient-ils se contenter de solutions d’attentes plus ou moins marginales ou s’offrir le luxe de changements d’emploi trop fréquents quand il leur faut subvenir au jour le jour aux besoins de leurs femmes, de leurs enfants, continuer à payer régulièrement leur loyer ou leurs retraites, économiser si faire se peut pour les vacances ou pallier les risques éventuels de maladie ou du chômage ? »[1].

Étant donné qu’un climat d’insécurité, de précarité et d’instabilité risque de fragiliser sa santé physique et psychique, pour assurer la satisfaction de ses besoins, il a besoin d’un emploi sécurisé et stable.

Les trente glorieuses étaient une période de plein emploi. L’offre étant plus abondante que la demande, il n’y avait pas de compétition pour accéder à l’emploi. Comme les salariés n’avaient pas peur de perdre leurs emplois, la menace du licenciement étant inopérante. Le rapport de force étant en leur faveur, cette période connue de nombreuses luttes sociales qui ont permis d’améliorer les conditions de travail et d’augmenter le pouvoir d’achat des ménages. La hausse du chômage consécutif à la crise de 1973 inversa le rapport de force en faveur du patronat. De 1973 à 2013, la population active à la recherche d’un emploi est passée de 394 milles[2] à 2,8 millions de personnes[3]. Si la hausse du chômage est un problème pour les salariés, elle est la solution pour le patronat. La capacité de résistance des salariés ayant été affaiblie par le chômage et la peur du chômage, les luttes pour la conquête de nouveaux droits ont été remplacées par des luttes pour la préservation des acquis sociaux. En effet, sous le prétexte de créer des emplois, le patronat a proposé aux gouvernements de voter des lois favorables aux intérêts des entreprises.

  • Précariser l’emploi pour inciter les salariés à se soumettre et à travailler toujours plus.

Au nom de la lutte contre le chômage, les gouvernements, qui se sont succédé au pouvoir, ont légalisé le recours à l’intérim, le contrat à durée déterminée (CDD) et le travail à temps partiel. De 1980 à 2011, les effectifs des salariés à temps partiel sont passés de 6 % à 17,9 %[4]. En 2011, 2,6 % des salariés travaillaient moins de 15 heures par semaine, 9,4 % entre 15 et 29 heures et 5,1% plus de 30 heures. De 1982 à 2013, les effectifs en CDD et en intérim ont respectivement augmenté de 138 % et de 398 %[5]. En généralisant l’usage de ces nouveaux contrats de travail, les cabinets de conseils en management ont divisé les effectifs des grandes entreprises en trois catégories. La première catégorie, qui est souvent limitée aux ouvriers qualifiés et aux cadres, comprend les salariés en CDI. Ayant le droit à tous les avantages sociaux (formations, primes, mutuelle, tickets-restaurants, crèche, etc.), ils sont relativement privilégiés. Étant donné qu’ils ont l’illusion que la sécurité de leurs emplois est liée à leurs loyautés envers la direction, ils participent rarement à des grèves. En cas de ralentissement économique, ils se sentent moins concernés par les vagues de licenciements que les salariés de la seconde catégorie.

Par contre, si l’entreprise menace de délocaliser, ils seront les premiers à se mobiliser pour défendre leur emploi, leurs acquis sociaux et leur identité. La seconde correspond aux salariés qui sont employés en CDD ou en Intérim. Ils sont recrutés pour remplacer un salarié absent ou répondre à une hausse ponctuelle d’activité. Ne faisant pas partie des effectifs de l’entreprise, ils ne bénéficient pas des mêmes avantages sociaux que ceux de la première catégorie. En cas de ralentissement économique, ils sont les premiers concernés par les vagues de licenciement. La troisième concerne les salariés qui sont employés par des sous-traitants de services aux entreprises (nettoyage, sécurité, maintenance informatique, etc.). Même s’ils travaillent depuis de nombreuses années pour la même entreprise, ils ne font pas partie de ses effectifs. Ils ne bénéficient donc pas des avantages sociaux qu’elle procure.

