Le surtravail et la surconsommation menaceraient-ils la survie de l’humanité ?

La vie sera possible tant que la biocapacité de la planète ne sera pas épuisée. C’est à dire, tant que la nature sera capable d’absorber les conséquences de son exploitation. Étant donné que la consommation ostentatoire des ménages, l’industrialisation et l’agriculture intensive provoquent la désertification des sols, la rareté de l’eau, la disparition de la biodiversité, l’asphyxie de la planète et le réchauffement du climat, la croissance du PIB sera viable tant qu’elle ne dépassera pas les capacités d’absorption de la nature.

Trois indicateurs permettent de calculer l’impact de l’activité humaine sur l’environnement. La biocapacité mesure la capacité de l’écosystème à supporter durablement notre mode de vie. L’empreinte écologique mesure le nombre de planètes nécessaires pour assurer le mode de vie d’un individu, d’un pays et de la population mondiale. L’indicateur d’équivalent carbone permet de calculer la capacité d’absorption de carbone sans menacer la biocapacité de la planète. En combinant ces trois indicateurs, il est possible de matérialiser l’impact du développement économique et de notre mode de vie. Le graphique ci-dessous montre l’empreinte écologique et la biocapacité mondiale par région en 2008[1].

Empreinte écologique et biocapacité par région, en 2008

Empreinte écologique 2012

-Source : Rapport Planète Vivante 2012 de WWF

De 1961 à 2008, la biocapacité mondiale disponible par personne est passée de 3,2 à 1,8 hectare par habitant (hag/hab) et l’empreinte écologique de 0,6 à 2,7 hag/hab. Sur 47 ans, tandis que la biocapacité diminuait de 1,4 hag/hab, l’empreinte augmentait de 2,1 hag/hab. Désormais, chaque être humain ne dispose plus que de 1,8 hectare pour assurer sa survie. Si en 1961, il fallait 0,6 planète pour assurer la survie de l’humanité, en 2008 il en faut désormais 2,7. Le problème, c’est que nous n’en avons qu’une seule. Afin de la réduire, il apparaît nécessaire de commencer par identifier les régions du monde qui ont l’empreinte la plus élevée. En 2008, celles qui avaient la plus élevée étaient l’Amérique du Nord (7,1 hag/hab) et l’Union européenne (4,7 hag/hab). Avec 14,7 hag/hab, le Luxembourg, dont les principales activités économiques sont la finance et l’optimisation fiscale (LuxLeaks), détient l’empreinte la plus élevée au monde. Ces régions, qui comprennent 12,4 % de la population mondiale, ont donc déjà très largement dépassé les capacités d’absorption de leurs territoires. Si tous les habitants de la planète souhaitaient vivre comme un Européen ou un Américain du Nord, il faudrait plus de quatre, voire sept planètes pour assurer ce mode de vie matérialiste. S’ils souhaitaient tous vivre comme un Luxembourgeois, il en faudrait quatorze. Il apparaît donc évident que pour éviter une catastrophe écologique et climatique annoncée, ce sont les populations de ces régions du monde qui ont le devoir et la responsabilité de commencer par réduire considérablement leur empreinte écologique.

L’empreinte écologique de l’Asie Pacifique (Inde, Chine, Indonésie, etc.) et de l’Afrique, qui représentent à eux deux 69,8 % de la population mondiale, était de 1,6 et de 1,45 hag/hab. Si les deux régions les plus peuplées atteignaient la biocapacité de leur territoire, l’empreinte mondiale risquerait d’atteindre plus de trois planètes. En ce qui concerne les autres pays européens, l’Amérique Latine, le moyen Orient et l’Asie Centrale, qui comprennent 17,9 % de la population mondiale, ils ont désormais un déficit compris entre 0,7 et 2,2 hag/hab. Tandis qu’en 2003, ces régions du monde n’avaient pas encore dépassé leur biocapacité, en 2008, à cause de la surpopulation et du développement économique, elles les ont épuisées. Avec une empreinte écologique de 11,7 hag/hab, le pays du moyen Orient qui se distingue une fois de plus est le Qatar. Étant donné qu’il y a un lien étroit entre le développement économique et l’empreinte écologique, la croissance du PIB est responsable du dépassement de la biocapacité. Les capacités d’absorption de la planète étant limitées, la croissance illimitée du PIB accélère le réchauffement du climat et l’épuisement des ressources naturelles et biologiques. Pour le dire plus simplement, une croissance illimitée dans un monde limité n’est pas viable à moyen et long terme.

Le GIEC a calculé que la capacité d’absorption de l’écosystème de la planète était de 3 000 milliards de tonnes d’équivalents carbone par an. En fonction de la population mondiale, cet indice permet de calculer le nombre de kilogrammes de carbone qu’un individu peut consommer par an sans aggraver son impact sur l’environnement. Afin d’éviter les catastrophes climatiques et environnementales annoncées, il existe donc deux options : limiter la consommation d’équivalent carbone ou limiter la population mondiale. La première option consiste à limiter la consommation d’équivalent carbone de chaque habitant de la planète. Étant donné qu’en 2013, la population mondiale comprenait 7,1 milliards de personnes, pour ne pas dépasser 3 000 milliards de tonnes par an, le nombre de kilogrammes de carbone par habitant devra être limité à 420 kg. L’empreinte carbone des pays industrialisés étant comprise entre 2 000 et 4 400 kg, c’est aux populations de ces pays que reviendra le devoir et la responsabilité de tendre volontairement, et dans un délai très cours, vers un mode de vie plus sobre, tel que la simplicité volontaire ou la sobriété heureuse.

