Réduction du temps de travail

Jean-Christophe Giuliani

La réduction du temps de travail, qui c’est arrêté en 1936, a longtemps été le moteur de l’histoire et de la transformation sociale. Afin de comprendre le présent et de tenter d’appréhender l’avenir, je vais aborder les transformations sociales provoquées par la réduction du temps de travail. En m’appuyant sur la dynamique des temps sociaux, je commencerai par montrer comment les lois sur la réduction du temps de travail ont favorisé les conditions d’une révolution silencieuse du rapport au temps. En permettant l’émergence de nouveaux temps sociaux, de nouvelles valeurs, de nouveaux modes de production et de nouvelles catégories sociales, la conquête du temps libre a provoqué une transformation profonde de la société. En m’inspirant de la quatrième phase de cette dynamique, je tenterai ensuite de montrer comment la réduction du temps de travail aurait pu provoquer un changement de société, de donner une explication inédite à la crise que la France subit depuis 1973 et d’entrevoir les facteurs d’une transformation sociale en cours.

Je tiens à préciser que je n’ai pas l’intention de présenter un récit historique exhaustif. Mon but est uniquement d’expliquer comment la somme d’évolutions économiques, politiques et sociales, qui ont en commun un lien avec la dynamique des temps sociaux, a favorisé une transformation profonde de la société.

Les grandes étapes de la conquête du temps libre.

La catégorie sociale qui contrôle le temps impose ses valeurs, son mode de production et son ordre social. En m’appuyant sur la dynamique des temps sociaux, je tenterai à présent de montrer comment les réductions successives du temps de travail ont favorisé l’émergence de nouveaux temps sociaux, de nouvelles valeurs, de nouveaux modes de production et d’une nouvelle catégorie sociale. Pour illustrer cette dynamique, j’aborderai les grandes étapes de la conquête du temps libre à partir de l’historique des lois sur la réduction de la durée légale du temps de travail.

Ces lois serviront de fil conducteur à un récit historique et permettront de calculer la part de la durée légale du temps de travail sur la durée de vie active éveillée.

  • L’apogée de la domination du temps social du travail.

Le système de valeur d’une société étant déterminé par son rapport au temps, l’ordre bourgeois est devenu hégémonique en soumettant la société au temps social du travail. Le temps social du travail étant dominant, la légitimité de l’autorité d’un individu n’était plus déterminée par sa naissance, mais par sa fortune et sa position occupée dans la division sociale du travail. À cause de ce revirement des valeurs, la lutte sociale n’avait plus lieu entre la noblesse et la bourgeoisie, mais entre les catégories sociales issues du travail : la classe bourgeoise et la classe ouvrière. L’apogée du travail comme temps social, valeur et mode de production dominant commence après la Révolution française et se termine en 1840. Au début du 19e siècle, comme la priorité de l’activité économique était d’assurer les subsistances, 75 % de la population travaillait dans le secteur agricole. En provoquant une hausse des rendements agricoles, le progrès technique permit d’assurer les subsistances des villes et des campagnes. Les profits générés par les gains de productivité étaient pour l’essentiel investis dans de nouveaux outils de production agricole plus performants. Motivés par le profit, des entrepreneurs investissaient une partie de leurs bénéfices dans l’industrie naissante. Les ateliers des maîtres-artisans étaient progressivement remplacés par des manufactures dirigées par des entrepreneurs. Les gains de productivité générés dans le secteur agricole ont permis de libérer la main-d’œuvre nécessaire à l’essor de l’industrie. Ne trouvant plus d’emploi dans les campagnes, les ouvriers agricoles étaient contraints de vendre leur force de travail dans les manufactures des villes. En quittant la campagne, les ouvriers favorisèrent l’expansion des villes et de nouveaux centres urbains.

Tandis que l’artisan produisait à l’unité, l’industrie réalisait des économies d’échelles en produisant en grande série. Nécessitant des infrastructures, de nombreuses machines et une main-d’œuvre abondante, l’industrialisation naissante exigeait un apport important de capitaux. Le capital s’accumulait sous la forme de fonderies, de forges, de bâtiments, de machines, de moyens de transports, de mines, etc. Pour se développer et amortir ses investissements, l’entrepreneur avait besoin de commandes régulières. Les guerres, que Napoléon mena dans toute l’Europe durant 15 ans, favorisèrent l’essor de l’industrie. Nécessitant de produire en grande quantité et en grande série des armes (canons, fusils, pistolets, etc.), des munitions, des uniformes, etc., ces guerres permirent à l’industrie liée à la guerre de se développer. Afin de mener une guerre, l’armée avait également besoin d’une logistique pour nourrir les troupes. Le ravitaillement permis aux propriétaires terriens qui en avait la charge de s’enrichir. Le coût d’une guerre étant de plus en plus élevé, pour la financer, les Empereurs et les Rois devaient emprunter auprès des banques. En prêtant aux deux belligérants, les banquiers s’enrichissaient sur le dos des nations et le cadavre des soldats. Quel que soit le vainqueur, ceux qui l’emportaient toujours étaient donc les banquiers.

L’une des préoccupations de l’entrepreneur était de calculer et de prévoir à l’avance les coûts de production et les profits. Pour que la force de travail soit calculable, elle devait être transformé en marchandise. C’est-à-dire, qu’elle devait être traité comme une grandeur matérielle quantifiable, comparable et interchangeable, indépendante de la personnalité, des buts, des désirs et des motivations du travailleur. Un contrat de travail correspond à un accord de subordination conclu entre un travailleur « libre » et un employeur désireux d’acquérir sa force de travail. En mesurant et en quantifiant le temps de travail, le calendrier et l’horloge convertissent la force de travail en unité de temps. Pour entretenir sa force de travail, l’ouvrier vend ses unités de temps en échange d’une rémunération. En vendant son temps en échange d’un salaire, l’ouvrier transforme sa force de travail en marchandise. Lorsqu’elle est transformé en marchandise, il est possible de calculer et de prévoir à l’avance les coûts de production et les profits.

La révolution industrielle n’aurait pas eu lieu sans l’exploitation des travailleurs. Pour que les rendements et les profits augmentent, la force de travail devait être exploitée jusqu’à l’extrême limite. Même si la loi sur le repos dominical était toujours en vigueur, comme l’Église avait perdu son autorité, elle n’était plus respectée. La principale préoccupation d’un ouvrier étant de conserver son emploi et donc, son gagne-pain, en ne travaillant pas le dimanche, il aurait risqué de le perdre. À cause de la loi Le Chapelier, les travailleurs n’avaient pas le droit de se rassembler pour défendre leurs conditions de travail et faire respecter le repos dominical. Les infractions à la règle étaient sanctionnées par un licenciement et les révoltes ouvrières durement réprimées par la gendarmerie.

Libérés de toutes contraintes, les entrepreneurs augmentaient la durée et l’intensité des rythmes de travail jusqu’à la limite du possible. Le progrès technique a permis d’allonger et d’intensifier la durée du travail. Avant l’invention de l’éclairage, les ouvriers qui avaient besoin de lumière pour travailler étaient contraint de s’arrêter au couché du soleil. Avec l’éclairage au gaz, qui se généralisa dans les ateliers et les manufactures, il n’était plus nécessaire de tenir compte du rythme naturel du jour et de la nuit. En 1840, qu’ils soient des femmes ou des enfants, tous les ouvriers travaillaient plus de 14 heures par jour, et cela 7 jours sur 7, soit 98 heures par semaine. Dans ce contexte d’exploitation de l’homme par l’homme, les conditions de travail étaient si dures que « vivre signifiait ne pas mourir. » Bénéficiant uniquement de 8 jours de fêtes chômées, ils travaillaient 4 984 heures par an. L’espérance de vie étant de 39 ans, l’ouvrier disposait en moyenne de 341 mille heures de vie. S’il commençait à travailler à partir de 6 ans, sa durée de vie active pouvait être de 33 ans. Comme il dormait 8 heures par jour, sa durée de vie active éveillée était de 192 mille heures. L’ouvrier consacrait donc 164 milles heures, soit 48 % de son espérance de vie et 85,3 % de sa durée de vie active éveillée à travailler. Le peu de temps libre qu’il avait à sa disposition servait juste à entretenir sa force de travail. En empêchant l’accès à d’autres temps sociaux, la bourgeoisie a fait du travail la condition naturelle et la religion de la classe ouvrière.

Les ouvriers percevaient un salaire qui leur permettait à peine d’assurer leurs substances. Comme le prix des subsistances était libre, le revenu ne permettait pas toujours de couvrir les hausses. Le but de la stagnation des salaires et de la hausse des prix était d’exercer une pression silencieuse sur les ouvriers. Étant contraints de travailler toujours plus pour assurer leurs subsistances, ils n’avaient pas le temps de se socialiser autrement. Tandis que le sens de la vie de l’ouvrier se limitait à assurer sa survie, celui du bourgeois était de réussir sur le plan matériel pour se distinguer des autres, susciter l’admiration et l’envie, accroître son prestige et son pouvoir et prouver son élection divine.

Le temps social du travail étant dominant, les valeurs et la morale issue du travail dominaient la société. Pour l’ouvrier, la valeur du travail s’incarnait dans la peine, l’effort, la discipline, l’ordre, la ponctualité et le respect de l’autorité. L’oisiveté étant la « mère de tous les vices », le travail évitait aux adultes désœuvrés de sombrer dans l’ivrognerie et aux enfants de faire des bêtises. Si l’oisiveté, l’instruction et les loisirs que procure le temps libre étaient proscrits pour la classe ouvrière, ces biens-faits étaient accordés aux rentiers, aux propriétaires terriens, ainsi qu’aux femmes et aux enfants de la bourgeoisie. La bourgeoisie appliquait à la lettre la doctrine politique de Voltaire : « Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui et le gouverne. » Les capacités de production n’étant pas suffisantes pour assurer la prospérité pour tous, l’oisiveté des uns dépendait de l’exploitation des autres. Le temps libre de la bourgeoise était donc dépendant de l’exploitation à outrance du temps de travail de la classe ouvrière.

  • L’émergence des temps sociaux de l’éducation, de la famille et des loisirs.

La seconde phase apparaît entre 1841 et 1914, avec l’émergence des temps sociaux de l’éducation, de la famille et des loisirs pour la classe ouvrière. Vers le milieu du 19e siècle, la richesse ne provient plus de l’agriculture, mais de l’industrie. La richesse et la puissance d’une nation ne proviennent donc plus de l’étendue de son territoire et du nombre de ses sujets, mais de son niveau d’industrialisation.

Le nouvel âge industriel démarra avec l’apparition et le développement du chemin de fer. Tandis qu’en 1848, il n’y avait que 1 860 kilomètres de ligne de chemin de fer en France, en 1852, il y en avait 3 685 km et en 1870, 17 000 km[1]. Nécessitant la construction de gares, ainsi que la production de rails, de locomotives et de wagons en grande série, l’expansion des lignes de chemin de fer permit le développement des mines de fer, de la sidérurgie et de la construction. Nécessitant également l’emploi d’ingénieurs, de contre maîtres et de nombreux ouvriers, les revenus distribuaient pour construire une ligne de chemin de fer et des gares permettaient de développer le commerce local, les échanges marchands et l’économie dans sa globalité. Non seulement le chemin de fer accéléra le temps de transport des hommes, des matières premières et des marchandises, mais en plus, il fut la locomotive du développement économique.

En remplaçant l’artisan qui produisait une œuvre unique à l’unité, l’industrialisation permit la production de marchandises identiques en grande série. Afin d’écouler les stocks, les industriels avaient besoin de conquérir de nouveaux marchés intérieurs et extérieurs. La conquête du marché intérieur nécessita la création d’un nouveau modèle de distribution et d’un mode de vie lié à la consommation. En proposant un espace de vente vaste et attractif, une offre variée de qualité (vêtements, tissus, parfums, vaisselles, articles de loisir, jouets, etc.) et des prix réduits, qui apparaissaient sur une étiquette, les grands magasins (Le Bon Marché[2], Le Printemps, La Samaritaine, etc.) ont su séduire une clientèle aisée. En découvrant les joies et le plaisir de la consommation ostentatoire, les femmes oisives de la petite et de la grande bourgeoisie se distinguaient des classes populaires et affirmaient leur statut social.

À cause de la croissance de la production industrielle, le marché intérieur n’était pas suffisant pour écouler les stocks de marchandises.

Pour les écouler, il était donc nécessaire de conquérir de nouveaux marchés extérieurs. L’expansion de l’empire colonial à des fins économiques fut entreprise au début de la troisième république[3]. En colonisant l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, l’Afrique, Madagascar et l’Indochine, la France, d’une part, procurait au milieu d’affaires des occasions d’investissements et à l’industrie de nouveaux débouchés commerciaux, et, d’autre part, s’appropriait les terres agricoles et les matières premières de ces territoires. Tandis que la France développait son industrie manufacturière grâce aux matières premières de ses colonies, ces territoires importaient les produits finis de la métropole.

Comme « le temps, c’est de l’argent », perdre du temps était synonyme de perdre de l’argent. Étant donné que la demande était plus importante que l’offre, la hausse des bénéfices reposait sur l’augmentation de la production. L’apparition du chronomètre favorisa la gestion scientifique du travail. En associant le rendement à une unité de temps, le chronomètre permit d’introduire la notion d’efficacité et donc, de productivité dans le processus de production. Pour augmenter sa production, l’entrepreneur avait le choix entre, augmenter les effectifs, investir dans l’outil de production ou optimiser l’organisation du travail. Les ouvriers étant payés à l’heure, augmenter les effectifs équivalait à augmenter les charges salariales. En investissant dans l’outil de production et de nouvelles méthodes de travail, il augmentait sa production sans augmenter ses effectifs. Le graphique ci-dessous présente la productivité horaire de la France de 1820 à 1990.

–  Source : Économie et statistique, Deux siècles de productivité en France[4].

De 1840 à 1914, la productivité horaire du travail a augmenté de 112 %. En augmentant les volumes de production, ces gains de productivité horaires permettaient de baisser les coûts de production et donc, d’augmenter les bénéfices. Ces gains de productivité provoquaient également des surplus d’heures de travail qui augmentaient les charges salariales. Afin de supprimer les surplus d’heures de travail générées par ces gains, l’entrepreneur avait le choix entre réduire ses effectifs ou le temps de travail. En réduisant ses effectifs, il réduisait ses charges salariales. Les bénéfices généraient par les grains de productivité et les baisses de charges, il pouvait les investir ou les redistribuer sous la forme de dividendes, d’une baisse des prix ou d’une hausse des salaires. La plupart des doctrines économiques du 19e siècle présentaient le progrès technique comme la condition de l’abondance, de la prospérité et du bien-être matériel pour tous. Pour cela, il aurait fallu que la richesse produite soit redistribuée équitablement entre tous les acteurs économiques.

Le partage équitable de la richesse apparaît comme l’un des enjeux majeurs du 19e siècle. Dans « Le capital », Karl Marx montre qu’en consommant la valeur d’usage de la force de travail, l’entrepreneur produit une valeur supérieure à la somme qu’il a dépensée pour l’acheter. La production d’une marchandise nécessite une quantité d’heures de travail d’un ou de plusieurs ouvriers. L’heure de travail d’un ouvrier étant rémunérée à un taux horaire fixé à l’avance, il est possible de calculer le coût de production unitaire d’une marchandise. Étant donné que le taux horaire de l’ouvrier est inférieur à la valeur que produit cette heure de travail, en vendant ses marchandises sur le marché, l’entrepreneur s’approprie une valeur supérieure à la somme qu’il a dépensée pour l’acheter. En s’appropriant la sur-valeur produite par le sur-travail, l’entrepreneur réalise un sur-profit. Autrement dit, comme le salaire d’un ouvrier est inférieur à la valeur qu’il produit, c’est l’entrepreneur qui se l’approprie sous la forme d’une « plus value ». Le processus d’exploitation consiste donc à s’approprier la plus value générée par le travail. Pour Karl Marx, le partage équitable de la plus value, sous la forme d’une hausse des salaires ou d’une réduction du temps de travail, est donc un moyen de rendre à l’ouvrier une partie de la sur-valeur qu’il a contribué à produire. Étant considéré comme une atteinte à la propriété et à la liberté d’entreprendre, cet idéal n’était pas partagé par le patronat. Le partage équitable de la plus value devint donc l’une des principales causes de la lutte sociale entre la classe ouvrière et la bourgeoise.