En se généralisant, le recours à l’intérim, aux CDD et au travail à temps partiel a provoqué l’apparition des travailleurs pauvres et précaires. Étant donné qu’ils sont souvent au SMIC, les salariés à temps partiel qui travaillent 24 heures par semaine perçoivent en moyenne un salaire net de 750 € par mois. Ce revenu permet à peine de subvenir aux besoins essentiels (loyer, alimentation, électricité, etc.), ainsi qu’aux frais de mobile et de transports qui sont nécessaires pour trouver et garder un emploi. En 2005, ils comprenaient 21 % de la population active. La précarité de millions de salariés n’apparaissait pas comme un problème pour la patronne du MEDEF. Lors d’une interview publiée dans le Figaro Économie du 30 août 2005, Laurence Parisot présentait la précarité comme la norme de vie des pays industrialisés. « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » Elle oubliait de préciser que c’était souvent la précarité de l’emploi qui était responsable de la précarité de la vie, de la santé et de l’amour.

Pour sécuriser la satisfaction de leurs besoins physiologiques, les salariés cherchent à obtenir un contrat de travail à durée indéterminée (CDI) ou de fonctionnaire. Ces emplois étant limités, ils rentrent en compétitions les uns avec les autres pour les obtenir. Lorsqu’un salarié décroche un CDD dans une grande entreprise, sa principale préoccupation est d’obtenir un CDI. Pour cela, il prouve sa compétence en remplissant ses missions et sa loyauté en se soumettant aux ordres et aux exigences de l’entreprise. Un CDI n’étant jamais acquis, lorsqu’il en décroche un, il fait tout pour le conserver. La peur de le perdre l’incite à se soumettre à sa direction, à accepter la flexibilité et l’intensification de son rythme de travail, à éviter de se syndiquer et de revendiquer l’amélioration de ses conditions de travail. Pour le conserver, il sera également capable de refouler ses valeurs morales, ses convictions et ses aspirations. Malgré ses valeurs humanistes et écologistes, il acceptera de contribuer au « sale boulot »[6] : harceler un salarié, enfreindre le Code du travail, polluer une rivière, etc.

Le mal-être et l’état de stress, consécutifs à la soumission ou à l’inhibition de l’action (SIA), fragilisent la santé physique et psychique des salariés. De plus en plus de salariés sont sujets à des états anormaux d’agitation et d’angoisse, accompagnés d’une diminution de la lucidité et d’un rétrécissement de la pensée. Aux États-Unis, plus de la moitié des 550 millions d’heures de travail perdues dans le secteur privé pour cause d’absentéisme sont en grande partie liés au stress[7]. Les coûts liés à l’absentéisme et au stress représentent 10 % du PIB du Royaume-Uni. En France, entre 1985 et 1993, les files d’attente en psychiatrie adulte ont augmenté de 13 %. Les principaux troubles étaient la schizophrénie, la maladie d’Alzheimer, l’alcoolisme, la toxicomanie et l’addiction (consommation, jeux, sexe, travail, etc.). Ces symptômes sont révélateurs d’un malaise social profond qui concerne toutes les couches de la société.

  • Baisser les charges salariales au nom de la création d’emploi et de la compétitivité.

La branche d’activité qui emploi le plus de salariés en CDD, en intérim et à temps partiel subi est celle des services marchands. Étant donné que de 1973 à 2013, la part des effectifs de cette branche est passée de 33 % à 49 %[8], c’est également celle qui emploie le plus de salariés. Cette branche comprend, entre autres, la grande distribution, les services aux entreprises (nettoyage, sécurité, logistique, etc.) et les servies aux particuliers (services à la personne, hôtellerie, restauration, etc.). Même si les emplois d’agent d’entretien, de caissière, d’employé libre-service, d’aide à domicile, de plongeur, etc., sont peu qualifiés, le taux horaire légal de ces emplois est le SMIC.