La seconde option consiste à limiter la population mondiale. Si le mode de vie matérialiste des pays occidentaux n’est toujours pas négociable et que la population mondiale souhaite consommer comme un Français, soit 2 000 kg/hab, il faudrait la limiter à 1,5 milliard d’habitants. Si, elle souhaitait consommer comme un Américain, soit 4 500 kg/hab, il faudrait la limiter à 666 millions. En fonction de ce choix, il sera nécessaire de commencer par supprimer très rapidement et d’un coup brutal un surplus compris entre 5,6 ou 6,5 milliards de personnes. Le mode de vie des populations des pays en développement se limitant souvent à la survie, la responsabilité de ce choix éthique et moral incombe donc aux élites économiques et politiques, ainsi qu’aux cadres et aux classes moyennes des pays industrialisés.

Comment inciter les cadres et les classes moyennes à commettre ce crime ?

L’extermination d’une partie de l’humanité nécessite la contribution active ou passive des cadres et des classes moyennes. Étant pour la plupart de braves gens sains d’esprit, ils ne souhaiteront pas participer à ce crime contre l’humanité. Afin de les inciter à y contribuer, il est indispensable de les habituer à banaliser le mal en annihilant progressivement les principes éthiques et moraux qui guident leurs conduites. « La banalité du mal »[2], décrit par Hannah Arendt, permet de comprendre le processus qui conduit à banaliser le mal.

  • Pourquoi les cadres et les classes moyennes contribueraient-ils au « sale boulot » ?

Après l’accès au pouvoir d’Hitler en 1933, la peur d’être déporté et de perdre sa vie a motivé une partie des cadres et des fonctionnaires allemands à collaborer activement ou passivement à la déportation d’opposant politique, de résistant et de millions de juifs. Ces hommes n’étaient pas des fanatiques, des psychopathes ou des aliénés privés de volontés. Ils obéissaient docilement aux ordres et à l’idéologie raciale véhiculée par le parti, sans trop se poser de questions sur la portée de leurs actes. Ils étaient, pour la plupart, des hommes moyens, banals et ordinaires comme Eichmann.

« Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable, tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors, était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque, ni monstrueux. Il n’y avait en lui ni trace de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avait précédé, étaient de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu’il l’avait fait sous le régime nazi, mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toutes faites, code d’expression standardisée et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l’attention, de par leur existence même.[…] C’est cette absence de pensée, tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on a à peine le temps, et pas davantage l’envie de s’arrêter pour réfléchir, qui éveilla mon intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent non seulement les “motifs répréhensibles” (selon la terminologie légale), mais encore les motifs tout court, le moindre mouvement d’intérêt ou de volonté ? Le mal en nous est-il, de quelque façon qu’on le définisse, “ce parti de s’affirmer mauvais” et non la condition nécessaire à l’accomplissement du mal ? Le problème du bien et du mal, la faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, serait-il en rapport avec notre faculté de penser ? » [3]

En 1963, l’expérience de Stanley Milgram [4] a démontré qu’en moyenne, plus de 60% des individus sont capables de faire souffrir autrui en se soumettant à l’autorité. Pourtant, ces sujets n’étaient pas des psychopathes ou des aliénés privés de volontés. Ils n’étaient pas non plus rémunérés, soumis à des pressions physiques ou menacés de perdre leurs emplois ou leurs vies. Au contraire, ils étaient simplement soumis à une personne en blouse blanche incarnant l’autorité morale du scientifique.


Expérience de Milgram-Soumission à l’autorité… par CollectifAmaruka

Malgré ce constat édifiant, Stanley Milgram fait apparaître que 10% à 15% des sujets semblent rebelles à toute forme de pression psychologique. « Plus les sujets étaient instruits, plus ils étaient enclins à se rebeller. Ceux qui exerçaient des professions touchant à l’humain (justice, médecine, enseignement par exemple) se révélaient plus contestataires que ceux qui exerçaient des professions plus techniques (engineering, sciences physiques). » [5]

 En effet, les sujets instruits et ceux qui exercent une profession touchant à l’humain sont souvent plus nombreux à refuser de se soumettre à l’autorité. Estimant être responsables de la souffrance qu’ils infligent à autrui, ils se rebellent plus souvent face à un ordre jugé immoral. Plus un individu dispose d’un niveau de jugement moral élevé, d’un esprit critique, d’un libre arbitre, d’une individualité singulière, d’une intégrité et d’une bonne estime de soi, plus il dispose de ressources psychiques pour résister à la pression exercée par une autorité ou un groupe. À l’inverse, les sujets les moins instruits et ceux qui exercent des professions plus techniques (ingénieur, comptable, technicien, commercial, etc.) sont plus aptes à se soumettre à l’autorité et à contribuer au « sale boulot ». Comme ils attribuent la responsabilité de leurs actes à celui qui exerce l’autorité et à la victime, les sujets obéissants se sentent moins responsables. Les rouages qui contribuent à la banalisation du mal sont la peur, l’ignorance, la conduite des pratiques quotidiennes, la cupidité, le manque d’estime de soi, l’arrêt de la pensée et l’absence d’intériorité.

La domination des élites économiques et politiques repose sur l’instrumentalisation du circuit de l’évitement de la douleur et du système inhibiteur de l’action. Lorsqu’un individu est placé dans un état de peur, d’insécurité et de stress permanent, son système limbique ne transmet plus d’information à ses lobes frontaux. Dominé par ses émotions, il est contraint de réagir sur le mode de l’affrontement, de la fuite ou de la soumission. Ne pouvant faire appel à sa raison, il perd progressivement sa liberté, son autonomie et son sens des responsabilités. Par conséquent, entretenir la peur du chômage est la stratégie la plus simple pour habituer les salariés à banaliser le mal. En effet, malgré la culpabilité et la honte, un cadre, qui a peur de perdre son emploi, son revenu, son statut social et son niveau de vie matériel, acceptera de contribuer docilement au « sale boulot » sans se poser trop de questions sur les conséquences de ses actes.