Étant donné qu’il ne contribuait pas à augmenter la production et donc, les bénéfices, le patronat a toujours été hostile à la réduction du temps de travail. Avant les premières lois sur la réduction du temps de travail, qu’il soit un adulte ou un enfant, sa durée était limitée par la résistance physique de l’ouvrier. À cause du nombre et de l’intensité des heures de travail, non seulement, les ouvriers vivaient une vie de misère et de souffrance, mais en plus, leur espérance de vie moyenne était inférieure à 40 ans. Le travail étant considéré par le patronat comme la condition de vie naturelle de l’ouvrier, toutes les lois sur la réduction du temps de travail ont été arrachées par des luttes sociales.

Un enfant étant moins résistant qu’un adulte, le taux de mortalité des enfants était élevé. Afin de mettre fin à cette hécatombe, les ouvriers se sont mobilisés pour obtenir une loi sur le travail des enfants. La loi du 22 mars 1841 permit d’interdire le travail des enfants de moins de 8 ans, de limiter à 8 heures par jour le temps de travail des enfants de 8 à 12 ans et de limiter à 12 heures celui des jeunes de 12 à 16 ans. Il faudra attendre la loi du 19 mai 1874, pour que le travail des enfants de moins de 12 ans soit interdit par la loi. L’interdiction du travail des enfants de moins de 12 ans permit l’émergence du temps social de l’éducation.

En effet, le 28 mars 1882, en faisant voter la loi sur l’enseignement public obligatoire et gratuit pour tous les enfants de 6 à 12 ans, Jules Ferry permit aux enfants des couches populaires d’apprendre à lire, à écrire et à compter. Non seulement l’instruction obligatoire fournissait aux entreprises la main-d’œuvre qualifiée dont elle avait besoin pour se développer, mais en plus, elle inculquait à la jeunesse les valeurs du travail, de l’effort, de la discipline, de l’ordre, de la ponctualité et du respect de l’autorité. La gratuité de l’instruction obligatoire a permis aux enfants de la classe ouvrière d’accéder au temps social de l’éducation qui était jusqu’alors réservée à ceux de la petite et de la grande bourgeoisie.

Malgré les revendications des travailleurs, il faudra attendre la révolution de 1848 et le décret du 9 septembre pour que la journée de travail de tous les ouvriers soit limitée à 12 heures. 52 ans plus tard, la loi Millerand du 30 septembre 1900 permit de limiter la durée légale de la journée de travail à 10 heures. Étant donné que les ouvriers travaillaient 7 jours par semaine, la durée légale hebdomadaire était donc limitée à 70 heures.

Même si la loi sur le repos dominical était toujours en vigueur, elle n’était plus respectée. Le 10 décembre 1850, le Comte Charles de Montalembert déposa à l’assemblé national une plainte pour le non-respect du repos dominical. « Le bienfait si précieux sanctionné par l’expérience de soixante siècles et dont la religion de tous les peuples a fait le plus strict des devoirs, ce bienfait est méconnu en France comme il ne l’a été nulle part et jamais. »[5]. Il faudra attendre plus de 55 ans pour que le patronat découvre à nouveau les bienfaits de la journée de repos. En effet, en accordant à l’ouvrier un jour de repos pour récupérer sa force de travail, il augmentait sa productivité et donc, les profits. Ce fut la loi du 13 juillet 1906, due à la crise politique et sociale provoquée par la catastrophe minière de Courrières du 10 mars 1906, qui permit enfin aux ouvriers de conquérir une journée de repos hebdomadaire obligatoire. En se combinant à la journée de 10 heures, ce jour de repos permit de réduire la durée légale du temps de travail hebdomadaire à 60 heures.

De 1840 à 1914, la durée légale du temps de travail est passée de 98 à 60 heures par semaine. Tandis que la productivité horaire du travail progressait de 112 %[6], le temps de travail diminué de 38,8 %. En 1906, étant donné que la durée légale de la journée de travail était de 10 h et que les ouvriers bénéficiaient d’un jour de repos hebdomadaire obligatoire et de 8 jours de fêtes chômées, la durée légale d’une année de travail était de 3 040 heures. L’espérance de vie d’un ouvrier étant de 48 ans[7], il disposait en moyenne de 420 mille heures de vie. Ayant le droit de commencer à travailler à partir de 12 ans, sa durée de vie active pouvait être de 36 ans. Comme il dormait 8 heures par jour, sa durée de vie active éveillée était de 210 mille heures. Quelques années avant la Première Guerre mondiale, l’ouvrier consacrait donc 109 milles heures, soit 26 % de son espérance de vie et 52 % de sa durée de vie active éveillée à travailler.

La journée de repos hebdomadaire permit l’émergence du temps libre que l’ouvrier pouvait consacrer à se reposer, à sa famille ou à des loisirs. Permettant de se socialiser autrement que par le travail, ces pratiques favorisèrent l’émergence de nouveaux modes de vie. Même si elle commençait à accéder aux temps sociaux de l’éducation, de la famille et des loisirs, la classe ouvrière ne menaçait pas l’autorité de l’élite économique. Au contraire, en disposant d’une main-d’œuvre moins fatiguée, mieux formée et plus disciplinée, les entreprises augmentaient leur productivité et donc, leurs profits. Il faudra attendre la fin de la Première Guerre mondiale et le Front populaire pour que la classe ouvrière conquière réellement du temps libre.

  • La conquête du temps libre individuel.

La troisième phase est apparue après la Première Guerre mondiale. La victoire dépendait de la capacité, d’une part, à produire rapidement une grande quantité de canons, d’obus, de fusils, de mitrailleuses, de munitions, etc., et, d’autre part, à assurer le ravitaillement des troupes et de la population civile. Elle dépendait également de l’usage croissant de moyens de transport motorisés. En se motorisant, la guerre favorisa l’émergence d’armes modernes (camion, avion, tank, sous-marin, etc.) Les hommes étant mobilisés sur le front, l’industrie de guerre et l’agriculture manquaient de mains-d’œuvre qualifiées pour assurer la production. Le progrès technique des outils de production et les nouvelles méthodes d’organisation du travail ont permis de compenser ce manque de main-d’œuvre. Ne nécessitant pas d’une main-d’œuvre qualifiée, le taylorisme, la parcellisation des tâches et le travail à la chaîne ont permis à des ouvriers non qualifiés et à des femmes de remplacer les ouvriers qualifiés mobilisés sur le front.

Les gains de productivité issus de la guerre ont permis de réduire le temps de travail. Que ce soit en France ou aux États-Unis, les revendications pour la journée de 8 heures : « 8 h de travail, 8 h de sommeil et 8 h de loisir », furent l’objet de manifestations et de répressions violentes. À Chicago, la répression policière de la manifestation du 1er mai 1886 a provoqué la mort de trois personnes. À Fourmis, dans le Nord de la France, la répression de la manifestation du 1er mai 1891 se solda par la mort de neuf personnes. L’origine de la fête du 1er mai étant des manifestations pour la journée de 8 heures, au lieu de l’appeler la « fête du Travail », en la mémoire des victimes, il apparaît plus judicieux de l’appeler la « fête pour la réduction du temps de travail ». Afin de récompenser le sacrifice des Français durant la guerre, mais surtout, d’éviter une révolution sociale qui aurait pu éclater le 1er mai, le 23 avril 1919, le gouvernement de George Clemenceau fit enfin voter la loi sur la journée de 8 heures. Cette loi permit à la classe ouvrière de consacrer un peu de temps libre au temps social de la famille et des loisirs après la journée de travail.

Après la guerre, les moyens de transport, les outils techniques et les méthodes d’organisation issues de l’industrie militaire ont été transférés à l’industrie civile. Les transferts de technologie issue de l’industrie de guerre ont permis de construire une infrastructure de production capable d’assurer l’abondance, la prospérité et le bien-être matériel pour tous. En accélérant le rythme du travail et en augmentant les capacités de production, le progrès technique et les nouvelles méthodes d’organisation ont provoqué la hausse des stocks de marchandises. Étant donné qu’un stock qui ne se vend pas représente un coût et donc, une perte, la hausse des bénéfices et la survie des entreprises dépendaient désormais de l’augmentation de la consommation. En effet, ce n’est pas le travail, mais la vente des marchandises produites par le travail qui transforme le temps en argent. Les bénéfices étant générés par les ventes, l’accélération du rythme de la production nécessitait l’accélération du rythme de la consommation. La consommation ostentatoire, qui était jusqu’alors réservée à la bourgeoisie, n’était plus suffisante pour écouler les stocks. Afin d’augmenter les ventes, les industriels américaines ont fait appel à des agences de marketing. Leur mission était de motiver la classe moyenne, qui jusqu’alors menait un mode de vie frugal, à nourrir l’estime de soi et à se procurer des plaisirs par l’intermédiaire de la consommation ostentatoire. Cette révolution culturelle, qui débuta aux États-Unis au début des années 20, permit l’émergence de la société de consommation. Avec l’émergence du temps social de la consommation, l’élite économique détenait un nouveau moyen de renforcer son autorité.

 Le temps social du travail et l’émergence de la société de consommation ont été menacés par la crise de 1929. À cause de cette crise, le nombre de chômeurs est passé de 1 à 15 millions[8]. Pour lutter contre la hausse du chômage, le gouvernement américain avait le choix entre le New Deal ou la loi Black-Connery. Lors des élections de 1933, le candidat Franklin Delannoy Roosevelt a proposé de créer massivement des emplois en relançant l’économie grâce au New Deal. Le New Deal est une politique économique de type keynésienne, dont l’objectif est de créer des emplois grâce à une politique de grands travaux financés par des emprunts d’État. Sur le papier, ce programme ambitieux pouvait effectivement créer des millions d’emplois. Dans la réalité, les effets du New Deal sont réellement apparus à partir de 1941, lorsque les États-Unis sont rentrés en guerre contre le Japon et l’Allemagne. Ce n’est donc pas le New Deal, mais la mobilisation en masse dans l’armée et les usines d’armement qui a permis de supprimer le chômage. Sans la guerre, due en partie à la crise de 1929, le New Deal n’aurait jamais réussi à endiguer la hausse du chômage.

La seconde solution était la loi Black-Connery, qui est beaucoup moins connue. Le 6 avril 1933, soutenu par les syndicats et la classe ouvrière, le sénat des États-Unis a voté la loi Black-Connery dont le but était de réduire la durée légale du temps de travail à 30 heures par semaine. « Le rapport de l’AFL sur la réduction du temps de travail ne parlait ni de chômage, ni de salaires plus élevés, mais s’attardait plutôt à un long éloge des loisirs du travailleur, les décrivant nécessaires au bon développement du corps, de l’esprit et de l’âme […] à la richesse de la vie […] un progrès social […] à la civilisation elle-même »[9]. La finalité de cette loi n’était pas uniquement de lutter contre la hausse du chômage. En accordant à la classe ouvrière et à la classe moyenne le droit d’accéder au temps libre, qui était jusqu’alors réservé à la classe privilégiée, son but était de favoriser le progrès social et l’évolution de la civilisation. La loi Black enthousiasma le peuple américain, mais fit frissonner Wall Street. Non seulement cette loi menaçait leurs profits, mais en plus, elle aurait empêché l’émergence de la société de consommation et l’hégémonie économique des États-Unis. En remettant en question la centralité du travail, cette loi aurait également accéléré le déclin du temps social du travail et donc, de l’autorité de l’élite économique. Après avoir été votée par le Sénat, la loi Black devait être entérinée par le Congrès. Soutenu par les milieux d’affaires et les industriels, le président Roosevelt abrogea la loi Black au profit de la nouvelle politique nationale, plus connue sous le nom de New Deal. Même si la réduction de la semaine de travail à 30 heures allait dans le sens de l’histoire, cette solution ne sera plus débattue et proposée au peuple.

L’effondrement du système bancaire, consécutif au krach de 1929, c’est également propagé à l’économie française. La crise, provoquée par le rapatriement des capitaux et la baisse du commerce international, provoqua un ralentissement de l’activité économique qui eut des répercussions sur l’emploi. De 1931 à 1934, le nombre de demandes d’emploi dans l’industrie textile est passé de 5 300 à 40 900[10]. Le ralentissement de l’activité a également concerné la durée du travail hebdomadaire. En période normale, la part des ouvriers qui travaillaient moins que la durée légale hebdomadaire était comprise entre 2 et 6 % (chiffres de 1930). En décembre 1935, cette part atteignait 34,4 % des ouvriers[11]. En se cumulant, la hausse du chômage et la diminution des heures de travail provoquèrent une baisse des salaires et donc, de la consommation qui entraînèrent un ralentissement économique. De 1918 à 1936, la productivité horaire du travail avait progressé d’environ 60 %[12]. Afin de faire face à la hausse du chômage, il était donc nécessaire de partager ces gains de productivité en diminuant le temps de travail ou en augmentant les salaires. Le patronat ayant été hostile au partage des grains de productivité, il faudra attendre l’arrivée au pouvoir du Front populaire et les grèves de 1936 pour que la classe ouvrière lui arrache une seconde journée de repos hebdomadaire et 2 semaines de congés payés.

Au cours de l’été 1936, les conditions de vie de la classe ouvrière ont changé pour toujours. Les 20 et 21 juin 1936 furent votées les lois instituant les 2 semaines de congés payés et la semaine de quarante heures. En août 1936, en partant 12 jours en vacances, des millions de travailleurs ont découvert le luxe du temps libre et des vacances, qui étaient jusqu’alors réservées à une classe de privilégiés. N’étant pas soumis à des contraintes financières, ces jours de congé payé hors du temps habituel de la production, ils pouvaient en disposer à leur guise. Avec les deux jours de repos hebdomadaire et les congés payés, la vie des salariés n’était plus divisée en deux périodes : une période scolaire placée au début de l’existence et une autre dédiée au labeur, mais en trois blocs de temps : un temps pour les études, un temps pour le travail et un temps pour les loisirs. Étant moins asservi par le travail, l’homme pouvait enfin conquérir sa dignité, élargir sa perception de l’existence et donner un nouveau sens à sa vie.

Pour que les salariés profitent au mieux des 2 jours de repos hebdomadaire et des 2 semaines de congés payés, le gouvernement du Front populaire chargea Léo Lagrange, qui était sous secrétaire d’État à la santé publique, de les organiser. En intervenant dans l’organisation de la culture, des loisirs et des sports, le gouvernement souhaitait donner aux travailleurs les moyens d’utiliser leur temps libre pour développer leur santé physique et intellectuelle. Pour qu’ils puissent accéder à la culture et aux loisirs en plein air, il était nécessaire d’aménager des aires de promenades, ainsi que de construire des salles des fêtes et de spectacles, des musées, des cinémas, etc. Souhaitant encourager le goût de la lecture et la formation continue, l’État aida les communes à financer la construction de bibliothèques municipales et de centres d’éducation populaire. Afin de favoriser la pratique d’activités sportives, il était nécessaire de construire des infrastructures. En janvier 1937, 253 chantiers subventionnés et financés par l’État ont permis de construire 96 terrains de jeux, 62 stades, 39 piscines, 22 gymnases, 15 terrains d’athlétisme, 4 stations de sports d’hiver populaires, 2 cours de tennis, 1 stade couvert et 9 aménagements de terrains existants[13]. Pour développer le tourisme, l’État construisit des terrains de camping et des auberges de jeunesse et proposa des billets de transport à prix réduit.

