Satisfarie nos besoins en travaillant 2 jours : un choix de société

« Grâce à la technique moderne, il serait possible de répartir le loisir de façon équitable sans porter préjudice à la civilisation. La technique moderne a permis de diminuer considérablement la somme de travail requise pour procurer à chacun les choses indispensables à la vie. La preuve en fut faite durant la guerre. Au cours de celle-ci, tous les hommes mobilisés sous les drapeaux, tous les hommes et toutes les femmes affectés soit à la production de munitions, soit encore à l’espionnage, à la propagande ou à un service administratif relié à la guerre, furent retirés des emplois productifs. Malgré cela, le niveau de bien-être matériel de l’ensemble des travailleurs nonspécialisés côté des Alliés était plus élevé qu’il ne l’était auparavant ou qu’il ne l’a été depuis. La portée de ce fait fut occultée par des considérations financières : les emprunts donnèrent l’impression que le futur nourrissait le présent. Bien sûr, c’était là chose impossible : personne ne peut manger un pain qui n’existe pas encore. La guerre a démontré de façon concluante que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations modernes en n’exploitant qu’une part minime de la capacité de travail du monde actuel. Si, à la fin de la guerre, cette organisation scientifique (laquelle avait été mise au point pour dégager un bon nombre d’hommes afin qu’ils puissent être affectés au combat ou au service des munitions) avait été préservée, et si on avait pu réduire à quatre le nombre d’heures de travail, tout aurait été pour le mieux. Au lieu de quoi, on en est revenu au vieux système chaotique où ceux dont le travail était en demande devaient faire de longues journées tandis qu’on n’abandonnait le reste au chômage et à la faim. Pourquoi ? Parce que le travail est un devoir et que le salaire d’un individu ne doit pas être proportionné à ce qu’il produit, mais proportionné à sa vertu, laquelle se mesure à son industrie. » Bertrand Russel[1]

Le développement économique a permis à la population des pays industrialisés d’accéder à un niveau de confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les ressources de la planète étant limitées, ce mode de vie matériel illimité est responsable d’une crise systémique (économique, financière, politique, sociale, écologique, climatique et sanitaire) qui menace notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie des générations présentes et à venir. Afin d’éviter l’irréversibilité de cette catastrophe annoncée, la population des pays industrialisés a le devoir et la responsabilité de changer son mode de vie en moins de 10 ans. Si l’ensemble de la population n’adhère pas rapidement à un mode de vie plus sobre (sobriété volontaire ou simplicité volontaire), l’accélération et l’amplification des phénomènes météorologiques couplés à la raréfaction des ressources naturelles de qualité, des ressources énergétiques et des matières premières vont provoquer des dégradations économiques, politiques et sociales d’une telle ampleur que des contraintes autoritaires s’imposeront sans espérance d’amélioration. Au mieux, la contrainte consistera à rationner (tickets de rationnement) ou à limiter la consommation. La stagnation des salaires couplés à une hausse des prix est un moyen simple et efficace de limiter la consommation des classes populaires et, à terme, des classes moyennes.

À partir de ce constat, la question qu’il est pertinent de se poser est celle-ci : comment motiver les cadres et les classes moyennes des pays industrialisés à adhérer à un mode de vie plus sobre en moins de 10 ans ? En 1919, la préoccupation des industriels américains n’était plus d’augmenter la production, mais la consommation. Pour comprendre les mécanismes psychologiques qui motivent le comportement d’achat, Edward Bernays a étudié les travaux de son oncle Freud. En étudiant ces travaux, il a découvert que le comportement de l’individu n’est pas guidé par la raison, mais par des pulsions inconscientes et des motivations psychosociologiques. En comprenant que les principales motivations de l’individu sont la recherche du plaisir, l’évitement de la douleur et la satisfaction du besoin d’estime, il a mis en œuvre une stratégie qui a permis de transformer en moins de 10 ans le mode de vie frugal de l’américain moyen en consommateur hédoniste. Afin de transformer le consommateur hédoniste occidental en adepte de la « sobriété volontaire », il apparaît donc pertinent de s’inspirer de cette stratégie. Pour qu’un mode de vie plus sobre soit adopté volontairement, mais surtout, rapidement, il doit être désirable. Pour qu’il soit désirable, ce mode de vie doit procurer plus de plaisir que le modèle consumériste, garantir la satisfaction des besoins et répondre aux aspirations des cadres et des classes moyennes.