Les systèmes totalitaires reposent sur l’ignorance qui inhibe le désir de liberté, d’autonomie et de responsabilité. La connaissance étant réservée aux experts, les élites ne favorisent pas sa diffusion. Elles ne souhaitent pas que l’individu pense, mais plutôt qu’il dépense. La mission des médias est d’occuper le temps et l’esprit en diffusant des émissions de divertissement qui n’invite pas à réfléchir et à penser. La mission de l’éducation est de façonner le comportement des jeunes aux exigences des entreprises et de la consommation. Les entreprises valorisent les formations professionnelles (école de commerce, de gestion et d’ingénieur) qui conditionnent les étudiants à percevoir le monde à travers le prisme économique, à accepter l’ordre établi et à contribuer à la guerre économique. À l’inverse, ils dévalorisent, rendent optionnel ou suppriment les cours de lettre, de philosophie et de sciences humaines qui donnent des armes pour lutter contre la soumission à l’autorité et à l’embrigadement idéologique. En acceptant docilement l’autorité de l’ordre établi, l’ignorant délègue la responsabilité de ses choix de vie aux hommes politiques, aux experts, aux entreprises, aux médias et à la publicité.

« Que de détours pour dire une chose au fond si simple : il faut que le travail paye. Mais c’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches. » Christine Lagarde [6]

Le cadre a souvent la naïveté de croire que son activité professionnelle favorise l’émancipation de ses facultés intellectuelles. Dans l’imaginaire salarial, la légitimité de son autorité repose sur sa capacité à mobiliser des connaissances théoriques et des modèles mentaux complexes pour prendre des décisions rationnelles et appropriées à un problème. Les travaux de recherche de Michaël Ballé font apparaître, qu’en règle générale, le cadre prend des décisions à partir d’un modèle de raisonnement qui nécessite « le moindre effort mental »[7]. C’est-à-dire celui qui mobilise le moins de temps, d’énergie et d’effort. En pratiquant plus de 50 heures par semaine une activité professionnelle qui nécessite le « moindre effort mental », le cadre nuit gravement à la performance de l’entreprise, mais surtout, il atrophie l’exercice de sa raison et sa faculté de penser. En n’exerçant plus sa raison, il risque de devenir l’instrument actif ou passif de la banalisation du mal.

Comme l’individu aime croire qu’il contrôle sa vie, pour le manipuler, il suffit de lui donner l’illusion qu’il accomplit des actions sur sa propre initiative. Michel Foucault a fait apparaître un phénomène, qu’il a nommé la logique des pratiques [8] ou des situations. Cette logique opère sur le terrain même de la pratique, pris au sens le plus élémentaire du terme : ce que fait concrètement un individu au quotidien. Les pratiques s’organisent et s’ordonnent à l’intérieur d’un système de normes et de valeurs idéologiques qui leur confèrent une certaine forme de légitimité. Ne faisant pas intervenir la logique et la raison, la conduite des pratiques ne nécessite pas le consentement de l’individu et ne se soucie pas de le convaincre du bien-fondé d’un projet ou d’une doctrine idéologique. Au contraire, elle enseigne qu’il est parfaitement possible de conduire un individu à adhérer activement ou passivement à un projet alors même qu’il n’y consent pas « sale boulot » ou à une doctrine idéologique (Nazisme, ultra-libéralisme, etc.) qui va à l’encontre de ses convictions. En effet, placé dans une certaine situation, un individu sera conduit à se comporter conformément aux prescriptions de normes et de procédures, indépendamment de ses valeurs et de ses représentations subjectives. Par exemple, bien qu’il soit animé de valeurs humanistes et écologistes, un cadre peut, à l’occasion de sa pratique professionnelle, contribuer au « sale boulot »[9] : harceler un salarié, enfreindre le Code du travail, préparer un plan social, polluer une rivière ou détruire une forêt primaire.

Foucault fait également remarquer qu’il n’est pas nécessaire de contraindre un individu à se comporter d’une certaine manière pour atteindre un objectif donné. Au contraire, il fait apparaître l’existence d’une sorte de « conduction »[10], au sens de conduire, qu’il présente sous la formule de conduite des pratiques et des situations. Ce mécanisme est infiniment plus subtil pour obtenir certains effets que celui de la contrainte. En effet, au lieu d’utiliser la force pour contraindre un individu à obéir, il est plus judicieux de la substituer par la contrainte de la situation en jouant sur le ressort de la motivation. En le plaçant dans une certaine situation et en exploitant son besoin d’autonomie, de liberté et de responsabilité, il sera possible d’obtenir de lui une conduite conforme aux exigences prescrites. Ce qui n’exclut pas, dans certaines situations, de recourir à la contrainte. Pour cela, il suffit de placer l’individu dans une situation où il ne peut pas se comporter autrement que de la manière prescrite sous peine de tout perdre. Par exemple, le cadre qui ne se comporterait pas conformément aux attentes de l’entreprise risquerait de perdre son emploi, son statut, son revenu, ainsi que la stabilité de sa vie familiale et sociale.

La stratégie la plus subtile du management consiste à conduire un individu en le plaçant dans une situation de concurrence. Le salarié peut être convaincu que la concurrence est une bonne ou une mauvaise chose, cela ne changera rien au résultat. L’évaluation individualisée des performances et la fixation d’objectifs individuels contribuent à renforcer la concurrence entre les salariés. Les récompenses ou les punitions étant liées au résultat obtenu, pour atteindre leurs objectifs, ils sont contraints de rentrer en compétition les uns avec les autres. Le processus de concurrence intériorisé, il n’est plus utile de prescrire au salarié ce qu’il doit faire. En combinant la concurrence avec le besoin de liberté et la peur du chômage, il est possible de conduire le comportement d’un salarié en fonction des intérêts de l’entreprise sans avoir recours à la contrainte. À ce titre, la pratique quotidienne d’une activité professionnelle peut contribuer à banaliser le mal.