De 1906 à 1936, la durée légale du temps de travail est passée de 60 à 40 heures par semaine. Tandis que la productivité horaire du travail progressait de 78 %[14], le temps de travail diminuait de 33,3 %. À la fin de 1936, étant donné que la durée légale de la journée de travail était de 8 h et qu’un salarié bénéficiait de 2 jours de repos hebdomadaire, de 2 semaines de congés payés et de 10 jours de fête chômés, la durée légale de son année de travail était de 1 920 heures. L’espérance de vie d’un ouvrier étant de 58 ans[15], il disposait en moyenne de 508 mille heures de vie. Ayant le droit de commencer à travailler à partir de 12 ans, sa durée de vie active pouvait être de 46 ans. Comme il dormait 8 heures par jour, sa durée de vie active éveillée était de 268 mille heures. Quelques années avant la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrier consacrait donc 88 milles heures, soit 17,4 % de son espérance de vie et 33 % de sa durée de vie active éveillée à travailler.

Même si en apparence, les réductions successives de la durée légale du temps de travail n’ont pas provoqué de transformations sociales, l’accès au temps libre a modifié en profondeur les conditions de vie de la classe ouvrière et de la classe moyenne naissante. Disposant de temps libre pour pratiquer de nouvelles activités (artistiques, culturelles, sportive, formation, jardinage, etc.), ils avaient les moyens de se socialiser et de nourrir l’estime de soi et de s’accomplir autrement que par l’activité professionnelle. En favorisant l’émergence des temps sociaux de l’éducation, de la famille, de la formation, des loisirs et du temps libre individuel, la réduction du temps de travail provoqua le déclin du temps social du travail. Malgré son déclin, sa valeur était toujours dominante. En effet, étant donné que le salarié travaillait 5 jours par semaine son statut, son identité et sa place dans la société étaient toujours attachés à son appartenance à un collectif de travail. Même si l’existence de l’individu était toujours déterminée par sa place dans l’ordre du travail, cette rupture temporelle provoqua un changement de mode de vie individuel et une révolution silencieuse du rapport au temps qui se concrétisa après la Seconde Guerre mondiale.

La révolution silencieuse du rapport au temps.

La quatrième phase, qui est toujours d’actualité aujourd’hui, est apparue en France après la Seconde Guerre mondiale. La guerre terminée, les transferts de technologies issues de l’industrie militaire vers l’industrie civile ont permis de générer d’importants gains de productivité. Pour les milieux d’affaires, les opportunités de profits issus de la Première Guerre semblaient ridicules par rapport à ceux qui seraient issus de la Seconde. Sauf que les conditions politiques de la fin de la Seconde Guerre n’étaient plus celles de la Première ! Non seulement le monde est entré dans une guerre froide qui opposait le capitalisme au communisme, mais en plus, le parti communiste était majoritaire aux élections. De surcroît, en mars 1944, le Conseil National de la Résistance (CNR) a rédigé un programme destiné à être appliqué après la libération.

Ce programme comprenait, entre autres, des mesures qui concernaient les traîtres à la nation et la mise en œuvre d’une politique économique et sociale favorable aux intérêts de la classe ouvrière. De nombreux témoignages, rapports de police et documents prouvaient que des industriels et des banquiers avaient collaboré activement avec l’occupant et le régime de Vichy[16]. Ayant collaboré, ils avaient peur d’être fusillés, jetés en prison ou, de se faire confisquer leurs biens, leurs entreprises et les bénéfices réalisés durant la guerre. Les nationalisations des usines Renault et Gnome et Rhône, dont les dirigeants avaient ouvertement collaboré avec le régime nazi, ont effrayé les milieux d’affaires qui n’avaient pas la conscience tranquille. Ne souhaitant pas faire l’objet d’enquêtes sur leurs agissements avant et pendant l’occupation, ils n’ont pas osé s’opposer à la mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance.

Après la libération, d’août 1944 à octobre 1946, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ont mis en œuvre une politique économique et sociale qui s’inspirait du programme du CNR. Pour favoriser la reconstruction et le redressement économique de la France, ils ont, entre autres, nationalisé les banques de dépôt, les houillères du Nord, les compagnies de gaz et d’électricités et le transport aérien. Afin de contrôler les prix et d’éviter l’inflation, le gouvernement provisoire de Charles de Gaule a signé l’Ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 relative aux prix. Sur le plan social, ils ont, entre autres, créé un système de sécurité sociale qui comprenait l’assurance maladie, les allocations familiales et la retraite. Le 21 février 1946, ils ont rétabli les 2 journées de repos hebdomadaire et la journée de 8 heures qui avaient été supprimées par le régime de Vichy. Pour favoriser l’ascension sociale des jeunes issus des milieux populaires, ils ont créé l’enseignement public gratuit pour tous. Afin de financer la hausse des dépenses de l’État, le décret n°48-1986 du 9 décembre 1948 crée un impôt sur les bénéfices des sociétés[17]. De 1945 à 1968, en favorisant le partage équitable de la valeur ajoutée, la mise en œuvre du programme du CNR a permis la constitution de deux blocs de temps économiques et sociaux qui ont favorisé la prospérité de la France et une révolution silencieuse du rapport au temps.

  • La constitution de blocs de temps économiques et sociaux homogènes.

En favorisant le partage équitable de la valeur ajoutée, la mise en œuvre du programme du CNR a permis la constitution de blocs de temps économiques et sociaux homogènes.

Le premier bloc de temps sociaux est celui de la vie active. La vie active correspond à la période durant laquelle l’individu exerce une activité professionnelle. Cette période correspond à un bloc de temps homogène qui comprend les temps sociaux du travail, de la famille, des loisirs, de la consommation, de la formation et du temps libre individuel.

En 1968, étant donné que la durée légale de la journée de travail était de 8 h et qu’un salarié bénéficiait de 2 jours de repos hebdomadaire, de 3 semaines de congés payés et de 11 jours de fête chômés, la durée légale de son année de travail était de 1 864 heures. Comme la durée de vie active était de 40 ans et que l’ouvrier dormait en moyenne 8 heures par jour, sa durée de vie active éveillée était de 233 mille heures. L’ouvrier consacrait donc 74 milles heures, soit 31,9 % de sa durée de vie active éveillée à travailler. L’espérance de vie étant de 67,8 ans[18], comme il disposait de 593 mille heures de vie, il consacrait seulement 12,6 % de sa durée de vie moyenne à travailler.

Malgré son effondrement sur la durée de l’espérance de vie, ces calculs mettent en évidence que le temps social du travail est toujours dominant sur les 40 années de vie active éveillée. Même si les temps sociaux de la famille, de l’éducation, de la retraite et du temps libre individuel forment un bloc de temps sociaux homogènes sur la durée de l’espérance de vie, le temps social du travail est toujours dominant. Étant toujours dominant sur la durée de vie active éveillée, le rythme de la vie des salariés et de la société s’organise autour de l’emploi du temps professionnel. En effet, c’est après sa journée de travail, que le salarié dispose de quelques heures de temps libre pour effectuer ses tâches quotidiennes et domestiques, se consacrer à ses enfants et à sa famille, regarder la télévision, se divertir, se former ou pratiquer des activités personnelles. Le temps social et la valeur du travail étant toujours dominant, il est dépendant de son activité professionnelle pour se socialiser et nourrir l’estime qu’il a de lui. Non seulement son existence sociale, son statut et son identité sont déterminés par son appartenance à une communauté professionnelle, mais en plus, sa place dans la hiérarchie sociale est toujours définie par sa position occupée dans la catégorie sociale du travail. Le temps social et la valeur du travail étant toujours dominants sur la durée de vie active éveillée, l’élite économique se considère toujours comme la catégorie sociale dominante.

Étant donné que la durée légale de la semaine de travail était toujours de 40 heures, de 1949 à 1968, le partage de la valeur ajoutée n’a pas concerné le temps de travail, mais les salaires sous leurs formes direct et indirect. Le graphique ci-dessous présente l’évolution de la valeur ajoutée et le volume d’heures de travail de 1949 à 1973.

–  Source : Insee, 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche[19].
–  Source : Insee, 6.202 Valeur ajoutée brute par branche en volume aux prix de l’année précédente chaînés[20].

Tandis qu’en 1949, il fallait 45 156 millions d’heures de travail pour générer une valeur ajoutée de 244 milliards €, en 1968, il en fallait 43 574 millions d’heures pour générer 625 milliards €. Il fallait donc 3,5 % d’heures de travail en moins pour produire 156 % de valeur ajoutée supplémentaire. La réduction du volume d’heures de travail est due à la hausse de la productivité horaire du travail, qui, sur cette même période, est passée de 5,4 à 14,3 € de l’heure[21], soit un taux de progression de 262 %. En passant de 1 912 à 1 864 heures, la durée légale de l’année de travail a seulement été diminuée de 2,5 %. La seule réduction du temps de travail, que les salariés ont obtenue en mars 1956, est une semaine de congés payés supplémentaire. La hausse de la valeur ajoutée et de la productivité horaire n’ont donc pas servi à réduire le temps de travail, mais à améliorer les conditions de vie des salariés. En effet, sur la même période, la part de la valeur ajoutée en valeur consacrée à la rémunération des salariés est passée de 49,2 % à 58,4 %[22]. Son partage plus équitable a permis de financer l’assurance maladie, les retraites, les allocations familiales et la hausse des salaires. En ce qui concerne la productivité, elle a servi à augmenter l’offre marchande. Tandis que la productivité élargissait l’offre marchande, la valeur ajoutée augmentait le pouvoir d’achat des ménages. La combinaison des deux favorisa l’émergence de la société de consommation.

Le second bloc de temps social est celui de la consommation. Les transferts de technologie issus de l’industrie militaire vers l’industrie civile ont considérablement accéléré le rythme de la production. Pour écouler les stocks, l’accélération du rythme de la production nécessitait l’accélération du rythme de la consommation. La société de consommation de masse, qui était apparue aux États-Unis au début des années 20, émergea donc en France au début des années 50. En élargissant l’offre de biens et de services marchands, la société de consommation a révolutionné le mode de vie de la classe ouvrière et de la classe moyenne. Les retombées de cette révolution culturelle étaient multiples : écouler les stocks, élargir l’offre marchande, générer des profits, créer des emplois, réfréner les revendications portant sur la réduction du temps de travail, justifier l’utilité et la valeur du travail, légitimer l’autorité de l’élite économique et gagner la guerre idéologique. En effet, pour gagner la guerre froide, le système capitaliste devait montrer qu’il était plus apte à apporter le bien-être matériel et le bonheur que le système communiste.

En favorisant l’accès au lave-linge, au frigidaire, à la gazinière, à l’eau courante, à la salle de bain, à la télévision, au téléphone, à la voiture, etc., qui étaient jusqu’alors réservés aux classes aisées, la société de consommation a permis aux membres de la classe ouvrière et de la classe moyenne d’accéder à un réel confort matériel. Lorsque le minimum de confort matériel a été atteint, la consommation est devenue ostentatoire (meubles de cuisine, mode vestimentaire, marques de voitures, etc.). N’ayant plus la vocation de répondre à des besoins réels, la consommation s’est transformée en moyen d’exprimer son appartenance sociale, d’affirmer sa réussite et de se distinguer de la classe ouvrière. En devenant un moyen de se socialiser et de nourrir l’estime de soi, la consommation ostentatoire a profondément transformé le mode de vie des ouvriers, des cadres et des classes moyennes.

La société de consommation de masse n’aurait pas pu se développer sans les hypermarchés (E Leclerc, Carrefour, Auchan, Cora, etc.). Tandis qu’en 1966, il n’y en avait que 2, en 1975, il y en avait 284[23]. Un hypermarché est une usine à vendre dont la surface commerciale est au minimum de 2 500 m2. Sa surface commerciale lui permet de proposer une large et profonde offre marchande : 40 000 références de produits alimentaires (épicerie, fruits et légumes, boissons, charcuterie, crèmerie, etc.) et non alimentaires (vêtements, bricolages, électroménagers, hygiènes, entretiens, etc.). Étant situé à la périphérie d’une ville, son accès nécessite l’usage d’une voiture et donc, d’un parking. Les hypermarchés ont su séduire une classe moyenne ascendante en proposant une offre variée à des prix plus bas que les commerces de proximité. Malgré une marge commerciale réduite, un hypermarché réalise des bénéfices en augmentant le volume de ses ventes. Les achats étant centralisés par des centrales, en achetant pour tous les magasins, les acheteurs ont les moyens de négocier les prix avec les fournisseurs. Que ce soit pour les producteurs ou les consommateurs, l’hypermarché est devenu un acteur incontournable de la société de consommation.

En incitant les ménages à consommer au-delà de leurs moyens, le crédit à la consommation a donné un nouveau souffle à l’usure. Au lieu de prendre le temps d’économiser, les ménages étaient encouragés par la publicité à contracter un emprunt auprès de sociétés de crédit. En souscrivant un crédit à la consommation, l’individu s’engage à rembourser le prêt, plus les intérêts dont le taux est relativement élevé (entre 20 % et 30 %). En se transformant en intérêt, le temps, qui s’écoule entre la date de la souscription et du remboursement de l’emprunt, se transforme en argent. Le crédit à la consommation apparaît également comme un moyen d’exercer une pression paisible, silencieuse et incessante sur le salarié. En effet, pour rembourser son emprunt avec les intérêts, il est plus ou moins contraint de travailler toujours plus. Au même titre que l’activité professionnelle et la consommation, le crédit à la consommation apparaît donc comme un moyen de contrôle social. Étant donné que c’est l’argent et le crédit qui permettent l’acte d’achat, la société de consommation a renforcé l’emprise du pouvoir temporel de l’argent sur les individus et la société.

La consommation ne concerne pas que les biens marchands. En exploitant la réduction du temps de travail et les congés payés, l’industrie du divertissement, qui comprend l’industrie culturelle (musique, cinéma, télévision, presse, etc.), l’industrie des loisirs marchands (parc d’attractions, manifestations sportives, boites de nuit, etc.) et l’industrie du tourisme, a élargi l’offre de consommation à de nouveaux marchés. Ces industries ont permis de créer des emplois et de générer des profits en divertissant ou plutôt, en occupant le temps libre. Tant que l’individu occupe son temps libre à se divertir, il ne le consacre pas à la politique ou à former son esprit critique. Ces divertissements évitent également qu’il consacre trop de temps à pratiquer une activité amateur qui lui permettrait de se socialiser, de nourrir l’estime de soi et de s’épanouir autrement que par l’activité professionnelle et la consommation.

La société de consommation a également évité le déclin du temps social du travail. Au lieu d’être utilisées pour réduire le temps de travail, la hausse des gains de productivité et de la valeur ajoutée ont servi à élargir l’offre marchande et à augmenter le pouvoir d’achat des ménages. Les luttes sociales pour le partage de la valeur ajoutée ont davantage bénéficié à l’augmentation du pouvoir d’achat qu’à la réduction de la durée légale du temps de travail. En effet, pour avoir le droit d’accéder à la consommation ostentatoire, au tourisme, à la culture et aux loisirs marchands, les salariés revendiquaient une augmentation des salaires. De 1949 à 1968, tandis que la part de la valeur ajoutée consacrée à la rémunération des salariés passait de 5,8 à 48 milliards €[24], la consommation des ménages passait de 8 à 53,4 milliards €[25]. En abandonnant la revendication portant sur la réduction de la durée légale du temps de travail au profit de celle qui portait sur la hausse du pouvoir d’achat, les salariés ont revendiqué le droit de s’aliéner au travail et de compenser leurs vies gâchées à travailler par la consommation.

Non seulement la société de consommation a permis au temps social du travail de rester dominant, mais en plus, elle a renforcé l’emprise du pouvoir temporel de l’argent. En s’agrégeant entre eux, le temps social du travail, de la consommation et du crédit à la consommation forment une unité homogène qui donne à l’élite économique les moyens de légitimer son autorité.