Contrairement aux activités de la branche industrielle, celles de la branche des services marchands ne peuvent pas être délocalisées. En effet, il n’est pas possible de délocaliser en Chine un emploi de plongeur, de femme de ménage ou de caissière. Comme ces emplois ne peuvent pas être délocalisés, au nom de la compétitivité et de la création d’emplois, les dirigeants de ces secteurs d’activités réclament la suppression du SMIC, une baisse des charges sociales et un assouplissement du droit du travail. Considérant les contraintes liées au Code du travail comme un frein à la création d’emploi, le patronat souhaite le démanteler pour favoriser la négociation individuelle entre l’employeur et le salarié. En effet, selon le MEDEF, un salarié devrait avoir la liberté d’accepter ou de refuser le contrat précaire et la dégradation des conditions de travail qui lui sont proposés. Si le droit du travail était démantelé, la compétition s’organiserait autour du taux de rémunération horaire et des conditions de travail. Le déséquilibre entre l’offre et la demande étant en faveur des employeurs, les salariés qui auront le privilège de trouver un emploi seront ceux qui accepteront la rémunération la plus basse et les conditions de travail les plus dégradantes, précaires et serviles.

Avec la directive Bolkestein, le patronat dispose déjà d’un cadre juridique pour contourner légalement le droit du travail et le SMIC. Depuis décembre 2006, la directive Bolkestein permet aux entreprises de services des pays d’Europe de l’Est (Pologne, Roumanie, etc.) de fournir des prestations de services sur le territoire français en appliquant les mêmes conditions de travail que dans leurs pays d’origine. C’est-à-dire le même niveau de revenu, de protection sociale et de droit du travail. Sur les routes de France et d’Europe de l’Ouest, de plus en plus de camions sont conduits par des chauffeurs routiers polonais, roumains, etc. Ces chauffeurs, qui sont employés par des entreprises françaises, travaillent pour un salaire et un niveau de protection sociale inférieure à un chauffeur français. Cette forme de dumping social contribue à faire baisser les salaires et le niveau de protection sociale des salariés. Le chômage de masse, les délocalisations et la directive Bolkestein offrent aux entreprises de multiples moyens de baisser le coût du travail. Au nom de la compétitivité et de la création d’emploi, le MEDEF demande aux salariés de revenir progressivement au niveau des conditions de travail du 19e siècle.

Si le salarié ne parvient pas à obtenir un CDI pour satisfaire son besoin de sécurité, il se repliera sur un CDD ou un contrat d’intérim pour préserver la satisfaction de ses besoins physiologiques. Par contre, si son emploi est sécurisé par un CDI, la motivation du besoin d’appartenance deviendra sa principale préoccupation.

Satisfaire les besoins psychosociaux et de réalisation : je travaille, donc je suis.

Avant la crise économique de 1973, les emplois étaient relativement sécurisés. En construisant sa carrière au sein de la même entreprise, les salariés avaient les moyens de créer des liens sociaux, d’intégrer le rythme du collectif de travail, de se distinguer les uns des autres et de gravir les échelons hiérarchiques. Malgré ces conditions « idylliques », Jean Rousselet faisait apparaître qu’à la fin des années 60, 98 % des jeunes et 95 % des adultes n’adhéraient plus à la valeur du travail[9]. Les besoins d’appartenance et d’estime étant satisfaits, le travail était considéré comme une contrainte et un simple moyen de gagner sa vie. Aspirant à se réaliser, les tenants de la critique artiste revendiquaient la réduction du temps de travail.

La « crise » provoquée par le choc pétrolier de 1973 mit fin à ces revendications. Même si la peur du chômage est un instrument efficace pour motiver un salarié à travailler toujours plus, l’utilisation exclusive de cette stratégie inhibe la prise d’initiatives. Au début des années 80, pour inciter et motiver les cadres et les classes moyennes à s’investir toujours plus au service de l’intérêt des entreprises, les agences de conseils en management ont couplé les besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation avec le temps libre. Ce couplage a permis de développer des stratégies différenciées en fonction des besoins et du public.

  • Inciter les salariés à satisfaire leur besoin d’appartenance en travaillant plus.

Satisfaire le besoin d’appartenance est indispensable à l’équilibre psychologique d’un individu. Si l’on met de côté la dimension économique, durant la vie active, l’entreprise est le principal lieu de socialisation et d’intégration sociale. L’appartenance à une entreprise donne au salarié les moyens de se socialiser, d’intégrer le rythme d’un collectif de travail, de trouver sa place dans la société et de structurer son identité. Elle lui procure également les moyens de s’exprimer, d’être écouté et soutenu, d’avoir une place et un rôle à jouer et de recevoir la preuve de sa propre existence. Avant la fermeture du site de production de Levi’s à La Bassée, les salariés étaient fiers d’appartenir à cette entreprise qui leur procurait un rythme de vie, un lieu de socialisation, un statut, une identité et une place dans la société. Lorsque Lévi’s a délocalisé sa production en Turquie en mars 1999, ils ont perdu bien plus qu’un simple revenu. En se retrouvant au chômage, ils n’avaient plus de repères temporels, de liens sociaux et d’identités.