  • Pourquoi l’activité professionnelle banaliserait-elle le mal ?

Les travaux de Christophe Dejours mettent en évidence les raisons pour lesquelles l’activité professionnelle contribue à banaliser le mal. « Ma thèse est que le dénominateur commun à toutes ces personnes, c’est le travail, et que, à partir de la psychodynamique du rapport au travail, on peut, peut-être, comprendre comment la “banalisation du mal” a été possible. »[11] En effet, les nouvelles stratégies de management placent les salariés dans des pratiques qui les habituent progressivement à collaborer activement ou passivement à la banalisation du mal. Les clefs de voûte de cette stratégie sont la peur du chômage et l’évaluation individuelle des performances.

Le sentiment d’insécurité lié à la peur du chômage entretient un climat de compétition à outrance entre les salariés. En incitant à des pratiques déloyales, l’évaluation individuelle des performances contribue à rompre les liens de solidarité. La collaboration active ou passive à ce système peut prendre la forme du « sale boulot » (harceler un salarié, enfreindre le Code du travail, préparer un plan social, etc.) et de stratégies d’évitement (nier la souffrance d’autrui, obéir aux ordres, la normopathie, etc.). En épuisant l’énergie vitale, le corps et les capacités intellectuelles du salarié, ces pratiques quotidiennes menacent son équilibre physique et psychique. En s’attaquant à la dignité, à l’honneur et aux racines de son humanité, et en contribuant à son désengagement éthique et moral, ces pratiques dégradent les conditions de travail et entretiennent un état de tension propice à la banalisation du mal. Pour faire face à cette situation, l’ouvrier et le cadre mettent en œuvre de multiples stratégies de défense individuelle consistant à engourdir et à arrêter la pensée.

L’ouvrier a peur de ne pas tenir l’accélération du rythme de son « travail répétitif sous contrainte »[12] et des maladies liées à ses conditions de travail. Il souffre de perdre ses facultés mentales et de se transformer en automate ou en simple « animal laborant »[13]. Ayant le sentiment d’être dépossédé de soi, il est également angoissé par la vacuité de son existence. Afin de fuir la peur, l’angoisse et la souffrance, il évite de penser à sa condition de vie. Pour cela, il concentre toute son attention sur l’activité répétitive prescrite ou il accélère, sur sa propre initiative, son rythme de travail. En contribuant à son épuisement physique et nerveux, la surcharge de travail contribue à amoindrir sa faculté de penser et de raisonner. L’expérience professionnelle de Charly Boyandjian illustre parfaitement ce processus. « Intellectuellement, tu ne vaux plus rien, pour la bonne raison que tu ne peux pas faire l’effort physique d’écouter un autre et de discuter ; donc tu es vachement autoritaire. Au bout d’un moment, tu arrives à être tellement crevé que ce n’est plus ton esprit qui marche, mais des flashes publicitaires . »[14]

Le cadre a peur de ne pas être à la hauteur de sa fonction, de ses objectifs inaccessibles ou d’être contraint au « sale boulot ». En exerçant trop son esprit critique sur les conséquences économiques, politiques, sociales, écologiques et climatiques de son implication, il risquerait de remettre en question son engagement dans la guerre économique. Afin d’éviter de se confronter à la honte et à la culpabilité qui l’empêcheraient de remplir sa mission, il évite de trop penser. Pour engourdir sa conscience morale, il intensifie son rythme de travail et son implication. Avec le temps, l’activisme se transforme en drogue dont il est dépendant pour ne pas s’effondrer.

Les stratégies mises en œuvre pour réprimer la pensée consomment beaucoup d’énergie. Afin de ne pas être contraint de la réprimer en permanence, dans sa vie privée, le salarié finit par éviter de trop penser. Au lieu de pratiquer des activités favorables à son émancipation, il choisira des activités destinées à l’épuiser et à engourdir sa pensée : regarder la télévision, faire du sport, s’éclater en boite, se divertir ou s’oublier dans des beuveries. En le maintenant dans un état régressif et infantile, les médias, les divertissements, la consommation et la pratique quotidienne d’une activité professionnelle contribuent à banaliser le mal.

Ces stratégies défensives ont des répercussions sur le processus démocratique. En effet, la répression quotidienne de la pensée, associée à la peur, à l’ignorance, à la cupidité, au manque d’estime de soi et à l’absence d’intériorité est un instrument de contrôle social qui aboutit à la « servitude volontaire »[15]. En habituant le salarié à se considérer comme un simple exécutant, l’activité professionnelle lui permet de ne pas se sentir responsable de ses actes. À terme, comme l’explique Stanley Milgram, ce processus conduit à la perte totale des libertés individuelles et collectives et, pour finir, à un processus totalitaire.

« L’obéissance aveugle consiste dans le fait qu’une personne en vient à se considérer comme l’instrument destiné à exécuter les volontés d’une autre personne, ce qui, par voie de conséquence, la décharge à ses yeux de toute responsabilité. La disparition du sens de la responsabilité personnelle est de très loin la conséquence la plus grave de la soumission à l’autorité. […] En mettant à la portée de l’homme des moyens d’agression et de destruction qui peuvent être utilisés à une certaine distance de la victime, sans besoin de la voir ni de souffrir l’impact de ses réactions, la technologie moderne a créé une distanciation qui tend à affaiblir des mécanismes d’inhibition dans l’exercice de l’agression et de la violence. »[16].