Le troisième bloc de temps sociaux est celui de la retraite. La retraite, qui consiste à percevoir un revenu sécurisé et stable sans être obligé de travailler, correspond à un idéal auquel aspirent les salariés. À la différence du Paradis des religions monothéistes, cet idéal est atteignable. En effet, pour avoir le droit à la retraite, le salarié devait travailler pendant 40 ans. Ses besoins essentiels satisfaits et sécurisés, le retraité peut enfin accéder au temps libre qui était autrefois réservé aux aristocrates et aux rentiers. Le rythme de sa vie n’étant plus structuré par celui du travail, c’est désormais à lui que revient la responsabilité de donner un sens à son temps et donc, à sa vie. En fonction de ses envies ou de ses aspirations, il peut se socialiser, nourrir l’estime qu’il a de lui et s’accomplir en consacrant du temps à sa famille, à ses petits-enfants, à des activités associatives bénévoles ou à des activités personnelles librement choisies.

La retraite, qui est souvent présentée comme une conquête sociale majeure, est en réalité la compensation d’une vie gâchée à travailler. En 1946, l’espérance de vie moyenne des hommes était de 60 ans[26]. Étant donné que l’âge légal du départ à la retraite avait été fixée à 65 ans[27], épuisés et brisés par des années de travail, rares étaient ceux qui avaient l’occasion d’en profiter. Les mineurs, qui avaient travaillé au fond d’une fosse, finissaient souvent avec la silicose. Les quelques années qui leur restaient à vivre étaient bien souvent des années de souffrances et de lentes agonies.

La retraite ne servait pas uniquement les intérêts des salariés. En effet, pour se développer, les entreprises avaient besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et formée aux nouvelles méthodes de production. La tertiarisation de l’économie nécessitait une main-d’œuvre plus qualifiée et formée aux métiers du tertiaire. Le coût de la reconversion étant élevé, le départ à la retraite permettait de se débarrasser à moindres frais des salariés âgés qui étaient épuisés et brisés par le travail. En partant à la retraite, ils laissaient la place à des salariés mieux formés aux nouvelles méthodes de production et aux métiers du tertiaire.

La dynamique des temps sociaux permet également d’apporter un autre regard sur la retraite. Même si elle a permis de réduire la part du temps consacré au travail sur l’espérance de vie, elle n’a pas contribué à la réduire sur les 40 années de vie active. Les revendications pour le droit à la retraite ont permis de réfréner celles qui auraient pu porter sur la réduction du temps de travail. Dès 1945, au lieu de financer la retraite, les gains de productivité et la valeur ajoutée auraient pu servir à réduire le temps de travail. L’espérance de vie moyenne des hommes étant de 60 ans, il aurait été plus judicieux de commencer par réduire le temps de travail que de fixer l’âge du départ à la retraite à 65 ans. En écartant les revendications portants sur la réduction du temps de travail, celle pour la retraite ont évité l’effondrement du temps social du travail et donc, le déclin de l’ordre économique.

Le quatrième bloc de temps sociaux est celui de l’éducation. Le préambule de la constitution de 1946 comprenait ce texte : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État. » Afin de favoriser l’égalité des chances et l’ascension sociale de la classe ouvrière et de la classe moyenne, la mise en œuvre du programme du CNR a donné le droit à tous les enfants, aux jeunes et aux adultes d’accéder gratuitement à l’enseignement public et à la formation professionnelle.

L’allongement de la durée des études a été favorisé par les besoins de l’industrie et l’émergence des métiers du tertiaire. Après la guerre, la compétitivité et la capacité d’innovation des entreprises étaient étroitement liées au niveau de formation de la main-d’œuvre. L’évolution des outils et des méthodes de production, ainsi que l’émergence du secteur tertiaire nécessitaient une main-d’œuvre plus qualifiée. Le développement économique étant de plus en plus dépendant du niveau de formation de la jeunesse, une part de la valeur ajoutée a été investie dans le système éducatif.

L’éducation nationale n’avait pas uniquement la mission d’apprendre aux jeunes à lire, à écrire, à compter et à acquérir des connaissances. Son rôle était, entre autres, de leur apprendre la discipline, la ponctualité, l’effort, le respect et l’obéissance à la hiérarchie. Sa mission était également de leur transmettre la valeur du travail, de les former aux besoins des entreprises et de favoriser leurs intégrations au monde du travail. Que ce soit à la maternelle, au collège et au lycée, le rythme de la journée était dicté par une cloche ou une sirène. En se réveillant à 7 h du matin, en effectuant un trajet aller et retour pour se rendre à l’école, en étant attentif au cours du matin et de l’après-midi et en prenant une pause à midi, le jeune s’habitue progressivement à intégrer le rythme du travail. Le rythme de la vie scolaire étant calqué sur celui de l’entreprise, en allant à l’école l’enfant intériorise le rythme du temps social du travail.

En 1930, la grande majorité des 78 mille étudiants qui suivaient des études universitaires provenaient de la petite et grande bourgeoisie, ainsi que de familles d’enseignants. Afin de favoriser l’égalité des chances et l’ascension sociale de la classe ouvrière et de la classe moyenne, le programme du CNR a également donné aux jeunes adultes le droit d’accéder à des études universitaires gratuites. De 1950 à 1968, le nombre d’étudiants est passé de 137 à 600 mille.

L’accès aux études universitaires contribua à révolutionner la conception et le sens de la vie des jeunes issus du baby-boum. En suivant des études en sociologie, en histoire, en lettre et en philosophie, l’étudiant élargissait sa perception du monde, de la société et de lui-même. En préparant des études universitaires, l’étudiant retardait son entrée dans la vie professionnelle, dite active. Les universités étant concentrées dans quelques grandes villes de France (Paris, Lille, Nantes, Bordeaux, Aix-en-Provence, etc.), s’il habitait à la campagne ou dans une petite ville de province, pour poursuivre des études universitaires, il devait quitter le foyer familial. Il est important de préciser que le jeune ne quittait pas sa famille pour se marier et fonder un foyer, mais pour ses études. En s’installant dans une chambre d’étudiant ou un campus, il découvrait une forme de liberté et un mode de vie que ne pouvait pas connaître celui qui quittait sa famille uniquement pour fonder un foyer. N’ayant pas de famille à charge, l’étudiant pouvait se consacrer à ses études et à de nouvelles formes de socialisation et d’expression librement choisie. Les heures de cours étant moins nombreuses qu’au lycée, il disposait d’une plus grande autonomie pour gérer son emploi du temps. En expérimentant de nouvelles pratiques de vie, non seulement, l’étudiant changeait sa manière de concevoir la vie et sa propre existence, mais en plus, il découvrait qu’il était possible de se socialiser, de nourrir l’estime de soi et de s’accomplir autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. En découvrant une vie plus épanouissante en dehors de l’activité professionnelle, sans s’en rendre compte, il provoqua une crise du rapport au temps.

  • Quelles sont les causes de la crise du rapport au temps ?

À la fin des années 60, les étudiants issus du baby-boum avaient entre 18 et 23 ans. Non seulement ils n’avaient pas connu la guerre, la faim, le monde du travail et le chômage, mais en plus, ils avaient vécu les conséquences positives et négatives de l’ascension sociale de leurs parents. Ayant connu le temps libre pour-soi, expérimenté de nouvelles formes de socialisation et d’expressions plus épanouissantes et élargi leur perception de la vie, les jeunes diplômés issus de l’université et de grandes écoles devenaient plus exigeants vis-à-vis de l’intérêt et du sens de leur travail. En prenant conscience que la consommation ostentatoire était une compensation d’une vie gâchée à travailler, l’entrée dans la vie active n’apparaissait pas comme une perspective réjouissante. Ayant connu l’autonomie et la liberté, les jeunes étudiants issus de la classe ouvrière et de la classe moyenne n’étaient pas prêts à accepter l’état de servitude volontaire de leurs parents.

Cet état d’esprit vis-à-vis du travail ne concernait pas que les jeunes et les étudiants. En 1968, une part croissante d’ouvriers qualifiés, de techniciens, d’ingénieurs et de cadres avaient sécurisé leurs besoins essentiels, assuré leur confort matériel et stabilisé leur situation sociale. Le chômage étant quasiment inexistant, ils n’avaient pas peur de perdre leur emploi. Ayant une stabilité professionnelle et la possibilité de construire leurs carrières au sein de la même entreprise, ils pouvaient se projeter dans l’avenir et donner un sens personnel à leurs vies. Malgré ces conditions « idylliques », les travaux de recherche de Jean Rousselet faisaient apparaître qu’ils vivaient une révolution silencieuse du temps qui affectait profondément leurs relations au travail. « Les jeunes ne sont pas seuls à témoigner d’une telle désaffection pour l’activité de travail. Beaucoup d’adultes, de travailleurs déjà insérés dans la vie active ressentent ou affichent le même mépris des tâches et des responsabilités qui sont exigées d’eux. Chez certains, cet état d’esprit ne fait que prolonger un état d’esprit développé pendant la jeunesse. L’expérience vient le renforcer en permettant de vérifier sur le terrain le pessimisme des jugements préalables et surtout en dévalorisant tout ce qui avait pu contribuer à embellir la perspective de la future existence professionnelle d’attraits étrangers à son aspect purement travail. »[28] […]« Il n’est pas sans intérêt d’apprendre ainsi que si pour 98 % des jeunes l’activité laborieuse a aujourd’hui complètement perdu son sens de devoir ou d’obligation morale, il en va de même pour 95 % des adultes. Pour cette écrasante majorité, elle n’est plus et dans un ordre décroissant, qu’un moyen de gagner sa vie, un échange de temps contre de l’argent, une contrainte sociale et pour quelques-uns même le seul moyen de lutter contre l’ennui. Et cela même dans des milieux encore imprégnés d’éthique chrétienne ou de philosophie socialiste, puisque 30 % des populations interrogées font état de pratiques religieuses régulières et que 40 % d’entre elles affirment leur obédience marxiste. »[29] À mesure que leur pouvoir d’achat s’élevait, plus de 90 % des salariés adoptaient une posture critique vis-à-vis du travail et de la consommation. Auparavant considérée comme un devoir moral et le pôle de référence de la construction identitaire, l’activité professionnelle était désormais perçue comme une contrainte sociale et un simple moyen de gagner sa vie. Mais surtout, les salariés prenaient conscience que pour gagner plus ou plutôt, perdre leurs vies à consommer, ils étaient contraints d’échanger du temps contre de l’argent. Les besoins essentiels, d’appartenance et d’estime ayant été satisfait, le besoin de réalisation de soi a émergé. Ayant eu une expérience significative du travail, les salariés avaient eu le temps de constater que l’activité professionnelle n’avait pas la vocation de répondre à leurs aspirations. Ce comportement a été conceptualisé sous le « modèle dynamique Buddenbrook »[30]. Dans « Les Buddenbrooks », Thomas Mann met en scène trois générations : la première recherche l’argent, la seconde, née riche, recherche le prestige social et civique, et la troisième, dotée dès la naissance du bien-être et du prestige, se tourne vers la musique. Attachant peu d’intérêt à ce qu’elle tient pour acquis, ayant de nouvelles aspirations et recherchant de nouvelles formes de réalisation, la nouvelle génération remettait en question la consommation ainsi que la valeur et la centralité du travail. En élargissant sa perception de la vie, elle a favorisé l’émergence de nouvelles normes, valeurs et aspirations à l’origine de la contre-culture du mouvement hippie.

Nombreux étaient ceux qui aspiraient à plus de temps libre pour choisir librement leur vie et leur mode de vie. S’exprimant sous la forme de tensions de plus en plus aiguës, cette période de mutation individuelle et sociale apparaît comme un moment de fragilité dans la trajectoire de l’individu et de la société. Le roman ou le film « l’arrangement »[31] d’Elia Kazan décrit cette quête de soi et de sens, qui apparaît comme un moment de rupture, de fragilité et de crise existentielle profonde. Étant donné que les mutations individuelles et sociales qui se produisaient déjà dans les faits, c’est-à-dire dans le temps vécu, n’étaient pas reconnues et acceptées par l’élite économique et le discours politique et médiatique dominant, la société est entrée dans une crise du rapport à la temporalité. « La société était en crise, elle était malade du temps ».

En mai 1968, que ce soit en France, en Italie, au Japon, aux États-Unis, etc., de nombreux pays industrialisés étaient confrontés à un état de crise et de révolte. Le gouvernement et le patronat devaient faire face à deux formes de revendications très différentes : la « critique sociale » et la « critique artiste »[32]. La critique sociale était portée par les ouvriers, les syndicats et le parti communiste. Leurs revendications concernaient le partage de la valeur ajoutée, ce qui se traduisait dans les faits par une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail.

Ce n’était pas la critique sociale, mais la critique artiste qui préoccupait le plus le patronat et l’élite économique. Ces revendications les inquiétaient d’autant plus, qu’elles étaient portées par des étudiants, des jeunes diplômés récemment sortis des universités et des grandes écoles, ainsi que par des ouvriers qualifiés, des techniciens, des cadres et des ingénieurs et donc, par les membres de la classe moyenne ascendantes. La contre-culture du mouvement hippie dénonçait l’inauthenticité de l’existence, la nécessité d’avoir un emploi pour s’insérer socialement, la misère de la vie quotidienne « métro, boulot, dodo », l’organisation patriarcale de la société, l’oppression des femmes, le paternalisme, la prédominance du mode « avoir » sur le mode « être », etc… Ceux qui avaient une expérience du travail dénonçaient les tâches prescrites et répétitives, la séparation de la conception de l’exécution, les horaires imposés et l’absence de créativité et d’autonomie dans les entreprises. Ils rejetaient le processus de subordination hiérarchique et l’autoritarisme des entreprises. Ce n’est pas un hasard, si l’un des slogans de mai 1968 était : « Ne perdez pas votre vie à la gagner. » Aspirant à plus d’autonomie, de liberté et de créativité, les tenants de la critique artiste souhaitaient disposer de plus de temps libre.

De 1840 à 1940, tandis que la productivité horaire du travail avait progressé de 260 %[33], la durée légale du temps de travail annuel avait diminué de 61,5 %. En comparaison, de 1949 à 1968, tandis que la productivité avait progressé de 165 %[34], la durée légale avait seulement diminué de 2,2 %. Au début des années 30, pour sortir de la crise et créer des emplois, John Maynard Keynes avait proposé de réduire le temps de travail. Dans le chapitre intitulé « Perspective économique pour nos petits enfants », il préconisait de lutter contre la hausse du chômage technologique en réduisant la durée du travail à 15 heures par semaine[35]. La génération des années 60 était celle des petits-enfants de Keynes. En 1968, étant donné qu’ils travaillaient 8 heures par jour et qu’ils disposaient de 2 journées de repos, la durée légale hebdomadaire était toujours de 40 heures.

Tandis que la durée légale était de 40 heures, la durée moyenne était passée de 47 à 45 heures. L’écart étant compris entre 7 et 5 heures, les trente glorieuses étaient une période de plein emploi. En effet, en 1968, le taux de chômage concernait uniquement 2,5 % de la population active[36]. Ce n’était donc pas la lutte contre le chômage, mais l’amélioration de la qualité de vie qui préoccupait les salariés. La qualité de vie étant étroitement liée au temps libre, les salariés les mieux instruits, formés et qualifiés revendiquaient la réduction de la durée légale du temps de travail, quitte à gagner moins. Même s’ils ne le formulaient pas ainsi, ils souhaitaient se socialiser, nourrir l’estime de soi et s’accomplir autrement que par l’activité professionnelle et la consommation.

Face aux revendications des cadres et de la classe moyenne, le gouvernement et le patronat avaient le choix entre deux solutions : réduire progressivement la durée légale du temps de travail ou provoquer un climat involontaire ou volontaire de crise. Le choix entre l’une ou l’autre de ces solutions n’apparaît pas comme un choix économique, mais comme un choix de société.