Les grandes entreprises comprennent souvent trois catégories de salariés. La première catégorie comprend les salariés en CDI. Faisant partie des effectifs relativement privilégiés de l’entreprise, ils ont droit à tous les avantages sociaux qu’elle propose (formations, primes, mutuelle, tickets-restaurants, crèche, etc.). Étant souvent limitée aux salariés qualifiés et aux cadres, l’appartenance à cette catégorie fait l’objet d’une compétition acharnée. Comme il a le sentiment d’appartenir « à une grande famille », le cadre est fortement motivé à s’impliquer, à innover et à prendre des risques pour faire réussir son entreprise. Ayant l’illusion que son emploi sera préservé tant qu’il demeurera loyal envers sa direction, il participe rarement à des grèves pour revendiquer l’amélioration de ses conditions de travail, et encore moins celles de ceux qui se trouvent dans la seconde et troisième catégorie. En cas de ralentissement économique, ces salariés se sentent moins concernés par la compression des effectifs que ceux des deux autres catégories. Par contre, si l’entreprise menace de délocaliser, ils seront les premiers à se mobiliser pour défendre leur emploi, leurs acquis sociaux et leur identité.

La seconde correspond aux salariés qui sont employés en CDD ou en Intérim. Ne faisant pas partie du personnel de l’entreprise, ils ne bénéficient pas des avantages sociaux qu’elle procure aux salariés de la première catégorie. Comme ces salariés sont recrutés pour remplacer un salarié absent ou répondre à une hausse ponctuelle d’activités, en cas de crise ou de ralentissement économique, ils sont les premiers à être concernés par les vagues de licenciement.

La troisième concerne les salariés qui sont employés par des sous-traitants de services aux entreprises (nettoyage, sécurité, maintenance informatique, etc.). Même s’ils travaillent à temps plein et depuis de nombreuses années pour la même entreprise, ils ne font pas partie de ses effectifs. De ce fait, ils ne bénéficient pas des avantages sociaux qu’elle procure.

En 1973, pour éviter la hausse du chômage, le patronat aurait pu choisir d’augmenter progressivement le nombre de journées de repos hebdomadaire. Étant donné que ce choix aurait remis en question le processus d’intégration sociale par le travail, il a favorisé l’usage du contrat à temps partiel. De 1975 à 2013, les effectifs à temps partiel sont passés de 8,3 % à 18,4 %[10]. Tandis que la réduction du temps de travail est un choix collectif, qui correspond à un choix de société, le contrat à temps partiel est un choix individuel. Même si les salariés peuvent demander de travailler à temps partiel, cette forme de contrat est surtout proposée, voire imposée par l’employeur. L’article L 3123-5 du Code du travail autorise les salariés à déposer une demande pour travailler à temps partiel. Malgré ce droit, seuls 5 % des cadres travaillent à temps partiel 4 jours sur 5. Pour l’essentiel, les demandes concernent des femmes qui désirent consacrer du temps à leurs enfants et des salariés qui souhaitent suivre une formation ou créer une entreprise. Comme ces demandes concernent la vie de famille et le rapport au travail, elles ne menacent pas la suprématie de l’intégration sociale par le travail. Par contre, les demandes, qui concernent le souhait de disposer de temps libre pour pratiquer des activités personnelles, pourraient être perçues comme un signe de désengagement et de démotivation. Le cadre qui souhaiterait disposer de temps libre pour raison personnelle risquerait de voir sa carrière stagner ou d’être remplacé par un autre qui ne compterait pas ses heures. Le cadre au chômage, qui chercherait un emploi qualifié à temps partiel, aurait beaucoup de difficulté à en trouver un. Il aurait donc le choix entre travailler 5 jours par semaine, être au chômage ou postuler à un emploi peu qualifié à temps partiel subi.