Étant habitué à se considérer comme un simple instrument, le salarié acceptera progressivement de contribuer au sale boulot et à des pratiques que la morale réprouve. Grâce au progrès technique, la guerre a gagné en efficacité et en barbarie. En permettant de tuer à distance sans ressentir la souffrance de la victime, les armes modernes affaiblissent le sentiment de culpabilité et l’inhibition à faire souffrir autrui.

Depuis le milieu des années 70, l’arme de destruction massive n’est pas seulement la guerre, mais le mode de vie matérialiste des pays occidentaux. Pour permettre aux cadres et aux classes moyennes de satisfaire leurs besoins psychosociaux par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation, l’activité économique humaine épuise la biocapacité de la planète et accélère le processus du réchauffement climatique. En compensant leurs vies gâchées à exercer une activité professionnelle par toujours plus de consommation ostentatoire, ces braves gens, qui obéissent aveuglément à l’idéologie  ultra-libérale, au discours sur la guerre économique et au dogme de la croissance du PIB, contribue activement ou passivement à rendre l’avenir de l’humanité incertaine. Le mode de vie matérialiste des populations des pays industrialisés est également menacé par l’émergence économique de la Chine, de l’Inde, de la Russie et d’autres pays émergents qui souhaitent également y accéder. Comme les ressources et la biocapacité de la planète sont limitées, la croissance économique de ces pays menace le mode de vie des populations des pays industrialisés. Afin de préserver ce mode de vie, qui n’est pas négociable, les États-Unis et l’Europe risquent de précipiter les pays qui ont adhéré à l’OTAN dans une guerre contre l’Iran, la Chine et la Russie. Au final, que ce soit à cause de la consommation ostentatoire ou de la guerre, les cadres et les classes moyennes des pays industrialisés et en développement risquent de contribuer activement ou passivement au génocide de l’humanité.

Comment éviter cette catastrophe annoncée ?

Au début du 21e siècle, l’humanité se trouve dans le même cas de figure que l’Allemagne en 1933. Afin d’éviter ce génocide annoncé et de préserver la survie de l’humanité, il est temps d’appliquer à la croissance du PIB, à la consommation ostentatoire et au mode de vie matérialiste des pays industrialisés le principe de précaution.

« Lorsque des activités humaines risquent d’aboutir à un danger moralement inacceptable, qui est scientifiquement plausible, mais incertain, des mesures doivent être prises pour éviter ou diminuer ce danger. Le danger moralement inacceptable est un danger pour les humains ou pour l’environnement qui est : menaçant pour la vie ou la santé humaine, ou bien grave et réellement irréversible, ou bien inéquitable pour les générations présentes ou futures, ou bien imposées sans qu’aient été pris dûment en compte les droits humains de ceux qui le subissent. Le jugement de plausibilité doit se fonder sur une analyse scientifique. Celle-ci doit être permanente pour que les mesures choisies soient soumises à réexamen. L’incertitude peut porter, mais sans nécessairement s’y limiter, sur la causalité ou sur les limites du danger possible. Les actions sont des interventions entreprises avant que le danger ne survienne et visant à éviter ou à diminuer celui-ci. Les actions choisies doivent être proportionnelles à la gravité du danger potentiel, prendre en considération leurs conséquences positives et négatives et comporter une évaluation des implications morales tant de l’action que de l’inaction. Le choix de l’action doit être le résultat d’un processus participatif. » [17]

  • Désigner, dès maintenant, les responsables de cette catastrophe annoncée ?

Au nom du principe de précaution, il est indispensable de désigner et de juger, dès maintenant, les responsables. Il est relativement facile d’attribuer la responsabilité de cette catastrophe annoncée à « l’oligarchie économique »[18] et aux élites politiques de droite et de gauche qui font l’apologie de la croissance économique et du mode de vie matérialiste des pays industrialisés : « Le mode de vie américain n’est pas négociable ». Par conte, sera-t-il possible d’attribuer cette responsabilité aux cadres et aux classes moyennes ? En effet, sans leurs contributions actives ou passives, ce mode de vie matérialiste nuisible à l’avenir des générations présentes et à venir ne serait pas possible.

Hannah Arendt fait remarquer qu’une telle affirmation pose le problème de la responsabilité. Surtout, lorsque le responsable n’a pas l’intention de faire le mal, de transgresser une loi ou de commettre un crime. En effet, l’activité professionnelle et la consommation procurent aux cadres et aux classes moyennes les moyens de satisfaire leurs besoins psychosociaux, de donner un sens à leur vie et de légitimer leurs comportements sans trop se poser de question. Souhaitant être reconnus, accéder au bonheur et se réaliser, ils entrent en compétition les uns avec les autres pour réussir leurs vies sur le plan financier, professionnel et matériel. En agissant ainsi, ils se conforment aux valeurs de la Religion économique diffusées par l’entreprise, l’éducation et les médias. De ce fait, ils sont responsables, mais pas coupables, car ils n’ont pas le choix. En effet, celui qui ne souhaite pas collaborer à la guerre économique risque de perdre son emploi, son statut, ses sources de gratifications et de se retrouver dans une situation d’exclusion sociale. Mais surtout, il risque d’être considéré comme un irresponsable, un fainéant et un « parasite » par les braves gens qui collaborent au système.