  • Quelles auraient été les conséquences de la réduction du temps de travail ?

Afin de répondre aux revendications des cadres et des classes moyennes et d’éviter la hausse du chômage, le gouvernement et le patronat auraient pu envisager de réduire progressivement la durée légale du temps de travail en fonction de l’évolution de sa durée moyenne et des gains de productivité. En effet, en provoquant la réduction de la durée moyenne du temps de travail, la productivité provoque la hausse du chômage. Afin d’inverser la courbe du chômage, ils auraient pu choisir de réduire progressivement la durée légale du temps de travail.

L’étude sur les causes du chômage avait montré que plus l’écart entre la durée moyenne et légale du temps de travail diminue, plus le chômage augmente. Il augmente d’autant plus lorsque la durée moyenne est inférieure à la durée légale. Afin d’enrayer la hausse du chômage, il est donc nécessaire de maintenir un écart de 7 heures en faveur de la durée moyenne. En 1968, tandis que la durée moyenne était 45 heures, la durée légale était de 40 heures. L’écart étant de 5 heures en faveur de la durée moyenne, le taux de chômage était de 2,5 %. De 1968 à 1973, comme la productivité horaire avait progressé de 36,5 %, l’écart entre la durée moyenne et légale du temps de travail était passé de 5 à 2 heures. Afin d’éviter la hausse du chômage, dès 1973, la durée légale du temps de travail aurait dû être réduite à 35 heures. De 1974 à 1981, la productivité horaire ayant progressé de 20,5 %, l’écart était passé de 2 à -1 heure. Pour éviter la hausse du chômage, la durée légale de la semaine de travail aurait dû être réduite à 32 heures, soit 3 journées légales de repos hebdomadaire. C’est-à-dire que la semaine de 4 jours proposée par Pierre Larrouturou[37] aurait dû être mise en œuvre dès 1981. De 1982 à 1997, étant donné qu’elle avait progressé de 39,5 %, l’écart était passé de 1 à -3 heures. Pour enrayer la hausse du chômage, la durée légale hebdomadaire aurait dû être réduite à 24 heures, soit à 3 jours par semaine. C’est-à-dire que le nombre de journées légales de repos hebdomadaire aurait dû passer à 4 jours. Si le patronat avait choisi de réduire le temps de travail, non seulement il n’y aurait pas eu de chômage, mais en plus, la part de la durée de vie active éveillée consacrée au travail aurait atteint 27,4 % en 1973, 24,8 % en 1981 et 18,2 % en 1998. En inversant le rapport à la temporalité (temps de travail < temps libre individuel), la réduction progressive de la semaine de travail de 5 à 3 jours aurait provoqué le déclin, puis l’effondrement du temps social du travail au profit de celui du temps libre individuel.

Ce choix, qui correspond à la cinquième phase de la dynamique des temps sociaux, allait dans le sens de l’histoire. En permettant à la société de se réconcilier avec son temps, non seulement ce choix aurait évité la crise et la hausse du chômage, mais en plus, il aurait ouvert de nouvelles perspectives de vie, donné un nouvel élan à la société et provoqué une mutation sociale. En m’appuyant sur la dynamique des temps sociaux, je vais à présent tenter d’expliquer les conséquences économiques, politiques et sociales de ce choix.

L’effondrement du temps social du travail aurait provoqué le déclin des modes de production liés au travail : la production de l’industrie, des marchands et de la finance, au profit de modes de production liés au temps libre individuel. Le mode de production du travail n’étant plus dominant, l’entreprise aurait retrouvé sa fonction initiale : être un simple moyen de production de biens et de services destinés à satisfaire des besoins essentiels. Le temps libre individuel étant le temps social dominant, le rythme de la société se serait réorganisé autour de la production de la famille, de l’éducation, de la formation, de la politique, de la recherche, du bénévolat et des activités associatives amateurs.

L’effondrement du temps social du travail aurait provoqué le déclin de sa valeur. Le temps libre dont dispose un individu détermine les moyens qu’il utilise pour se socialiser et nourrir l’estime de soi. Comme le fait remarquer André Gorz, en inversant le rapport à la temporalité, l’augmentation du nombre de jours de repos hebdomadaire aurait favorisé de nouvelles pratiques quotidiennes et donc, de nouveaux modes de vie. « À mesure, en effet, que s’étendent les plages de temps disponibles, le temps de non-travail peut cesser d’être l’opposé du temps de travail : il peut cesser d’être un temps de repos, de détente, de récupération ; temps d’activités accessoires, complémentaires de la vie de travail ; paresse, qui n’est que l’envers de l’astreinte au travail forcé, hétérodéterminé ; divertissement qui est l’envers du travail anesthésiant et épuisant par sa monotonie. À mesure que s’étend le temps disponible, la possibilité et le besoin se développent de le structurer par d’autres activités et d’autres rapports dans lesquels les individus développent leurs facultés autrement, acquièrent d’autres capacités, conduisent une autre vie. Le lieu de travail et l’emploi peuvent alors cesser d’être les seuls espaces de socialisation et les seules sources d’identité sociales ; le domaine du hors-travail peut cesser d’être le domaine du privé et de la consommation. De nouveaux rapports de coopération peuvent être tissés dans le temps disponible et ouvrir un nouvel espace sociétal et culturel, fait d’activités autonomes, aux fins librement choisies. Un nouveau rapport, inversé, entre temps de travail et temps disponible tend alors à s’établir : les activités autonomes peuvent devenir prépondérantes par rapport à la vie de travail, la sphère de la liberté par rapport à celle de la nécessité. Le temps de la vie n’a plus à être géré en fonction du temps de travail ; c’est le travail qui doit trouver sa place, subordonnée, dans un projet de vie. »[38] En permettant à chaque salarié de disposer de 3 puis de 4 journées par semaine, le temps libre aurait cessé d’être un temps de repos, de détente et de récupération. Au lieu de le gaspiller à regarder la télévision ou à pratiquer des activités de divertissement et de loisirs marchands, l’individu aurait ressenti le besoin de se prendre en charge en planifiant de nouvelles activités de socialisation et d’expression. En pratiquant de nouvelles activités, il aurait enrichi sa personnalité. En enrichissant sa personnalité, il aurait attiré l’attention, l’admiration, le respect et l’estime d’autrui pour ce qu’il « est » réellement. N’ayant plus besoin de l’activité professionnelle pour se définir et nourrir l’estime qu’il a de lui, le travail n’aurait plus été le support de son statut et de son identité. À partir du moment où il aurait commencé à concevoir autrement sa propre existence, son identité et son mode de vie, la valeur du travail se serait effondrée. N’étant plus une valeur dominante, le travail serait redevenu l’instrument qu’il aurait toujours dû être : un simple moyen de production.

L’effondrement du temps social du travail aurait également provoqué celui du pouvoir temporel de l’argent. Pour que l’argent soit l’étalon de la valeur d’un individu, la réussite financière et matérielle doit susciter l’estime d’autrui. En travaillant moins, l’individu aurait gagné moins et donc, consommé moins. En revanche, il aurait disposé de plus de temps libre qui lui aurait donné les moyens de multiplier ses activités de socialisation et d’expression. En pratiquant une activité artistique, intellectuelle, manuelle ou sportive amateur, le cadre aurait eu les moyens de nourrir son estime, de s’accomplir et d’enrichir sa personnalité. En enrichissant sa personnalité, il aurait davantage attiré l’estime et l’attention d’autrui pour ce qu’il « est » que pour ce qu’il « a ». Étant davantage reconnu pour ce qu’il « est », il aurait pu se passer de la réussite financière et matérielle pour s’aimer et être aimé. Comme l’avait déjà fait remarquer John Maynard Keynes, le déclin du pouvoir temporel de l’argent aurait provoqué de profondes mutations sociales. « Il faut nous attendre aussi à des modifications d’un autre ordre : lorsque au point de vue social, l’accumulation des richesses ne jouera plus le même rôle, l’on verra se modifier sensiblement le code de la morale. Nous pourrons nous débarrasser de nombreux principes pseudo-moraux qui nous hantent depuis deux cents ans, et qui ont contribué à faire passer pour les plus hautes vertus certains des penchants humains les plus méprisables. Le mobile de l’argent sera estimé à sa juste valeur. On verra dans l’amour de l’argent – non pour les joies et les distractions qu’il vous procure, mais pour lui-même – un penchant plutôt morbide, une de ces inclinations plus ou moins criminelles, plus ou moins pathologiques, que l’on remet, non sans un frisson, entre les mains du psychiatre. Nous serons alors libres de rejeter toutes sortes de coutumes sociales et d’habitudes économiques, telles que certaines distributions de richesses, de récompenses ou d’amendes, auxquelles nous demeurons attachés malgré leur caractère injuste et honteux, pour les services qu’elles rendent en encourageant la formation des capitaux. »[39] Étant donné que la volonté exclusive de réussir sa vie sur le plan financier et matériel est le symptôme de pathologies psychiques et d’un manque de maturité, cette forme de réussite n’aurait plus suscité d’admiration et d’envie. Lorsque de plus en plus d’individus découvrent que les valeurs ne sont pas toutes quantifiables, que l’argent ne peut pas tout acheter, et que ce qu’il ne peut pas acheter est l’essentiel (santé, amour, amitié, accomplissement, etc.), le système économique est remis en question dans ses fondements. N’étant plus l’étalon de la valeur de l’individu, non seulement, le pouvoir temporel de l’argent se serait effondré, mais en plus, l’argent serait redevenu ce qu’il aurait toujours dû être : un simple moyen d’échange.

L’effondrement du temps social, du mode de production et de la valeur du travail, ainsi que du pouvoir temporel de l’argent aurait également provoqué le déclin de la légitimité de l’autorité des industriels, des banquiers, des milieux d’affaires et donc, de l’ordre économique. Comme le faisait déjà remarquer George Orwell dans le roman « 1984 » : « Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la nécessité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine avait disparu. Si la machine était délibérément employée dans ce but, la faim, le surmenage, la malpropreté, l’ignorance et la maladie pourraient être éliminées après quelques générations. En effet, alors qu’elle n’était pas employée dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il était parfois impossible de distribuer, éleva réellement de beaucoup, par une sorte de processus automatique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une période d’environ cinquante ans, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Mais il était aussi évident qu’un accroissement général de la richesse menaçait d’amener la destruction, était vraiment, en un sens, la destruction, d’une société hiérarchisée. Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vivrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction. […] Si tous, en effet, jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’êtres humains qui est normalement abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et apprendre à réfléchir par elle-même, elle s’apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance. »[40]

En donnant à chaque individu les moyens de disposer de temps libre, la rivalité, la réussite et la distinction sociale fondées sur le mode « avoir » auraient laissé la place à celles fondées sur le mode « être ». À l’inverse du mode « avoir », le mode « être » est un processus immatériel qui ne peut pas être quantifié et faire l’objet d’accumulation et d’appropriation. En effet, même s’il est possible de quantifier un nombre de films tournés, de buts marqués ou de romans écrits et vendus, le talent d’un réalisateur, d’un joueur de football ou d’un écrivain ne peut pas faire l’objet d’une appropriation ou d’un échange marchand. S’il est possible de s’approprier et d’accumuler de l’argent et des biens matériels, il est en revanche impossible de s’approprier ou d’accumuler un talent, une compétence ou un savoir-faire. Par exemple, un club de football peut acheter un joueur de talent, mais il ne peut pas acheter le talent pour le donner à un autre joueur. Contrairement au rentier qui s’enrichit en dormant, le talent régresse et ne se développe pas s’il n’est pas entretenu par un travail régulier. Ne reposant plus sur la capacité à avoir toujours plus (titre, fonction prestigieuse, statut professionnel, argent, biens matériels, etc.), la légitimité de l’autorité d’un individu aurait reposé sur la volonté, le courage et la détermination de travailler dur pour développer ses connaissances, ses aptitudes et ses talents. Les compétitions sportives, la publication d’articles, d’essais et de romans, les expositions, les pièces de théâtre, les courts métrages, les spectacles vivants, les concerts, ainsi que la participation à la vie politique et associative auraient été autant d’occasions de légitimer son autorité, de faire valoir ses talents et d’exprimer la maîtrise de son art. La rivalité fondée sur le mode « avoir » ayant laissé la place à celle fondée sur le mode « être », l’accumulation financière et matérielle n’aurait plus été un critère de distinction et de réussite sociale.

Étant donné que le statut professionnel, l’accumulation matérielle et la capacité à faire fructifier son argent n’auraient plus été les pôles de référence des individus, de manière consciente ou inconsciente, ils auraient remis en question la légitimité de l’autorité de la hiérarchie sociale issue de l’ordre économique. La légitimité de l’autorité d’un individu n’étant plus déterminée par ce qu’il « a », mais par ce qu’il « est », le pouvoir de l’élite économique se serait effondré au profit d’une nouvelle élite issue des porteurs de la critique artiste. Étant issus du mode « être », les porteurs de la critique artiste auraient donc incarné la nouvelle catégorie sociale dominante. Tandis que l’argent du bourgeois a remplacé la naissance du noble, le mode « être » des tenants de la critique artiste aurait remplacé le mode « avoir » de l’élite économique. L’inversion du rapport à la temporalité aurait donc provoqué un changement de mode de vie, de société, voire de civilisation.

Pour éviter cette transformation sociale qui les auraient balayé, le gouvernement et le patronat ont fait le choix de la crise.

  • Le choix de la crise.

Le travail étant le pilier de l’ordre économique, le gouvernement et le patronat n’ont pas choisi la solution de réduire la durée légale du temps de travail. Afin de rompre avec la dynamique du modèle Buddenbrook, il était nécessaire que le travail et le bien-être matériel ne soient plus un avantage acquis. En réponse à la révolution sociale en cours, ils ont choisi de mettre en œuvre une contre-révolution qui a pris la forme d’une crise permanente. À cause de la hausse du chômage provoquée par la crise de 1973, le travail et la consommation n’étaient plus un acquis.

En effet, comme le fait remarquer Roger Sue, le travail n’est pas un simple moyen de production. « Une telle méprise quant au processus historique de la modernité, à fortiori quand la représentation du travail ne correspond plus à sa réalité, ne peut s’expliquer que si, contre toute évidence, elle est soigneusement entretenue par le discours public. Et, très prosaïquement, parce que ce discours correspond aux intérêts immédiats d’un petit nombre de détenteurs du pouvoir économique ou politique. Maintenir l’illusion d’une civilisation du travail, c’est préserver l’ordre social existant et ceux qui en sont les bénéficiaires, en évitant toute remise en question. Le travail reste en effet l’un des meilleurs modes de maintien de l’ordre social, de contrôle social et de surveillance des individus. D’abord, il occupe « utilement » le temps. Selon le vieil adage, il éloigne du désœuvrement, de l’oisiveté, du vice, mais également d’activités aussi subversives que la réflexion sur les finalités (de la croissance et de la consommation, par exemple), l’engagement citoyen ou tout simplement le développement et l’autonomie personnelle. »[41] Étant donné que l’ordre économique repose sur le temps social, le mode de production et la valeur du travail, l’élite économique n’avait aucun intérêt à choisir la solution de la réduction de la durée légale du temps de travail. Pour que le temps social du travail soit toujours dominant sur la durée de la vie active éveillée, le nombre de journées légales de repos hebdomadaire ne doit pas dépasser 2 jours et la norme de la semaine de travail doit être maintenue à 5 jours pour les cadres et les classes moyennes.

Au lieu de choisir la solution de la réduction de la durée légale du temps de travail, l’élite économique a choisi de plonger la société dans un climat de tensions et de crises de plus en plus aiguës. En effet, à la fin des années 60, la crise n’était pas une crise économique, mais une crise du rapport à la temporalité. À partir du choc pétrolier de juin 1973, la crise de la temporalité s’est transformée en crise économique, qui s’est à son tour transformée en crise sociale. En effet, le ralentissement de l’activité économique provoqué par la hausse du prix du baril de pétrole a provoqué une baisse de la croissance du PIB et donc, la hausse du chômage.