Les emplois à temps partiel subi concernent davantage les employés peu qualifiés que les cadres. Étant souvent fixé en fonction de l’activité de l’entreprise, l’aménagement des horaires de ces emplois est souvent flexible et instable. Même si un employé dispose de nombreuses heures de temps libre, étant donné qu’il ne maîtrise pas l’aménagement de son emploi du temps, il a beaucoup de difficultés à s’intégrer à un groupe social en dehors du travail. Il est donc dépendant de son activité professionnelle pour s’intégrer socialement. L’intégration à un groupe nécessite de participer à des réunions ou à des ateliers qui sont organisés chaque semaine ou chaque mois à des heures fixes. Par exemple, si un salarié souhaite suivre des cours de théâtre, il peut s’inscrire à un atelier qui a lieu tous les mardis de 19 h 30 à 21 h 30. Pour planifier cet atelier, il doit disposer d’un emploi du temps stable sur le mois et l’année. Comme ses horaires changent chaque semaine en fonction de l’activité de l’entreprise, il ne peut pas planifier d’activités collectives à moyen et long terme. À cause de ses horaires instables, il est contraint de se rabattre sur des activités individuelles (télévision, cinéma, jeux vidéos, shoping, etc.), des cafés ou des réseaux sociaux virtuels (Facebook, etc.) qui ne nécessitent pas de planification. À ce titre, les emplois à temps partiel subi contribuent davantage à la désintégration sociale qu’à l’insertion des salariés. Ne remettant pas en question l’intégration sociale par le travail, le temps partiel subi ne menace pas la suprématie du temps social du travail et donc, l’ordre économique.

Tant que le besoin d’appartenance n’est pas satisfait, le salarié rentre en compétition pour le satisfaire. Lorsqu’il est satisfait, la motivation de satisfaire le besoin d’estime devient plus forte.

  • Inciter les salariés à satisfaire leurs besoins d’estime en gravissant l’échelle hiérarchique.

« On peut en effet admettre qu’une motivation fondamentale ne disparaîtra pas, à savoir la réponse à l’angoisse existentielle, autrement dit à l’angoisse de la mort. Cette angoisse qui prend à la gorge tout être humain dès qu’il a conscience d’être et qui ne le quitte qu’à la mort, les sociétés contemporaines font un effort constant pour l’occulter, car elle gêne leur finalité de production de marchandise. Quand on est préoccupé par sa promotion sociale, on l’est moins par la signification de sa propre existence et l’on redevient plus efficace dans un processus de production. On peut se demander si celui qui réussit le mieux dans un tel processus, celui dont l’élévation hiérarchique est la mieux assurée, n’est pas finalement l’être le moins humain, le moins conscient, le plus aveugle, je serais tenté de dire le moins “intelligent”, le plus automatisé, le plus satisfait, le plus gratifié pas sa dominance, le moins inquiet, le véritable “imbécile heureux”. »[11].

La satisfaction du besoin d’estime de soi est indispensable au développement des facultés d’un individu. N’ayant que 2 journées de repos hebdomadaire, les cadres et les classes moyennes disposent de très peu de temps libre pour satisfaire leur besoin d’estime autrement que par l’activité professionnelle. Afin de les motiver à s’investir, les cabinets de conseils en management proposent de nombreux moyens de satisfaire ce besoin. Pour nourrir l’estime qu’il a de lui, le cadre a besoin de recevoir des récompenses et de la reconnaissance de la part de sa direction. Les primes, l’avancement, la voiture de fonction ou les stock-options qu’il obtient lorsqu’il a atteint ses objectifs le motivent à s’investir toujours plus. Pour satisfaire son besoin d’estime, le cadre a également besoin de faire un travail utile, visible et varié, de participer à la définition de ses objectifs et d’être apprécié par ses supérieurs.