« Les non-participants, qualifiés d’irresponsables par la majorité, ont été les seuls à oser juger par eux-mêmes, et ils ont été capables de le faire parce qu’ils disposaient d’un meilleur système de valeur ou parce que les vieux standards sur ce qui est juste et ce qui est injuste étaient encore fermement implantés dans leur esprit et leur conscience. Au contraire, toutes nos expériences nous disent que c’étaient précisément les membres de la société respectable, lesquels n’avaient pas été touchés par le bouleversement intellectuel et moral des premiers temps de la période nazie, qui ont été les premiers à céder. » [19]

Aussi, ce n’est pas la responsabilité en tant qu’intention qu’il faut juger, mais le refus de satisfaire les besoins psychosociaux autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. C’est plutôt l’obstination à considérer le statut professionnel comme le support de l’identité, à affirmer sa réussite par l’accumulation de toujours plus d’argent et de biens matériels et à refuser d’envisager de concevoir le vivre ensemble autrement. Souhaiter satisfaire ses besoins essentiels et se procurer un minimum de conforts matériels en exerçant une activité professionnelle est une démarche saine et parfaitement normale. En revanche, comme le font remarquer Henri Laborit, John Maynard Keynes et Sigmund Freud, la volonté de gravir l’échelle hiérarchique et d’accumuler toujours plus d’argent et de biens matériels est à la fois irresponsable et pathologique.

  • Pourquoi travailler plus pour gagner plus serait-il irresponsable et pathologique ?

« On peut en effet admettre qu’une motivation fondamentale ne disparaîtra pas, à savoir la réponse à l’angoisse existentielle, autrement dit à l’angoisse de la mort. Cette angoisse qui prend à la gorge tout être humain dès qu’il a conscience d’être et qui ne le quitte qu’à la mort, les sociétés contemporaines font un effort constant pour l’occulter, car elle gêne leur finalité de production de marchandise. Quand on est préoccupé pas sa promotion sociale on l’est moins par la signification de sa propre existence et l’on redevient plus efficace dans un processus de production. On peut se demander si celui qui réussit le mieux dans un tel processus, celui dont l’élévation hiérarchique est la mieux assurée, n’est pas finalement l’être le moins humain, le moins conscient, le plus aveugle, je serais tenté de dire le moins “intelligent”, le plus automatisé, le plus satisfait, le plus gratifié pas sa dominance, le moins inquiet, le véritable “imbécile heureux”. » Henri Laborit [20]

Comme le fait remarquer Freud, la volonté d’accumuler toujours plus d’argent et de biens matériels est pathologique. Cette course après la réussite professionnelle et matérielle est souvent le symptôme inconscient d’une angoisse existentielle ou d’un manque affectif lié à l’enfance.

« L’une des découverte les plus significatives de Freud permet une approche plus aisée de la compréhension du mode avoir : c’est qu’après avoir traversé, pendant la première enfance, une phase de réceptivité purement passive, suivie d’une phase de réceptivité agressive/exploitative, tous les enfants, avant d’atteindre la maturité, passent par une phase que Freud qualifiait d’ « anale-érotique ». Il découvrit que cette phase continue souvent d’être dominante au cours du développement d’un individu et que, dans ce cas, se manifeste le caractère anal, c’est-à-dire, le caractère d’une personne dont presque toute l’énergie vitale est orientée vers l’avoir, l’épargne et l’accumulation de l’argent et des biens matériels, comme sont également orientés ses sentiments, ses gestes, ses paroles, son activité. C’est le caractère des avares et il est d’ordinaire associé à d’autres traits de caractère, comme la manie de l’ordre, l’exactitude, l’entêtement, tous poussés à un degré qui dépasse la moyenne. Un aspect important du concept de Freud est le rapport symbolique qui existe entre l’argent et les fèces – l’or et les immondices – dont il cite un grand nombre d’exemples. Son concept du caractère anal, en tant que caractère qui n’a pas encore atteint sa maturité, est en fait une critique aiguë de la société bourgeoise du XIXe siècle, où les qualités du caractère anal constituaient la norme du comportement morale et étaient considérées comme l’expression de la « nature humaine ». L’équation de Freud : argent = fèces, est une critique implicite, quoique involontaire, du fonctionnement de la société bourgeoise et de sa possessivité, et peut être comparée avec l’étude marxiste de l’argent dans les Manuscrits économiques et philosophiques. […] Ce qui importe, c’est l’idée freudienne que l’orientation prédominante vers la possession intervient au cours de la période qui précède l’accomplissement de la totale maturité, est qu’elle devient pathologique si elle reste permanente. Pour Freud, autrement dit, la personne exclusivement concernée par l’avoir et la possession est un névrosé et un malade mental ; il s’ensuit qu’une société dont la majorité des membres a un caractère anal est une société malade. »[21]

En effet, selon l’idée freudienne, l’orientation prédominante pour la possession intervient au cours de la période anale qui précède l’accomplissement de la totale maturité. Si cette orientation demeure permanente, elle devient pathologique. Autrement dit, pour Freud l’individu exclusivement concerné par la possession est un névrosé et un malade mental. Il s’ensuit qu’une société dont la majorité des membres a un caractère anal est une société malade.

Les causes de ces angoisses ou de ces manques varient en fonction de l’histoire des individus. Elles peuvent être dues à la peur de la mort, à un vide existentiel, à un besoin disproportionné d’amour, au besoin de combler un manque, d’être reconnu et estimé par son père ou ses pairs, etc. Parfois, l’activisme et l’addiction à l’activité professionnelle sont les symptômes de la fuite des angoisses existentielles ou du refoulement des sentiments de honte et de culpabilité d’avoir contribué au sale boulot. Souvent, les individus les plus cupides et motivés à conquérir le pouvoir sont des psychopathes qui sont incapables de tisser des liens harmonieux avec les autres et capables d’infliger de la souffrance à autrui ou de détruire la nature sans ressentir de honte et de culpabilité.