Étant donné qu’entre 1949 et 1968, l’écart entre la durée moyenne et la durée légale du temps de travail était compris entre 7 et 5 heures, les trente glorieuses étaient une période de plein emploi. Le chômage étant quasiment inexistant, ceux qui cherchaient un emploi en trouvaient un rapidement. Comme les salariés ne craignaient pas la menace du licenciement, le rapport de force n’était pas en faveur du patronat, mais des salariés. De 1969 à 1975, l’écart entre la durée moyenne et légale étant passé de 5 à 1 jour, le taux de chômage est passé de 2,2 % à 4,4 %. Même si la hausse était seulement de 2,2 points, elle a provoqué un sentiment de peur dans l’esprit des salariés qui n’étaient pas habitués au chômage.

Comme le fait remarquer Roger Sue, le chômage n’est pas un problème pour le patronat, mais pour les salariés. « Quant à son corollaire, le chômage, loin de nuire au système, il le conforte. D’une part, il fait du travail et de l’emploi un bien rare et indispensable qui permet de prétendre encore à leur « centralité » et de nous enfermer dans la contradiction d’une quête nécessaire à chacun et impossible pour tous ; d’autre part, il sert à maintenir une « armée de réserve » qui instille la concurrence entre chômeurs et salariés, entre les salariés eux-mêmes, et qui exerce une pression à la baisse sur les revenus du travail et, de manière générale, sur l’ensemble des revendications. De ce fait, au cours de la dernière décennie, on compte peu de jours de grève, des augmentations de salaire contenues, un calme apparent qui se paie tout de même de souffrances plus ou moins exprimées et de grandes déflagrations comme en 1995, quand la pression se fait trop forte. Un calme trompeur, tant l’exaspération refoulée que l’on constate régulièrement aux élections, par exemple, risque d’annoncer la tempête et l’explosion sociale. »[42] La hausse du chômage permit d’inverser le rapport de force en faveur du patronat. Désormais, ce n’était plus les patrons, mais les salariés qui avaient peur. La peur du chômage mit fin aux revendications portant sur la hausse des salaires et la réduction du temps de travail au profit de la lutte contre le chômage. Pour enrayer la hausse du chômage, les politiques, les économistes et les industriels répétaient sans arrêt dans les médias qu’il fallait relancer la croissance du PIB. Étant donné que la création d’emploi était étroitement liée à la relance de l’activité économique et à la compétitivité des entreprises française, les salariés ont accepté la remise en cause progressive des acquis sociaux conquis par le CNR et les luttes sociales des 30 glorieuses.

Le 3 janvier 1972, sous prétexte de répondre au besoin de liberté et d’autonomie des salariés, le gouvernement de Pierre Messmer fit voter une loi sur le travail temporaire qui légalisa le contrat de travail en intérim. Le contrat de travail étant signé avec une agence d’intérim, le salarié n’était plus attaché à une entreprise. L’intérim permet aux entreprises d’ajuster le nombre de salariés et donc, le nombre d’heures de travail en fonction de l’activité de l’entreprise. De 1982 à 2013, en passant de 102 mille à 508 mille personnes, le nombre d’intérimaires a progressé de 398 %[43].

En 1980, le taux de chômage concernait 5,3 %[44] de la population active. Lors de la campagne présidentielle de 1981, François Mitterrand avait l’ambition de lutter contre la hausse du chômage et de « Changer la vie ». Pour créer des emplois et provoquer un changement de mode de vie, son programme de campagne comprenait le passage aux 35 heures.

En 1981, lors d’un voyage dans l’Hérault, le premier ministre Pierre Mauroy déclarait « Le temps libre c’est tout le temps dont on dispose après le travail. C’est le temps gagné, c’est le temps libéré. Je crois que nous sommes habitués, depuis des temps immémoriaux finalement, à travailler ; on a l’impression que la vie c’est le travail. Je ne propose pas du tout une vie où il n’y aurait pas de travail, loin de là. Mais je crois que nous allons vers des temps où il y aura le temps de travail, qui sera un temps fort, mais un temps plus court, et tout le reste sera du temps libre. »[45] Afin de montrer l’importance accordait au temps, le gouvernement de Pierre Mauroy créa le Ministère du temps libre dont l’objectif était de coordonner les activités liées au temps libre. Au lieu de tenir ses engagements, il mit en place les 39 heures, la 5e semaine de congés payés et la retraite à 60 ans. Même si ces lois contribuaient à réduire le temps de travail, elles ne menaçaient pas la domination quantitative du temps social du travail sur la durée de vie active éveillée.

À partir du milieu des années 80, qui correspond en France au tournant ultralibéral, ce n’était plus les salariés, mais le patronat qui avait repris l’initiative des lois concernant le travail. Sous le prétexte d’améliorer la compétitivité des entreprises et donc, de créer des emplois, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir, ont voté des lois sur l’aménagement du temps de travail. Les lois de 1987, de 1993 et de 1996 ont légalisé le recours au travail à temps partiel, la flexibilité du travail et l’annualisation du temps de travail. De 1987 à 2013, en passant de 2,7 à 4,7 millions, soit une hausse de 74,9 %, les effectifs des salariés à temps partiel sont passés de 12,1 % à 18,4 % des emplois[46]. Permettant d’ajuster la masse salariale et donc, les heures de travail en fonction de l’activité de l’entreprise, l’intérim et le travail à temps partiel sont devenus des variables d’ajustement de l’activité. En se généralisant, la flexibilité, l’annualisation, les contrats en CDD, l’intérim et le travail à temps partiel ont permis d’augmenter la productivité horaire en ajustant les heures de travail et les effectifs en fonction de l’activité des entreprises. En effet, de 1987 à 2013, tandis que le volume d’heures de travail annuel passait de 38,2 à 40,1 milliards[47] et que les effectifs à temps plein passaient de 21,8 à 25,5 millions[48], la productivité horaire a progressé de 54 %. Les 17,4 % de salarié supplémentaire ont donc dû se partager un nombre d’heures de travail qui avait seulement augmenté de 7,1 %. En permettant d’ajuster la baisse du volume d’heures de travail à la hausse des effectifs sans diminuer la durée légale du temps de travail, toutes ces lois apparaissent donc comme une forme déguisée de réduction du temps de travail au service de l’intérêt des entreprises.

En 1997, étant donné que le taux de chômage était de 10,7 %[49], le gouvernement socialiste de Lionel Jospin a utilisé la réduction du temps de travail pour créer des emplois. En effet, le 13 juin 1998, il a fait voter la loi Aubry sur les 35 heures. Il a donc fallu attendre 18 ans pour que la promesse de campagne de François Mitterrand soit enfin tenue.

Il me semble important de préciser qu’à part les 35 heures, toutes les lois sur l’aménagement du temps de travail ont permis de réduire la durée moyenne sans réduire la durée légale du temps de travail. Le 17 janvier 2003, en votant une loi sur la flexibilité du temps de travail, le gouvernement d’Alain Juppé vida les 35 heures de sa substance. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, durant la période de vacances d’août 2008, le gouvernement de François Fillon fit passer le forfait jour des cadres de 218 à 235 jours par an.

Depuis la loi sur les 35 heures, le patronat, des économistes et des sociologues affirment qu’en moyenne, un salarié consacre seulement 9,2 % de sa durée de vie à travailler. Le temps consacré au travail étant très faible, il n’est donc pas nécessaire de le réduire davantage. Face à cette affirmation, il apparaît pertinent de se demander si c’est la réduction de la durée légale du temps de travail ou l’augmentation de l’espérance de vie qui a permis de réduire la durée de vie consacrée au travail. De 1936 à 1998, l’espérance de vie des Français est passée de 58 à 78 ans[50] et la durée légale du temps de travail hebdomadaire est passée de 40 à 35 heures. Étant donné que l’espérance de vie a progressé de 34,5 % et que la durée légale a diminué de 12,5 %, ce n’est donc pas la réduction du temps de travail, mais l’augmentation de l’espérance de vie qui a permis de réduire la durée de vie consacrée au travail. Sur la même période, la part de la durée de vie active éveillée consacrée à l’activité professionnelle est passée de 32,9 % à 26,8 %. Même si cette part a diminué de 6,1 points, en 1998 le temps social du travail était toujours dominant sur la durée de vie active éveillée. En permettant de réduire la durée moyenne du temps de travail, sans réduire la durée légale, toutes les lois sur l’aménagement du temps de travail ont permis d’éviter que le temps social du travail s’effondre au profit du temps libre individuel sur la durée de vie active.

Étant donné que les élites économiques et politiques n’ont pas choisi de réduire la durée légale du temps de travail, la crise de la temporalité s’est progressivement transformée en crise systémique (économique, politique, sociale, écologique et climatique). Curieusement, malgré la crise, de 1973 à 2013, le PIB, le PIB par habitant et la productivité horaire sont respectivement passés de 180 à 2 113 milliards €, de 3 378 € à 32 074 €[51] et de 19,6 € à 46,1 €[52]. La production de richesses n’ayant jamais été aussi élevée, la France ne subit donc pas une crise économique, mais une crise sociale provoquée par la hausse du chômage. En effet, si le taux de chômage n’avait pas atteint 9,8 %[53], la France ne serait pas en crise, mais en période d’expansion économique. À cause de la hausse du nombre de demandeurs d’emploi, de précaires et de travailleurs pauvres, qui travaillent en intérim et à temps partiel « subi », la crise sociale s’est transformée en crise politique.

En s’obstinant à privilégier la relance de la croissance du PIB, l’élite économique a provoqué le réchauffement du climat, le gaspillage des matières premières, la pollution des ressources naturelles et l’extinction de milliers d’espèces. La fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes et des pics de pollution de l’air, la dégradation de nappes phréatiques et l’épuisement des terres arables sont les premiers signes d’une catastrophe à venir. Les réserves de pétroles, de gaz naturel et de minerais étant limitées, leur épuisement risque d’amplifier la crise économique politique et sociale actuelle. La compétition que se livreront les États et les multinationales pour s’approprier les stocks restants, risque de conduire à des crises politiques, voire à des guerres. Pour créer des emplois à court terme, le gouvernement français menace donc notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie des générations présentes et à venir à moyen et long terme. Malgré la crise systémique, la société continue de se transformer en profondeur.

  • Malgré la crise, la société se transforme en profondeur.

Malgré la crise, la transformation sociale liée à la quatrième phase de la dynamique des temps sociaux se poursuit. Depuis 1973, les effets liés à l’apparition des blocs de temps sociaux de la vie active, de la société de consommation, de la retraite et de l’éducation n’ont pas cessé de s’amplifier. Le développement économique, le progrès technique, ainsi que l’évolution du niveau de vie, de confort matériel et d’éducation ont favorisé l’émergence de nouvelles valeurs et aspirations. Même si les causes de cette mutation ne sont pas exhaustives, j’ai identifié six facteurs qui, combinés entre eux, permettraient de l’expliquer : l’émergence des « créatifs culturels », le brown-out, le manque de temps libre, les pratiques associatives et amateurs, les chômeurs heureux, Internet et les réseaux sociaux.

Malgré la crise, les aspirations des tenants de la critique artiste et de la contre-culture du mouvement hippie n’ont pas disparu. Avec leurs descendants, ils ont favorisé l’émergence d’un nouveau groupe culturel : les « créatifs culturels »[54], qui a été identifié et étudié au milieu des années 90 par les sociologues Paul Ray et Sherry Ruth Anderson[55]. Ils les ont nommés les créateurs de cultures, car ils créent et expérimentent de nouvelles pratiques économiques et sociales, s’interrogent sur les valeurs, réinventent leurs modes de vie et changent leur vision de l’existence et du monde. Il existe trois groupes culturels : les traditionalistes, les modernistes et les créatifs culturels. Les traditionalistes accordent de l’importance à la famille, ainsi qu’à l’appartenance à une communauté religieuse, nationale et professionnelle. La famille étant de type patriarcal, les hommes et les femmes sont déterminés par des rôles sociaux distincts. Tandis que l’homme travaille pour assurer les subsistances de la famille, la femme s’occupe du foyer et des enfants. Étant donné qu’une vie bonne repose sur le respect des principes religieux, ils ne s’intéressent pas au développement personnel. Au nom des traditions, de la religion et de la morale, ils s’opposent à la liberté sexuelle, aux droits des homosexuelles et à l’avortement. Étant attachés aux traditions de leur communauté d’appartenance, ils se méfient des étrangers et sont fermés aux autres cultures. Sur le plan politique, ils se reconnaissent dans la droite conservatrice, patriotique, matérialiste et religieuse.

Malgré le fait qu’ils se considèrent comme modernes, les modernistes incarnent les valeurs de la bourgeoisie libérale du 19e siècle. Étant exclusivement préoccupés par le mode « avoir », le sens de la vie des modernistes consiste à gravir l’échelle sociale, à gagner toujours plus d’argent et à accumuler toujours plus de biens matériels. Ils aiment se distinguer en exhibant des vêtements, une montre et une voiture de marque (Ralph Lauren, Rolex, Audi, etc.) et les dernières innovations technologiques (iMac, iPhone, iPad, etc.). Étant préoccupés par la réussite professionnelle, pour être plus performants et compétitifs, ils n’hésitent pas à faire appel à des « Coachs ». Sur le plan politique, ils votent pour les partis ultralibéraux de droite ou de gauche qui font la promotion du libre marché. Étant donné que la valeur du travail, la consommation ostentatoire et le libre marché ne sont plus en phase avec les attentes et les aspirations d’une part croissantes de la population, l’hégémonie culturelle des modernistes est en déclin dans les pays industrialisés.

Les créatifs culturels sont les descendants des tenants de la critique artiste et de la contre-culture apparue aux États-Unis durant les années 60. Ayant un niveau de qualification et un pouvoir d’achat élevés, ils font souvent partie de la classe moyenne et de la classe moyenne supérieure. Étant instruits, cultivés, curieux et ouverts d’esprit, ils sont ouverts aux autres, à la diversité culturelle, à la différence et aux changements. Ayant le souci de se réaliser, ils pratiquent le développement personnel pour mieux se connaître, se libérer de leurs freins intérieurs et actualiser leurs potentiels. Leur philosophie de vie est : « se changer soi-même pour changer le monde ». Pour se réaliser, ils ont besoin d’autonomie, d’exprimer leur créativité, de pratiquer une activité en accord avec leurs aspirations et de donner un sens à leur vie. À l’inverse des modernistes, ils sont davantage attirés par « l’être » que par « l’avoir ». Ce n’est donc pas la réussite financière, professionnelle et matérielle qui les motive à agir, mais la volonté de se réaliser. Les métiers d’avocat d’affaires ou de trader, qui font fantasmer les modernistes, ne font donc pas rêver les créatifs culturels. L’authenticité et l’intégrité personnelle étant des valeurs importantes, le créatif culturel souhaite aligner ses comportements sur ses convictions et s’engager pour une cause ou un projet qui a du sens. C’est-à-dire un projet qui est en accord avec sa vocation profonde. Comme l’affirmait Marc Halévy, « celui qui n’accomplit pas sa vocation, n’a aucune justification à son existence »[56]. Étant pour la paix, la défense de l’environnement, la solidarité, les valeurs féminines, la justice sociale et le développement des pays du Sud, le créatif culturel s’engage dans des associations, des ONG ou des partis politiques pour défendre les minorités ethniques, le droit des femmes et des homosexuels, les libertés civiques et l’écologie. Étant ouvert aux pratiques alternatives, il expérimente la médecine douce, la méditation, le jeûne et une forme de spiritualité qui permettent de se relier à la nature, à soi et aux autres. Se sentant responsable des générations présentes et à venir, les créatifs culturels se soucient des enjeux environnementaux et climatiques. Ils adhèrent donc aux constats et aux expérimentations menées dans les domaines agricoles, énergétiques, économiques, éducatifs et démocratiques présentés par le documentaire « Demain »[57].