En décembre 2006, un article de « Psychologie Magazine »[2] invitait ses lecteurs à réfléchir sur ce qui est vraiment important dans la vie. « Parce que nos ressources intérieures ne sont pas infinies, parce que celles de la planète ne sont pas éternelles, il nous faut apprendre à faire des pauses. Arrêter d’agir, de consommer, de chercher à remplir nos vi(d)es pour s’interroger : “au fond, qu’est-ce qui et vraiment important pour moi aujourd’hui ?” » En réponse à la question : « Dans votre vie, qu’est-ce qui vous manque le plus ? », 25 % des 2 100 internautes sondés déclaraient manquer de temps. Ce sondage faisait également apparaître que 29 % des sondés aspiraient à plus de dialogues, 23 % à plus de loisirs, 13 % à plus d’espaces et 10 % à plus de réflexions. Qu’ils en soient conscients ou non, le lien qui unit ces aspirations est le temps. En effet, il faut disposer de temps libre pour installer un dialogue de qualité, pratiquer des activités personnelles, approfondir sa réflexion, etc. Sans le dire ouvertement, cet article fait apparaître que la principale préoccupation d’une part croissante de la population est de disposer de plus de temps libre. Cet article fait également apparaître, qu’en dépit de revenus et de statuts sociaux attractifs, les cadres et les classes moyennes considèrent que l’activité professionnelle et la consommation ne procurent plus de bien-être et ne sont plus capables de répondre à leurs aspirations. Le temps libre étant ce qui leur manque le plus, il serait vain de leur demander d’adopter un mode de vie plus sobre, sans réduire le temps de travail. Pour rendre désirable l’adhésion à un mode de vie plus sobre, la stratégie à mettre en œuvre consiste à sécuriser la satisfaction des besoins essentiels et à procurer les ressources temporelles nécessaires pour satisfaire les besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation autrement que par l’activité professionnelle et la consommation.

S’il est possible de compenser la frustration des besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation par la consommation ostentatoire ou la pratique d’autres activités, il n’est pas possible de satisfaire autrement les besoins essentiels. Même si la musique adoucit les mœurs, elle est incapable de se substituer au pain de celui qui a faim. Comme l’affirme l’adage, « ventre affamé n’a point d’oreilles. » La substitution n’étant pas possible pour les besoins essentiels, il est nécessaire de proposer des solutions différencier en fonction des besoins.

Pour assurer la satisfaction des besoins essentiels, il apparaît nécessaire de construire une infrastructure de production performante et rationnelle respectueuse des ressources et de l’environnement. Dans le premier chapitre, je présenterai l’ébauche d’un modèle économique durable, dont l’objectif est de sécuriser la satisfaction des besoins essentiels et d’un minimum de conforts matériel.

Pour assurer la satisfaction des besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation, il apparaît nécessaire de proposer une nouvelle finalité à l’existence qui donnera un sens à l’action individuelle et collective. Dans le second chapitre, après avoir proposé un nouvel emploi du temps collectif destiné à aménager le rythme du vivre ensemble, je présenterai les activités qui permettront à chaque individu de satisfaire ses besoins, de développer ses facultés et de s’émanciper sur le mode « être ». Ces changements, qui s’inspirent de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne correspondent pas à un choix économique, mais à un choix de société, voire de civilisation.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.

Pour accéder aux pages suivantes :

– Satisfaire nos besoins essentiels dans le cadre d’un modèle économique durable

– Disposer de 4 jours de temps libre : le choix du mode « être »


[1] Russel Bertrand, Éloge de l’oisiveté, page 13, [en ligne], (consulté le 25 août 2018), http://www.esprit68.org/infokiosque/elogedeloisivete.pdf

[2] Senk Pascale, « Trop de tout ! », Psychologies magasin, n° 258, décembre 2006, page 150.

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