Dans la plupart des cas, les cadres ou les membres des classes moyennes qui rentrent en compétition les uns avec les autres pour gravir l’échelle hiérarchique sacrifient leurs vies familiales et privées. En effet, pour des raisons temporelles, il est très difficile à un cadre de réussir à construire un équilibre harmonieux entre sa vie professionnelle, familiale et personnelle. Comme l’activité professionnelle qu’il pratique au quotidien structure ses habitus, sa personæ et sa manière d’être au monde, il est totalement aliéné par son statut professionnel pour exister socialement. Comme le fait remarquer Carl Gustav Jung « L’identification avec sa charge ou son titre possède en soi quelque chose de si séduisant que nombreux voit-on les hommes qui ne sont plus rien d’autre que la dignité que la société a bien voulu leur conférer. Il serait vain de rechercher derrière cette façade une trace de personnalité. Si on cherche quand même, tout ce qu’on trouve derrière la grandiloquence de façade, ce n’est qu’un petit fantoche assez pitoyable. »[22]  Ayant le sentiment et l’illusion qu’il est dépositaire du prestige et de l’autorité que la société confère à son statut, il s’en approprie les qualités pour nourrir l’estime qu’il a de lui. Souvent, derrière le masque d’une personæ en apparence solide, se cache une personnalité fragile ou un petit fantoche assez pitoyable incapable d’exister sans les attributs que lui confère son statut professionnel. Christine Devier-Joncour, qui a fréquenté, de très près, des cadres dirigeants de grands groupes industriels, nous apporte un témoignage saisissant.

« Pendant toute cette période où j’ai travaillé chez Elf-Aquitaine, je fus entouré d’hommes à tiroirs. […] Un singulier manque de confiance en eux leur fait cumuler les maîtresses. Et, s’ils cumulent aussi les mandats, c’est qu’ils ne pourraient se réadapter à la vie “normale”. Ils sont “accrois” aux affaires. Arrêter, ce serait tomber du balcon. Ils ont perdu le sens des réalités. Les croit-on mots ? Ils reviennent. Pourquoi ? C’est simple : s’ils perdent ce pouvoir-là – contrairement à une femme qui retombe sur ses responsabilités familiales, ses obligations, et reprend équilibre -, ils ne sont plus rien. » [23]

Lors de ces rencontres, Christine Devier-Joncour a pu constater que l’assurance affichée par certains hommes de pouvoir masque un manque de confiance en eux. Mais surtout, s’ils n’exerçaient pas de responsabilités économiques ou politiques pour structurer leur identité et donner un sens à leur vie, ils ne seraient plus rien. À partir de ce constat, le « mode avoir » n’a pas la vocation de répondre à des besoins essentiels, mais de permettre à une certaine élite de légitimer son existence, son autorité et sa domination pour satisfaire des besoins psychosociaux.

La volonté de travailler et de consommer toujours plus est également irresponsable, car ce besoin disproportionné est à l’origine de dérèglements écologiques et climatiques qui menacent l’avenir de l’humanité. Pour permettre à ces individus de préserver leur autorité, non seulement, nous gaspillons des ressources naturelles, des matières premières et des ressources énergétiques, mais en plus, nous contribuons activement ou passivement au génocide de l’humanité. Afin de sauver l’espèce humaine, il est important que les cadres et les classes moyennes prennent conscience qu’il est illusoire de croire que la réussite professionnelle et matérielle leur permettra de combler leurs manques affectifs, de répondre à l’angoissante question du sens de la vie ou de fuir la honte et la culpabilité. Aussi, il est temps d’affirmer, avec Keynes, que la réussite professionnelle et l’amour de l’argent relèvent d’un problème pathologique nécessitant l’intervention d’un bon thérapeute.

«Il faut nous attendre aussi à des modifications d’un autre ordre : lorsqu’au point de vue social, l’accumulation des richesses ne jouera plus le même rôle, l’on verra se modifier sensiblement le code de la morale. Nous pourrons nous débarrasser de nombreux principes pseudomoraux qui nous hantent depuis deux cents ans, et qui ont contribué à faire passer pour les plus hautes vertus certains des penchants humains les plus méprisables. Le mobile de l’argent sera estimé à sa juste valeur. On verra dans l’amour de l’argent – non pour les joies et les distractions qu’il vous procure, mais pour lui-même – un penchant plutôt morbide, une de ces inclinations plus ou moins criminelles, plus ou moins pathologiques, que l’on remet, non sans un frisson, entre les mains du psychiatre.»[24]

Non seulement l’argent Roi, la Religion du travail et la Religion de la consommation sont un frein au processus d’émancipation de l’individu, mais surtout, ils menacent l’avenir de l’humanité. Afin de motiver les pauvres riches qui détruisent la planète à se soigner pour s’affranchir de leur aliénation à l’argent et aux biens matériels, il est indispensable qu’ils éprouvent de la honte et de la culpabilité. Aussi, au lieu de les envier, comme le propose Hannah Arendt, il apparaît plus pertinent de faire en sorte qu’ils n’aient plus le courage de se regarder en face et de vivre avec eux-mêmes.

« La morale concerne l’individu dans sa singularité. Le critère de ce qui est juste et injuste, la réponse à la question, que dois-je faire ? Ne dépendent en dernière analyse ni des us et coutumes que je partage avec ceux qui m’entourent, ni d’un commandement d’origine divine ou humaine, mais de ce que je décide en me considérant. Autrement dit, si je ne peux pas accomplir certaines choses, c’est parce que, si je les faisais, je ne pourrais plus vivre avec moi-même. »[25]

Les riches sont tristes ! Groland par BobJimTruc

À partir de ces constats, au nom du principe de précaution, sous quel chef d’accusation leurs enfants et leurs petits-enfants peuvent-ils, dès maintenant, qualifier ce crime contre l’humanité ? Face à cette situation inédite, Hannah Arendt permet de formuler une nouvelle conception du droit ou de la responsabilité : la notion « d’oubli fondamental » de l’interdépendance entre les hommes et l’environnement naturel. En s’inspirant de l’un de ces textes [26], au nom du principe de précaution, il est possible de s’adresser en ces termes aux cadres et aux classes moyennes.