Le besoin de se sentir utile n’est pas un simple désir altruiste. Il relève du souci de se sentir solidaire, d’avoir une place, un rôle reconnu et d’éprouver sa propre nécessité. Il existe de nombreux « emplois bidon »[12], qui n’ont aucune utilité sociale et ne répondent à aucun besoin réel, dont l’intitulé de la fonction est souvent valorisant. En effet, si les traders, les gestionnaires de patrimoines, les consultants en marketing, etc., faisaient grève pendant des mois voire des années, ils ne dérangeraient personne. Tant que les classes moyennes occupent des emplois bidon, ils ne remettent pas en question la centralité du travail. Pour préserver l’estime qu’il a de lui, le cadre qui exerce un emploi bidon n’a aucun intérêt à questionner son utilité réelle.

Le cadre qui cherche à satisfaire son besoin d’estime accorde plus d’importances au montant de sa rémunération et à son statut hiérarchique qu’au contenu réel de sa mission. L’argent étant l’étalon de la valeur d’un individu, la valeur d’un salarié est déterminée par le montant de sa rémunération. Plus son revenu est élevé, plus sa valeur sociale est élevée, plus il a de facilité à nourrir l’estime qu’il a de lui. À l’inverse, plus son revenu est proche du SMIC, moins il a de valeur sociale, plus il a de difficulté à nourrir l’estime qu’il a de lui. Même si le gestionnaire de patrimoine occupe un emploi bidon, il sera mieux rémunéré et donc, plus valorisé qu’une aide-soignante qui occupe un emploi réellement utile à la collectivité.

La position occupée dans la catégorie socioprofessionnelle du travail procure également les moyens de nourrir l’estime de soi. En manageant une équipe, le cadre a les moyens de s’élever au-dessus de la masse et d’éprouver un sentiment de puissance. La satisfaction qu’il éprouve ne provient donc pas des responsabilités qu’il est censé assumer, mais de la position qu’il occupe dans la hiérarchie de l’entreprise. Plus sa position hiérarchique est élevée, plus il suscite le regard, l’attention, l’admiration, le respect et l’envie de ses collaborateurs. Autrement dit, l’estime qu’il a de lui ne provient pas de l’exercice de savoirs, de savoir-faire et de compétences, mais de la reconnaissance sociale que lui confère son statut professionnel.

Tant que le besoin d’estime n’est pas satisfait, le cadre rentre en compétition pour le satisfaire. Dès qu’il est satisfait, le besoin de réalisation de soi émerge à la conscience.

  • Se réaliser en travaillant : une illusion.

Comme le fait remarquer Henri Laborit « L’homme est un être de désir. Le travail ne peut qu’assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais. »[13]Certains salariés éprouvent le goût du travail bien fait et le besoin de s’impliquer dans un projet. Pour eux, l’activité professionnelle apparaît comme un moyen de s’accomplir, de se réaliser. La satisfaction qu’ils éprouvent provient davantage de l’intérêt du métier qu’ils exercent, du projet qu’ils réalisent, des responsabilités qu’ils assument ainsi que de l’utilisation de savoirs, de savoir-faire et de compétences spécifiques que de leur niveau de rémunération et de statut hiérarchique.

À la fin des années 60, le patronat devait faire face au désengagement croissant des jeunes diplômés, des techniciens et des cadres. Aspirant à plus d’autonomie, de liberté, de créativité, de sens et d’authenticité et donc, à se réaliser, les classes moyennes étaient nombreuses à adhérer aux revendications des tenants de la critique artiste. Ayant constaté que la finalité de l’entreprise n’était pas de répondre à leur vocation, ils aspiraient à plus de temps libre, et donc, à réduire le temps de travail.

En 1973, pour éviter la hausse du chômage et répondre aux aspirations des tenants de la critique artiste, le patronat aurait pu choisir d’utiliser les gains de productivité pour augmenter progressivement le nombre de jours de repos hebdomadaire. En disposant de 3, 4 ou 5 jours de temps libre, les cadres et les classes moyennes auraient eux les moyens de se réaliser en dehors de l’entreprise. Ce processus aurait provoqué l’effondrement du temps social et de la valeur du travail et donc, le déclin de l’élite économique et de l’ordre bourgeois. Pour les maintenir dans un état de servitude volontaire et les contraindre à satisfaire leur besoin de réalisation par l’intermédiaire de l’activité professionnelle, le patronat et les cabinets de conseils en management ont limité le nombre de journées de repos hebdomadaire à 2 jours.