Afin de préserver l’avenir de l’humanité, ils se rallient aux principes de la « Décroissance », s’abonnent à des AMAP et pratiquent la simplicité volontaire. Tandis qu’au milieu des années 90, ils représentaient 25 % de la population américaine, une étude menée en 2008 montrait qu’ils en représentaient 34,9 %[58]. L’émergence des créatifs culturels n’apparaît donc pas comme un phénomène marginal, mais comme la genèse d’une transformation lente et profonde de la société. Étant à l’avant-garde du changement, ils contribuent à faire évoluer les valeurs, les pratiques, les modes de vie, la culture et donc, la société. Ayant un niveau de qualification élevé, les créatifs culturels appartiennent souvent à la catégorie socio professionnelle des cadres. Tant que les cadres appartenaient aux groupes culturels des traditionalistes ou des modernistes, gravir les échelons hiérarchiques et gagner de l’argent pouvait procurer une raison de vivre. Étant donné que les créatifs culturels ne sont pas motivés par « l’avoir », la réussite sur le plan professionnel et matériel ne va plus de soi, si elle nuit à la planète. En remettant en question la valeur du travail et la consommation ostentatoire, ils menacent la pérennité du modèle économique dominant. Étant donné qu’ils disposent d’un pouvoir d’achat élevé et qu’ils sont qualifiés, créatifs et innovants, comme pour les tenants de la critique artiste, le management et le marketing cherchent une fois de plus à les récupérer. En effet, si les créatifs culturels refusaient de servir le système, l’ordre économique risquerait de s’effondrer.

Après le « burn-out », qui correspond à un épuisement professionnel lié à une surcharge de travail, le « bore-out », qui correspond à un épuisement lié à l’ennui sur le lieu de travail, le « brown-out » apparaît comme le nouveau mal du siècle[59]. Le brown-out, qui concerne principalement les cadres, est une sorte de baisse de tension liée à l’absurdité, à l’inutilité et l’absence de sens du monde du travail. Selon les chiffres de l’Ipsos, quels que soient les niveaux hiérarchiques, 54 % des salariés français seraient démotivés ou désengagés dans leur travail. Une étude de 2013, menée auprès de 1 000 cadres dirigeants américains (PDG, cadres de l’industrie et avocats d’affaires), montre que 40 % souffrent de brown-out [60]. Les symptômes du brown-out sont l’absence de motivation, la lassitude, le désengagement et une forme de fatigue spirituelle qui peuvent conduire à un dégoût de soi, à un repli sur soi, à des troubles physiologiques et psychologiques, à une dépression, voire même au suicide.

Le brown-out concerne tous les secteurs d’activités, tous les métiers et toutes les catégories socioprofessionnelles. Il concerne particulièrement des emplois bien rémunérés et gratifiants dont l’activité est chronophage, inutile, voire nuisible pour la société et l’environnement : les ressources humaines, le management, la communication, la publicité, le marketing, la finance, l’assurance et la banque. Plus un cadre est sain d’esprit et porteur de valeurs écologistes et humanistes, plus il a de difficulté à accepter d’effectuer le « sale boulot » ou un travail que la morale réprouve, plus il risque d’être victime du brown-out. De plus en plus de cadres dirigeants constatent, déplorent et dénoncent le fait que la seule finalité des efforts qu’ils déploient pour atteindre leurs objectifs est d’augmenter les dividendes versés aux actionnaires. À force de collaborer à des actes ou à des missions qui s’opposent à ses valeurs : réduire les budgets et les effectifs, mettre la pression sur ses subordonnés, instaurer un climat de terreur, contribuer à des campagnes de communication mensongères, nuire à la société, contribuer au réchauffement du climat, etc., non seulement le cadre finit par ne plus comprendre le sens de son engagement, mais en plus, il perd son amour-propre et n’est plus capable de se regarder en face. Même s’il est possible d’acheter le temps ou la présence physique d’un cadre, il n’est pas possible d’acheter sa loyauté, son dévouement et son engagement. Les rémunérations élevées, les primes, les stocks options et les avantages sociaux ne suffisent donc plus à compenser la perte de sens et de valeur du travail. Face à l’absurdité de leur activité professionnelle, de nombreux cadres du marketing, de la communication, de la finance, de la publicité, de la banque, etc., abandonnent leurs carrières bien rémunérées pour se reconvertir dans la restauration, l’ébénisterie, la boulangerie, la pâtisserie, la mécanique[61], la paysannerie, l’ouverture d’un bar, etc. En pratiquant ces activités, le cadre tente de contribuer à quelque chose d’utile, de retrouver le contrôle de son existence et de donner un autre sens à sa vie.

Malgré le fait qu’ils disposent de très peu de temps libre après leur journée de travail, les cadres et les classes moyennes pratiquent déjà d’autres activités de socialisation et d’expression. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Une étude réalisée en 2012 faisait apparaître que, d’une part, 23 millions de français, soit 45 % des plus de 18 ans, adhèrent à une association, et, d’autre part, 16 millions de personnes, soit 32 % de la population, pratiquent une activité amateur (artistique, sportive, intellectuelle, manuelle, etc.) et bénévole[62]. Non seulement ils participent à la vie associative, mais en plus ils s’impliquent dans la vie politique et des conseils de quartier. En pratiquant ces activités, le cadre se socialise, se distingue, s’affirme, nourrit l’estime qu’il a de lui, s’accomplit et redonne un sens à sa vie autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. Plus il consacre de temps à ces activités, plus il éprouve le désir d’en augmenter la fréquence et la durée, plus il est confronté à une réalité concrète : le manque de temps libre. En décembre 2006, les lecteurs du mensuel « Psychologie Magazine », dont la plupart sont des cadres, des membres de la classe moyenne et des créatifs culturels, étaient invités à réfléchir sur ce qui est important dans la vie. « Parce que nos ressources intérieures ne sont pas infinies, parce que celles de la planète ne sont pas éternelles, il nous faut apprendre à faire des pauses. Arrêter d’agir, de consommer, de chercher à remplir nos vi(d)es pour s’interroger : « au fond, qu’est-ce qui et vraiment important pour moi aujourd’hui ? » »[63] Cet article montre que même si elle assure un revenu élevé et un statut social attractif, la réussite professionnelle ne procure plus de bien-être et n’est plus capable de répondre aux aspirations des cadres. En réponse à la question : « Dans votre vie, qu’est-ce qui vous manque le plus ? », 25 % des 2 100 internautes sondés déclaraient manquer de temps. Ce sondage fait également apparaître que 29 % des sondés aspirent à plus de dialogues, 23 % à plus de loisirs, 13 % à plus d’espaces et 10 % à plus de réflexions. Qu’ils en soient conscients ou non, le lien qui unit ces aspirations est le temps. En effet, il faut disposer de temps libre pour installer un dialogue de qualité, pratiquer des activités personnelles et approfondir sa réflexion. Sans le dire ouvertement, cet article fait apparaître que la principale préoccupation d’une part croissante des cadres et des classes moyennes est de disposer de plus de temps libre. Selon un sondage paru en 2015, 93 % des sondés estimaient que l’équilibre des temps de vie professionnelle, familiale et associative est une préoccupation « très importante ». L’équilibre n’étant pas atteint, 71 % des salariés affirment manquer de temps et de courir après pour profiter de leurs proches ou de leurs loisirs[ 64]. En 2014, 35 % des cadres avaient des difficultés à concilier une vie professionnelle et une vie privée[65]. Étant contraint de s’épuiser à courir après le temps, de travailler plus pour gagner plus pour acheter plus de temps libre, de consacrer moins de temps au sommeil et de sacrifier sa vie de famille ou sa vocation pour la préserver, le cadre ou l’entrepreneur se rend malade à cause du manque de temps. Malgré le fait que l’équilibre des temps de vie aurait un impact positif sur la performance des entreprises, la norme de la semaine de travail est toujours de 5 jours. Ayant besoin de temps libre pour se socialiser, nourrir l’estime de soi et s’accomplir autrement que par l’activité professionnelle, les employés, les cadres, les chefs d’entreprises, les entrepreneurs, les professions libérales, les agriculteurs, les artisans et les commerçants sont donc de plus en plus nombreux à souhaiter réduire et aménager leur temps de travail.

Face au déclin de la valeur du travail, à l’épidémie de brown-out et aux aspirations liées au temps libre, la peur du chômage apparaît comme l’ultime rempart. Pour qu’elle soit efficace, être exclu du monde du travail doit apparaître comme un épouvantail. L’activité professionnelle étant considérée comme la principale activité de socialisation, le chômeur doit se sentir en situation d’exclusion sociale. N’ayant pas d’emploi pour dicter sa conduite, le définir et donner un sens à sa vie, un travailleur dépossédé de son travail s’ennuie et se sent inutile. Il a donc le sentiment d’être un homme sans qualité. Étant considéré comme un fainéant et un assisté qui vit aux crochets de l’État et de la société, le chômeur éprouve de la honte et de la culpabilité. Plus il culpabilise, plus l’image qu’il a de lui est négative, plus il est mal dans sa peau, plus il se replie sur lui-même, plus il vit la condition de chômeur comme une souffrance. Le salarié en poste apparaît donc comme un privilégié qui doit se sentir heureux d’avoir un emploi. Étant donné qu’il vaut mieux avoir un emploi que d’être au chômage, pour fuir la honte, la culpabilité, la solitude, l’ennui et la souffrance, le chômeur est fortement motivé à en retrouver un. Il acceptera donc un emploi précaire et peu qualifié dont la rémunération est inférieure aux allocations auxquelles il aurait droit.

Étant donné que le chômage et la peur du chômage sont des instruments de contrôle social, de soumission et de maintien de l’ordre économique, l’émergence de « chômeurs heureux » apparaît comme un véritable cauchemar pour les élites économiques et politiques. Les médias cachent à l’opinion publique qu’une part croissante de chômeurs considèrent qu’ils ont mieux à faire que de perdre leur vie à travailler. Mais surtout, que des chômeurs expérimentent d’autres formes de socialisation, d’expression et d’existence plus bénéfiques et épanouissantes sur le plan individuel et collectif. Des témoignages de chômeurs heureux sont apparus dans le « Manifeste des chômeurs heureux »[66], dans le documentaire « Attention danger travail »[67] réalisé par Pierre Carles et dans le livre « Éloge de la démotivation » de Guillaume Paolli[68].

Au lieu de rechercher un emploi, ces chômeurs ont décidé d’arrêter de perdre leur temps et donc, leur vie à la gagner. Ayant pris acte que le progrès technique et l’organisation du travail permettent de produire davantage en réduisant les effectifs, qu’une croissance infinie du PIB dans un monde fini est une aberration, que l’activité professionnelle et la consommation ne contribuent pas au bonheur, que d’être adapté à une société malade n’est pas le signe d’une bonne santé psychique, etc., de plus en plus de jeunes diplômés, de cadres et de membres de la classe moyenne, qui disposent d’un niveau de qualification élevé, ont décidé de déserter la guerre économique. Au lieu de déplorer la hausse du chômage, ces franges actives, éduquées et qualifiées de la population utilisent les allocations chômages auxquelles ils ont cotisé pour se réinventer en dehors du monde du travail. En ne perdant plus leurs vies à la gagner, ces déserteurs accèdent au temps libre et donc, à la liberté. En s’appropriant leurs temps de vie, ils explorent, créent et expérimentent de nouveaux modes de vie qui donnent un sens à la vie. C’est donc à la marge de la société ou à la périphérie du salariat que s’expérimentent de nouvelles formes d’identité sociale, de nouveaux modes de vie plus épanouissants et les transformations sociales de demain. Étant donné que tous les territoires ont été conquis, le temps libre individuel apparaît comme un nouvel Eldorado à conquérir. Au lieu de partir à la conquête du monde extérieur, celui qui ne perd plus sa vie à la gagner se consacre à explorer, à découvrir et à conquérir toutes les richesses et potentialités que peuvent lui procurer le temps libre. En consacrant du temps à ses enfants et à sa famille, à la vie associative et militante, à la politique, à faire de la recherche en sciences humaines, à la création d’une œuvre ou d’un programme informatique, à jouer, à flâner, à faire la sieste et du sport, à lire et à écrire des poèmes ou un essai, à préparer et à donner des conférences, à animer des stages et des débats, etc., il réinvente les liens qu’il tisse avec lui-même et les autres, se socialise, nourrit l’estime qu’il a de lui, s’affirme, se distingue et s’accomplit autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. En pratiquant ces activités, le déserteur du monde du travail finit par s’accepter et être reconnu pour ce qu’il est réellement. En montrant que ce n’est pas le chômage, mais le regard qu’ils portent et que nous portons sur lui qui produit l’exclusion sociale, les chômeurs heureux le font apparaître comme une source d’épanouissement et de bien-être. À travers leurs expériences de vie concrètes, ils invitent à questionner la valeur et le mode de production lié au travail, ainsi que les représentations sociales et le sens de la vie que propose la société. En ne faisant plus apparaître le chômage comme un épouvantail, non seulement, ils risquent de donner de mauvaises idées aux salariés en poste, mais en plus, ils remettent en question la nécessité d’exercer une activité professionnelle pour se socialiser et nourrir l’estime de soi. Si les salariés n’ont plus peur de se retrouver au chômage, les élites économiques et politiques perdent leur principal instrument de contrôle social. L’argent dépensé pour soi-disant aider les chômeurs à retrouver un emploi apparaît donc comme un moyen de contrôler et de surveiller qu’ils en recherchent effectivement un. En effet, pour éviter qu’un chômeur expérimente d’autres pratiques de socialisation et d’expression plus épanouissantes, il est indispensable qu’il consacre tout son temps à la recherche d’un emploi.

Au même titre que l’imprimerie, l’apparition de l’informatique, du numérique et d’Internet provoque une rupture culturelle qui transforme la société en profondeur. Non seulement, cette lame de fond se déploie rapidement, mais en plus, elle est mondiale. En vingt ans, Internet a révolutionné les modes de communication, ainsi que les modes d’accès à l’information et à la connaissance qui sont désormais accessibles à tous. En quelques clics, Internet permet d’accéder à des données qu’il aurait fallu de nombreuses heures, des jours, voire des mois à collecter. En réduisant les coûts et le temps d’accès à l’information, ce processus accélère la diffusion des idées. Avant l’apparition d’Internet, la connaissance, les idées et l’information, qui forment la volonté générale, étaient créées, produites et contrôlées par les élites économiques, politiques, médiatiques, culturelles et universitaires. Les journaux, la radio, la télévision, le cinéma et le système éducatif permettaient aux élites de diffuser et d’imposer leurs idées et leurs valeurs à l’ensemble de la société pour mieux la contrôler et la manipuler.

L’objectif de cette propagande est de fabriquer l’adhésion et le consentement[69] des cadres et des classes moyennes à la société de consommation et à l’ordre économique. Les sites Internets (Wikipédia, Les classiques des sciences sociales[70], Le cerveau à tous les niveaux[71], etc.) et les réseaux sociaux (YouTube, Twitter, Facebook, etc.) procurent aux individus de nouvelles manières de travailler, de se lier, de se relier, de communiquer, de partager et d’échanger de l’information, de la connaissance et des idées. Sans s’en rendre compte, sans le rechercher et sans avoir de volonté politique, ils court-circuitent les médias et les vecteurs de transmission de l’information officielle. À cause de ce court-circuit, l’information n’est plus transmise de manière verticale, c’est-à-dire du haut vers le bas, mais de manière horizontale.