Vous avez admis et reconnu avoir continué à produire et à consommer toujours plus malgré les risques écologiques et climatiques que vous faisiez courir à l’humanité. Vous affirmez avoir toujours agi pour le bien-être de vos enfants, de l’humanité et de l’environnement. Vous affirmez aussi, d’une part, n’avoir jamais eu de penchant pour la déforestation, la pollution et le profit, et, d’autre part, n’avoir jamais haï les hommes et la nature. Cependant, vous affirmez que n’ayant pas pu agir autrement, vous ne vous sentez pas coupable. Supposons donc, pour les besoins de la cause, que seule la malchance ait fait de vous un instrument consentant de cette catastrophe. Mais vous l’avez été de votre plein gré. Et parce que vous avez soutenu et exécuté une politique économique qui consistait à refuser de réduire votre consommation et votre temps de travail, ainsi que de changer votre mode de vie matérialiste – comme si vous et vos supérieurs étiez les seuls possesseurs de cette planète. Pour toutes ces raisons, afin de vous libérer de votre aliénation à l’activité professionnelle, à la consommation et à l’argent, au nom du principe de précaution, vous êtes invité à suivre une thérapie et un atelier de développement personnel.

Inviter les cadres et les classes moyennes à suivre une thérapie et un atelier de développement personnel ne suffira pas à les aider à changer leur mode de vie. En entretenant un état de rareté artificielle autour des ressources destinées à satisfaire les besoins essentiels, psychosociaux et de réalisation, le « mode avoir » entretient un climat de compétition indispensable au maintien de l’ordre social. Tant que la norme de la semaine de travail sera de 5 jours, ils continueront à satisfaire leurs besoins psychosociaux et de réalisation par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation.

À partir de ce constat, afin de préserver l’avenir de l’humanité, il est indispensable que le travail et la consommation, qui sont aujourd’hui une finalité en soi, redeviennent ce qu’ils auraient toujours dû être : de simples moyens destinés à satisfaire des besoins essentiels. « Nous travaillons pour vivre, nous ne vivons pas pour travailler. » « Nous consommons pour vivre, nous ne vivons pas pour consommer. » Pour que ce changement s’inscrive également dans les pratiques quotidiennes, il est indispensable de permettre aux cadres et aux classes moyennes de satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation sur le mode « être ». En favorisant le passage entre le « mode avoir » et le mode « être », la réduction radicale du temps de travail apparaît comme la clé du changement de mode de vie de l’ensemble de la population des pays industrialisés. Mais surtout, le choix d’un nouveau projet de société.

Pour accéder aux pages suivantes :

– Satisfaire nos besoins en travaillant 2 jours : un choix de société


[1] WWF, (consulté le 30 décembre 2016), Rapport planète vivante 2012, [En ligne]. Adresse URL : http://www.wwf.fr/vous_informer/rapports_pdf_a_telecharger/planete_vivante/?1383/Rapport-Plante-Vivante-2012

[2] Arendt Hannah, Eichmann a Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966, Folio, 1991.

[3] Arendt Hannah, La vie de l’esprit, Paris, Presse Universitaire de France, 1981, page 21

[4] Milgram Stanley, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

[5] Ibid, page 252.

[6] Michaêl Ballé, La loi du moindre effort mental, article Sciences Humaines n° 128, juin 2002, page 36 à 39

[7] Foucault Michel, « Le pouvoir comment s’exerce t-il ? » in Colas D., La pensée politique, Paris, Larousse, 1992

[8] Dejours Christophe, Souffrance en France : banalisation de l’injustice sociale, Paris, Ed du Seuil, 1998, page 101

[9] Foucault Michel, « Le pouvoir comment s’exerce t-il ? » in Colas D., La pensée politique, Paris, Larousse, 1992

[10] Dejours Christophe, Souffrance en France : banalisation de l’injustice sociale, Paris, Ed du Seuil, 1998, page 158.

[11] Dejours Christophe, travail vivant 2 : travail et émancipation, Paris, Payot & Rivages, 2009, page 60

[12] Arendt Hannah, Les conditions de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.

[13] Gorz André, Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, page 91

[14] Lagarde Christine, « Présentation du projet de loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat », Assemblée nationale, mardi 10 juillet 2007.

[15] La Boëtie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion, 1983.

[16] Milgram Stanley, Soumission à l’autorité, paris Calman Lévy de 1974.

[17] COMEST, Le principe de précaution, Paris, Organisation de Nation Unie pour l’Education la Science et la Culture, 2005, page 14.

[18] Kempf Hervé, L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, Ed du Seuil, 2010.

[19] Arendt Hannah, Responsabilité et jugement, Paris, Payot & Rivages, 2009, page 86

[20] Laborit Henri, Nouvelle Grille, Paris, Robert Laffont, 1974, page 200.

[21] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978, page 104.

[22] Jung Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964, page 60.

[23] Denoël Yvonnick, Sexus économicus, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010, page 307.

[24] Keynes John Maynard, Essais de persuasion, Paris, Gallimard, 1933, page 176.

[25] Arendt Hannah, Responsabilité et jugement, Paris, Payot & Rivages, 2009, page 146

[26] Arendt Hannah, Eichmann a Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966, Folio, 1991.

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