Le cadre, qui travaille en moyenne 50 heures par semaine, consacre 60 % des heures de sa semaine éveillée à travailler. Ses quelques heures de temps libre, il les consacre à ses enfants et à sa famille, à se reposer, à regarder la télévision, à consommer des loisirs marchands ou à des tâches domestiques. Disposant de très peu de temps libre individuel, il a beaucoup de difficulté à s’impliquer dans une activité qui répond aux aspirations de sa structure intérieure. Pour retrouver du temps libre, il doit réduire ses heures de sommeil et externaliser ses tâches domestiques à des entreprises de services aux particuliers. S’il a une femme et des enfants, il peut les négliger, au risque d’aboutir à un divorce. Au risque de freiner sa carrière professionnelle ou de perdre son emploi, il peut également demander l’autorisation de travailler à temps partiel. Afin de ne pas menacer sa carrière et sa vie de couple, il ne lui reste plus qu’à refouler ses aspirations ou à trouver un emploi qui lui permet de « se réaliser ».

Au début des années 80, les cabinets de conseils en management ont récupéré l’aspiration à se réaliser des cadres. Cette récupération a permis de détourner les revendications portantes sur la réduction du temps de travail au profit de l’intérêt des entreprises. Afin de canaliser les angoisses, les pulsions et les aspirations des cadres, le discours managérial fait apparaître la réussite professionnelle comme un idéal de perfection, un « challenge » et un moyen d’atteindre l’excellence. L’implication du salarié n’est donc plus motivée par le devoir, l’obéissance ou la simple nécessité de gagner sa vie, mais par la volonté de se dépasser, de s’accomplir, de se réaliser. Désormais, souhaiter travailler pour gagner sa vie ne suffit plus pour postuler à un emploi de cadre. Non seulement, le candidat doit prouver qu’il a les compétences requises pour le poste, mais en plus, il doit montrer que cet emploi répond à sa vocation et que sa personnalité et ses attentes s’accordent avec les valeurs de l’entreprise. Sous prétexte de capter « l’idéal du moi », les candidats passent des tests, des entretiens, ainsi que des analyses graphologiques et psychologiques qui permettent de sélectionner les plus aptes à se conformer, à s’adapter et à se mobiliser au service des objectifs de l’entreprise.

En abandonnant l’organisation pyramidale au profit d’une forme horizontale, le management participatif donne l’illusion que l’entreprise est un espace d’autonomie, de liberté, de créativité et donc, de réalisation. Malgré cette vision idyllique, de nombreuses contradictions apparaissent lorsque l’épanouissement et l’autonomie sont associés à la performance. Le cadre à la « liberté » d’atteindre les objectifs qui lui ont été imposés lors de l’entretien individuel des performances. L’autonomie étant l’une des conditions de son épanouissement, il est responsable de la gestion de son temps. Disposant de moyens économiques, techniques et humains limités, il compensera ce manque de moyens par une augmentation de ses amplitudes horaires. Étant donné qu’il est autonome, s’il n’atteint pas ses objectifs, ce ne sera pas à cause d’un manque de moyens, mais parce qu’il est incompétent. Cette pratique contribue à culpabiliser le cadre qui ne parvient pas à atteindre des objectifs toujours plus inaccessibles. En exigeant une chose et son contraire, le discours idéologique du management participatif contribue à entretenir un climat de stress nuisible à la santé physique et psychique des cadres.

Des travaux de recherches en management font apparaître que les fonctions les plus valorisées sont celles qui offrent le plus d’intérêts et de possibilité pour se réaliser. Comme elles donnent la liberté de gérer son temps de travail, de prendre des initiatives et des risques, de mettre en œuvre de nouvelles idées et des projets visionnaires, etc., les fonctions de cadres dirigeants apparaissent comme celles qui offrent le plus de moyens de satisfaire le besoin de réalisation de soi. À l’inverse, les cadres moyens, qui exercent des fonctions d’exécution et de subordination, disposent de très peu de marges de manœuvre pour se réaliser. Étant situées en haut de la hiérarchie de l’entreprise, les fonctions de cadres dirigeants sont par nature très limitées. Étant réservé à l’élite, c’est à dire, aux salariés les plus compétents et les plus qualifiés, l’accès à ces fonctions fait l’objet d’une compétition acharnée. Afin de prouver leur élection et leur compétence, les cadres moyens consacrent plus de 50 heures par semaine au service des intérêts de l’entreprise pour accéder à des fonctions qui leur permettront enfin de se réaliser.