La multiplication des réseaux permet la diffusion d’une pensée critique favorable à l’émergence d’une contre-culture, dont les idées et les valeurs alternatives plus ou moins radicales demeuraient jusqu’alors invisibles aux yeux du public. Les idées qui proviennent de la marge se répandent sur la toile pour devenir progressivement majoritaires. À cause de ces nouvelles sources d’informations, en février 2017, plus de 50 % des Français ne faisaient plus confiance aux médias traditionnels[72]. Ces échanges d’informations et de connaissances ont permis aux Français de dire « Non » lors du référendum pour la constitution européenne de 2005, de refuser de se faire vacciner lors de la campagne de vaccination contre la grippe H1N1 en 2009, etc. Ces nouvelles pratiques citoyennes contribuent à penser, à agir différemment et donc, à réinventer la société. La multiplication des sources d’information rend difficile la recherche d’idées, de valeurs et d’une vérité majoritairement acceptée par tous. L’absence de consensus rend difficile la construction d’un ordre social homogène qui reposerait sur une élite reconnue par tous. Ces pratiques pyramidale de la société et la légitimité de cette soi-disant élite économique et politique qui est de plus en plus désemparée[73].

Sur le plan économique, Internet favorise l’expérimentation et l’adoption de nouvelles formes de partages, d’échanges et de financements plus collaboratifs. Les internautes achètent et vendent sur Leboncoin.fr, pratiquent le covoiturage avec BlaBlaCar.fr, téléchargent des films sur Zone Téléchargement.com, écoutent de la musique sur Myspace.com, louent une voiture avec Ouicar.fr, se logent sur Airbnb.com, échangent du temps avec Rijsel.org, etc. Avec le crowdfunding, c’est-à-dire le financement participatif, ils financent des projets en se passant des banques. Ces pratiques collaboratives court-circuitent les acteurs économiques traditionnels. Étant donné qu’ils peuvent échanger entre eux du temps, des données, des biens et des services sans passer par un intermédiaire, les entreprises doivent donc s’adapter ou disparaître.

En formant un bloc de temps homogène, la journée de 8 heures, les 2 jours de repos hebdomadaire, les 5 semaines de congé payé, le développement économique, le progrès technique, l’amélioration du niveau de confort matériel, la retraite, la protection sociale, l’importance de la vie de famille, l’élévation du niveau d’éducation, le développement personnel, le manque de temps libre, la pratique d’activités associatives et politiques, les chômeurs heureux, ainsi que le partage de la connaissance et de l’information ont transformé le mode « être » et les activités pratiquées durant le temps libre en valeur et en mode de production dominant de la société. En se combinant entre eux, la somme de ces transformations économiques, politiques et sociales a provoqué une mutation profonde des valeurs et des modes de production. Étant donné que la réussite financière, professionnelle et matérielle ne fait plus sens pour une part croissante des cadres et des classes moyennes, dont une part importante sont également des créatifs culturels, les valeurs et les modes de production de l’ordre économique sont désormais déclinants. Les épidémies de burn-out, de bore-out et de brown-out sont les symptômes qu’ils ne croient plus en la valeur du travail. Même s’ils continuent à travailler et à consommer par habitude et conformisme, ainsi que pour éviter de se retrouver en situation de précarité et d’exclusion sociale, ces valeurs ne font plus sens. L’intérêt pour les activités pratiquées durant le temps libre étant désormais dominant, la société s’est transformée, elle a changé de temps. Ces valeurs et ces modes de production étant liés aux pratiques des cadres et des classes moyennes, ils incarnent désormais la catégorie sociale dominante. Même si elle se considère encore comme la catégorie dominante, étant donné que la réussite sur le mode « avoir » n’est plus l’étalon de la valeur d’un individu, la légitimité de l’autorité de l’élite économique décline.

La quatrième phase de la dynamique des temps sociaux fait apparaître que l’ordre social déclinant produit des crises qui ne font que ralentir son effondrement. C’est un moment fragile de l’Histoire où quelque chose est en train de naître, mais qui n’est pas encore là. Ce « temps » où tout bascule est celui de « malaises temporels », de tensions et de crises de plus en plus aiguës. Ne souhaitant pas perdre son autorité et ses privilèges, cette « soi-disant » élite économique, qui se dit moderniste, se comporte comme la noblesse à la fin du 18e siècle. En n’acceptant pas, d’une part, que la valeur du travail et de l’argent soient déclinants, et, d’autre part, que les attentes et les aspirations d’une part croissantes de la population aient déjà changé, elle refoule et nie la réalité. Comme elle ne reconnaît pas que les modes de production liés au mode « être » et que les activités pratiquées durant le temps libre sont désormais dominantes, la société subit une crise du rapport au temps. En travaillant 5 jours par semaine, les cadres et les classes moyennes manquent de temps pour pratiquer les activités qui répondent à leurs vocations, améliorer leur qualité de vie et changer de mode de vie. Étant donné que les gains de productivité et la valeur ajoutée ne sont pas utilisés pour réduire la durée légale du temps de travail et l’aménager autrement, les tensions, les conflits et donc, la crise du rapport au temps ne cessent de s’amplifier. En imposant la norme de la semaine de travail à 5 jours, en bloquant les salaires, en dérégulant les prix, en précarisant les trajectoires sociales et en maintenant un climat d’insécurité avec la peur du chômage, l’élite économique tente de légitimer son autorité et de se maintenir au pouvoir en empêchant les cadres et les classes moyennes de se socialiser, de structurer le rythme de leur existence, de définir leur identité, de nourrir l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, de se distinguer, de s’affirmer et de s’accomplir autrement que par l’activité professionnelle et la consommation. Ce processus contribue à précariser davantage les conditions de vie des couches populaires qui ont de plus en plus de difficultés à assurer leur subsistance. Ces politiques économiques et sociales entretiennent un climat de crise systémique qui se cristallise autour d’une croissance molle, d’un taux de chômage endémique, de la montée de l’extrême droite, de risque de guerres, du réchauffement climatique, de l’épuisement des matières premières et des ressources naturelles, ainsi que de la disparition de la biodiversité.

Pour en finir avec le chômage, inverser les processus écologiques et climatiques en cours et répondre aux aspirations des Français, il est désormais tant que la réduction de la durée légale du temps de travail soit à nouveau à l’ordre du jour.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « En finir avec le chômage : un choix de société ! ».  Ce livre permet d’appréhender les enjeux du choix entre la relance de la croissance du PIB ou de la réduction du temps de travail. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.


Pour accéder aux pages suivantes :

– Le temps libre : un choix de société !

– Les enjeux du temps et de l’emploi du temps

– Disposer de 4 jours de temps libre : un choix de société !

– Combien d’heures devrions-nous travailler pour supprimer le chômage ?

 

[1] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 157.

[2] Wikipédia, Le Bon Marché, [En ligne] (consulté le 4 janvier 2018), https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Bon_March%C3%A9

[3] Cairn.info, L’analyse économique de la question coloniale en France (1870-1914), [En ligne] (consulté le 4 janvier 2018), https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2013-1-page-51.htm

[4] Marchand Olivier, Thélot Claude, Deux siècles de productivité en France, in : Economie et statistique, N°237-238, Novembre-Décembre 1990, page 11-25.

[5] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 163.

[6] Marchand Olivier, Thélot Claude, Op Cit, page 11-25.

[7] Jacques Vallin & France Meslé, Tables de mortalité françaises pour les xixe et xxe siècles et projections pour le xxie, Paris, Ined, 2001 + CD-rom (Données statistiques, no 4-2001).

[8] Riffikin Jeremy, La fin du travail, Paris, La découverte & Syros, 1996, page 49.

[9] Ibid, page 50.

[10] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 185.

[11] Ibid, page 185.

[12] Marchand Olivier, Thélot Claude, Op Cit, page 11-25.

[13] Ibid, page 193.

[14] Marchand Olivier, Thélot Claude, Op Cit, page 11-25.

[15] Jacques Vallin & France Meslé, Op.Cit.

[16] La Croix Rize Annie, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006.

[17] books.openedition.org, Frédéric Tristram, Une fiscalité pour la croissance, page. 79-150, [En ligne] (consulté le 21 mars 2018), http://books.openedition.org/igpde/1655

[18] Insee, T15F036G1 Espérance de vie à la naissance et taux de mortalité infantile de 1950 à 2014 [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1288582?sommaire=1288637#tableau-T14F036G1

[19] Insee, 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche, [En ligne] (consulté le 25 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383648?sommaire=2383694

[20] Insee, 6.202 Valeur ajoutée brute par branche en volume aux prix de l’année précédente chaînés, [En ligne] (consulté le 25 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383648?sommaire=2383694

[21] Insee, 6.202 Valeur ajoutée brute par branche en volume aux prix de l’année précédente chaînés / 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche, Op.Cit.

[22] Insee, 1.107 Partage de la valeur ajoutée brute à prix courants, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383629?sommaire=2383694

[23] Wikipédia, Hypermarché, [En ligne] (consulté le jeudi 4 janvier 2018), https://fr.wikipedia.org/wiki/Hypermarch%C3%A9

[24] Insee, 1.105 Produit intérieur brut : les trois approches à prix courants, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383629?sommaire=2383694

[25] Insee, 1.101 Le produit intérieur brut et ses composantes à prix courants, Op.Cit.

[26] Insee, T15F036G1 Espérance de vie à la naissance et taux de mortalité infantile de 1950 à 2014, OpCit.

[27] Wikipédia, Retraite en France, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://fr.wikipedia.org/wiki/Retraite_en_France

[28] Rousselet Jean, L’allergie au travail, Paris, Seuil, 1974, page 35.

[29] Ibid, page 57.

[30] Rostow Walt Whitman, Les étapes de la croissance économique, Paris, Seuil, 1960, page 25.

[31] Kazan Elia, L’arrangement, Paris, Stock, 1969.

[32] Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, page 245.

[33] Marchand Olivier, Thélot Claude, Op Cit, page 11-25.

[34] Insee, 6.202 Valeur ajoutée brute par branche en volume aux prix de l’année précédente chaînés / 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche, Op.Cit.

[35] Keynes John Maynard, Essais de persuasion, Paris, Gallimard, 1933, page 176.

[36] Insee, T306 : Série archive : chômage et taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT) selon l’ancienne définition, par sexe et âge regroupé, en fin de trimestre, données cvs, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1406679?sommaire=1406870

[37] Éditions Législatives, Le débat sur la semaine de 4 jours relancé [En ligne] (consulté le 17 octobre 2016), http://www.editions-legislatives.fr/content/le-d%C3%A9bat-sur-la-semaine-de-4-jours-relanc%C3%A9

[38] Gorz André, Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, page 151.

[39] Keynes John Maynard, Op-Cit, page 176.

[40] Orwell George, 1984, Paris, Gallimard, 1950, page 269.

[41] Sue Roger, La société contre elle-même, Paris, Arthème Fayard, 2005, page 89.

[42] Ibid, page 89.

[43] Insee, T402: Formes particulières d’emploi et parts dans l’emploi, par sexe et âge regroupé, en moyenne annuelle, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2388205/irsoceec15_t402.xls

[44] Insee, T302 – Chômage et taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT), par sexe et tranche d’âge quinquennal et regroupé, en moyenne annuelle1975-2015, Op.Cit.

[45] Graffin Laurent, Peut-on maîtriser le temps ?, Paris, Mille et une nuits, 1999, page 30.

[46] Insee, T403:Emploi et part dans l’emploi selon la quotité de temps de travail, par sexe et âge regroupé, en moyenne annuelle, [En ligne], (consulté le février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1992572?sommaire=2008058

[47] Insee, 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017) https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383648?sommaire=2383694

[48] Insee, 6.209 Emploi intérieur total par branche en nombre d’équivalents temps plein, Op.cit.

[49] Insee, T302 : Chômage et taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT), par sexe et par tranche d’âge quinquennal et regroupé, en moyenne annuelle, [En ligne] (consulté le samedi 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1406679?sommaire=1406870

[50] Jacques Vallin & France Meslé, Op-Cit.

[51] Insee, 1.115 Produit intérieur brut et revenu national brut par habitant, Op.Cit.

[52] Insee, 6.202 Valeur ajoutée brute par branche en volume aux prix de l’année précédente chaînés / 6.213 Volume total d’heures travaillées par branche, Op.Cit.

[53] Insee, T302 : Chômage et taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT), par sexe et par tranche d’âge quinquennal et regroupé, en moyenne annuelle, Op.Cit.

[54] Le souffle d’Or éditions, Les créatifs culturels : émission Terre à Terre sur France culture, [En ligne] (consulté le lundi 12 février 2018), http://www.souffledor.fr/extras/podcast-ecoute.php?fichier=creatifs_culturels.mp3

[55] Ray Paul H, Anderson Sherry Ruth, L’émergence des créatifs culturels, enquête sur les acteurs d’un changement de société, Barret-le-Bas, Yves Michel, février 2001.

[56] Halevy-van Keymeulen Marc, L’Age de la Connaissance, Paris, MM2 Éditions, 2005, page 339.

[57] Dion Cyril et Laurent Mélanie, (2015), Demain, [DVD], France, Move Movie, France 2 cinéma, Mars films et Mely Production, Fonds de dotation Akuo Energy, OCS et France Télévisions, KissKissBankBank, 118 min.

[58] Wikipédia, Créatifs culturels, [En ligne] (consulté le lundi 11 avril 2016), https://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A9atifs_culturels

[59] Cadre et dirigeant magazine, Le brown-out, le nouveau mal qui ronge les cadres, [En ligne] (consulté le mardi 2 octobre 2017), http://www.cadre-dirigeant-magazine.com/actu/brown-out-nouveau-mal-ronge-cadres/

[60] Cadremploi, Brown-out : que se cache-t-il derrière ce nouveau syndrome qui touche les cadres, [En ligne] (consulté le lundi 29 janvier 2018), https://www.cadremploi.fr/editorial/actualites/actu-emploi/detail/article/brown-out-que-se-cache-t-il-derriere-ce-nouveau-syndrome-qui-touche-les-cadres.html

[61] Crawford Matthew B, Eloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La découverte, 2010.

[62] Edith Archambault et Viviane Tchernonog, Nouveaux repères 2012 sur les associations en France, [En ligne] (consulté le lundi 11 avril 2016), http://www.associations.gouv.fr/1182-nouveaux-reperes-2012-sur-les.html

[63] Senk Pascale, « Trop de tout ! », Psychologies magasin, n° 258, décembre 2006, page 150.

[64] L’express.fr, Travail ou vie privée ? sept salariés sur dix mènent une course contre le temps, [En ligne] (consulté le lundi 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/travail-ou-vie-privee-sept-salaries-sur-dix-menent-une-course-contre-le-temps_1685435.html

[65] L’express.fr, Arrivez-vous à concilier vie professionnelle et vie privée ?, [En ligne] (consulté le lundi 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/arrivez-vous-a-concilier-vie-professionnelle-et-vie-privee_1506780.html

[66] Collectif, Manifeste des chômeurs heureux, Paris, Libertalia, 2013.

[67] Carles Pierre, Coello Christophe et Goze Stéphane, (2003), Attention danger travail, [DVD], Montpellier, CP Productions, 109 min.

[68] Paoli Guillaume, Eloge de la démotivation, Paris, Lignes, 2008.

[69] Herman Edward S et Chomsky Noam, La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Agone, 2008

[70] Les classiques des sciences sociales, Accueil, [En ligne] (consulté le lundi 5 mars 2018), http://classiques.uqac.ca/

[71] Le cerveau à tous les niveaux, accueil, [En ligne] (consulté le lundi 5 mars 2018), http://lecerveau.mcgill.ca/

[72] Europe1.fr, La confiance des Français envers les médias est en forte baisse, [En ligne] (consulté le mardi 27 février 2018), http://www.europe1.fr/emissions/le-fait-medias-du-jour/la-confiance-des-francais-envers-les-medias-est-en-forte-baisse-2968364

[73] Le monde.fr, Les élites débordées par le numérique, [En ligne] (consulté le dimanche 8 novembre 2017), http://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/12/26/les-elites-debordees-par-le-numerique_4340397_651865.html

2 réflexions sur « Réduction du temps de travail »

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