Les cabinets de conseils en management ont totalement dévoyé le concept de réalisation de soi de Abraham Maslow. À l’inverse de l’idée trop largement répandue, la réalisation de soi n’est pas synonyme d’ascension hiérarchique ou de réussite professionnelle. Les cadres confondent souvent la réalisation de soi avec le plaisir d’exercer des responsabilités et de mener à terme une mission. Même si ces formes de « réussite » peuvent satisfaire le besoin d’estime, procurer des plaisirs secondaires et permettre à l’individu de développer ses facultés, cela n’a rien à voir avec la réalisation de soi. En effet, il est important de préciser que se réaliser consiste à poser des actes en accord avec les aspirations de sa structure intérieure. Par conséquent, si le métier qu’exerce le cadre ne correspond pas à sa vocation, il n’accédera pas à la réalisation de soi.

L’activité professionnelle n’a plus la vocation de produire des biens et des services destinés à satisfaire des besoins essentiels, mais à maintenir les cadres et les classes moyennes dans un état de servitude volontaire. En entretenant à tous les niveaux hiérarchiques une rareté artificielle autour de l’emploi, l’élite économique entretient un climat de compétition propice au maintien de son autorité et de l’ordre social en place. En imposant la norme de la semaine de travail de 5 jours, le management détermine le terrain sur lequel les salariés rentrent en compétition pour satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation. En effet, étant donné qu’ils disposent de très peu de temps libre, ils sont plus ou moins contraints de satisfaire leurs besoins par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité.

Vous pouvez le commander au Furet du Nord, à la FNAC et dans toutes les librairies, ainsi que sur les sites du Furet du Nord, de la FNAC et d’autres librairies en ligne sous un format ePub ou Papier

Pour accéder aux pages suivantes :

 – La consommation peut-elle satisfaire tous nos besoins ?


[1] Rousselet Jean, L’allergie au travail, Paris, Ed du Seuil, 1974, page 39

[2] Eymard-Duvernay François, Le chômage a augmenté de 12 % entre mars 1973 et mars 1974, Economie et statistique, N°62, Décembre 1974. page. 39-43.

[3] Insee, Population au chômage (en milliers) et Taux de chômage (en %), enquêtes Emploi 1975-2013, séries longues.

[4] Insee, enquêtes Emploi 2003-2011, Temps partiel selon le sexe et la durée du temps partiel en 2012.

[5] Insee, T402: Formes particulières d’emploi et parts dans l’emploi, par sexe et âge regroupé, en moyenne annuelle, données de 1982 à 2013, corrigées pour les ruptures de série, en France métropolitaine, personnes de 15 ans et plus, enquêtes Emploi (calculs Insee).

[6] Dejours Christophe, Souffrance en France :banalisation de l’injustice sociale, Paris, Ed du Seuil, 1998, page 101.

[7] Professeur Cary L. Cooper, Paula Liukkanen et Dr Susan Cartrwight, stress prevention in the workplace : Assessing the costs and benefits to organizations, 1996, Dublin, Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail.

[8] Insee, 6.209 Emploi intérieur total par branche en nombre d’équivalents temps plein, Comptes nationaux, Base 2010

[9] Rousselet Jean, L’allergie au travail, Paris, Ed du Seuil, 1974, page 57.

[10] Insee, T403:Emploi et part dans l’emploi selon la quotité de temps de travail, par sexe et âge regroupé, en moyenne annuelle, données de 1975 à 2013, corrigées pour les ruptures de série, en France métropolitaine, personnes de 15 ans et plus, enquêtes Emploi (calculs Insee).

[11] Laborit Henri, Nouvelle Grille, Paris, Robert Laffont, 1974, page 200.

[12] Graeber David, On the Phenomenon of Bullshit Jobs, Strike! Magazin, August 17, 2013

[13] Laborit Henri, Eloge de la Fuite, Paris, Robert Laffont, 1974,  page 109

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