Article : Jean-Christophe Giuliani
Lorsqu’un groupe, un individu, une famille, un système, une société, etc., se trouve prise au piège avec un problème ou un jeu sans fin, qu’un changement ne parvient plus à résoudre, il apparait pertinent de se demander si l’individu n’est pas confronté à un déni de la réalité ou à de la dissonance cognitive.
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Qu’est-ce que le déni de la réalité ?
Il apparaît difficile à croire qu’un individu, une famille, une entreprise, un gouvernement, etc., en prise avec un problème veuille le résoudre en niant sa réalité. Pourtant, les expressions populaires regorgent de maximes, telles que « faire la politique de l’autruche », « se voiler la face », « faire la sourde oreille », etc. Le déni du réel consiste à nier l’existence d’un problème, à minimiser ou à simplifier un problème, à ne pas tenir compte de l’évolution, à refuser de reconnaître l’existence du déni, à concevoir un problème à partir d’une vision bornée, à s’obstiner à « s’en tenir aux faits », etc. Nier l’existence d’un problème produit une distorsion de la réalité, qui, non seulement, ne permet pas de le résoudre, mais en plus a tendance à l’aggraver et à en créer de nouveaux. En niant l’existence de la Mafia, J. Edgar Hoover, qui était le directeur du FBI, lui a permis de prospérer et de renforcer son emprise sur l’économie, la finance, la politique et la société.
Le déni consiste parfois à minimiser ou à simplifier à outrance un problème complexe. Puisqu’elle prendrait du temps, l’analyse approfondie d’un problème apparaîtrait comme une excuse pour ne rien faire. Nier la complexité d’un problème ou affirmer qu’elle n’est qu’une difficulté à surmonter risque de justifier une intervention inappropriée qui a déjà fait ses preuves. La simplification aboutit souvent à des solutions de « bon sens » qui reposent sur des arguments d’autorités, un système de croyances ou un consensus socioculturel.
En simplifiant l’explication d’un problème à un seul facteur : le réchauffement du climat est dû aux rejets de CO2 ou la hausse du chômage est due à la baisse de la croissance du PIB, les décideurs politiques peuvent réagir en proposant des solutions de « bon sens » : réduire les rejets de CO2 ou relancer la croissance. Au lieu de les résoudre, ces solutions simplistes ont tendance à prolonger et à aggraver les problèmes. En augmentant les rejets de CO2, le surplus d’activités économiques généré par la relance de la croissance, qui est destinée à créer des emplois, contribue à réchauffer le climat.
Le déni consiste également à ne pas prendre en compte l’évolution des problèmes et des situations. Puisque les problèmes ne sont pas stables et ne cessent d’évoluer, les solutions doivent suivre le rythme des évolutions. Tenter de résoudre un problème, en agissant comme s’il n’évoluait pas, risque d’aboutir à une intervention inappropriée, à un échec ou à une impasse, qui aggravera le problème. Le père à l’esprit borné, qui se comporte avec son fils de dix-huit ans, comme s’il en avait toujours huit, risque de se confronter à d’énormes problèmes.
Le refus de prendre en compte l’évolution d’un individu, d’une entreprise, d’une société, etc., risque d’aggraver un problème, de le rendre insoluble, de provoquer la stagnation de la situation ou de générer une crise. En niant l’évolution des techniques, de l’organisation du travail, des modes de vie, des mœurs, de l’éducation, des aspirations individuelles, etc., les décideurs politiques proposent des solutions inadaptées et obsolètes qui ne résoudront pas la crise systémique.
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Les symptômes du déni de la réalité.
Nier ou refouler la réalité est un mécanisme de défense psychologique. En psychanalyse, le déni peut concerner, d’une part, des pulsions, des désirs, des manques, des besoins, des aspirations, etc., et, d’autre part, des faits, des expériences, des évènements, des informations, des attitudes, des conduites, etc., perturbantes et inacceptables, qui sont refoulés pour ne pas accéder à la conscience. Nier la réalité d’un problème est parfois le seul moyen de préserver sa santé mentale. Lorsqu’un patient apprend de son médecin qu’il va mourir d’un cancer fulgurant, le déni de cette information inacceptable permet de temporiser ou de prendre du recul pour faire face à la réalité. Malgré le fait qu’elle soit refoulée, la cause du déni est toujours inscrite dans l’inconscient.
Bien qu’ils soient niés, la plupart des dénis sont souvent parfaitement conscients. Pour un individu, dit « sain d’esprit », être conscient de nier la réalité peut avoir des conséquences bien plus graves que celles d’un déni inconscient. Seul un psychopathe, qui ne ressent aucune émotion, peut nier qu’il a commis un crime sans éprouver de honte et de culpabilité. Même s’il nie la réalité, l’individu « sain d’esprit », qui est parfaitement conscient d’avoir commis un acte répréhensible, aura beaucoup de difficulté à échapper à la honte ou à la culpabilité qu’il éprouve. S’il s’acharne à nier la réalité, les seuls moyens à sa disposition pour fuir ses tensions intérieures seront l’alcool, la drogue, la psychose, le suicide, etc. Ces tensions peuvent générer des pathologies psychiques (addiction, dépression, schizophrénie, etc.) ou physiques (hypertension, ulcères, maladies cardio-vasculaires, AVC, cancer, etc.).
Suite au suicide de l’un de ses collaborateurs, un cadre est devenu alcoolique. Son suicide est consécutif au harcèlement constant et régulier qu’il lui a fait subir durant des mois, pour l’inciter à démissionner sans indemnité de licenciement. Ayant obéi aux ordres de sa direction, il ne parvient pas à accepter et à reconnaitre sa part de responsabilité. Pour se libérer de son addiction à l’alcool, il serait peut-être nécessaire qu’il arrête de la fuir en la regardant en face.
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Le déni du déni de la réalité.
Lorsque le dénie est lui-même l’objet d’un dénie, la situation se complique et s’aggrave. Le « déni du déni » est un mécanisme psychologique, qui consiste, non seulement, à refuser une réalité, mais en plus, à refuser le fait de nier cette même réalité.Cette forme de déni, qui repose sur une attitude contradictoire, consiste à admettre l’existence d’un problème tout en niant son existence. Dans le cas d’un déni historique, certaines personnes ou institutions peuvent, non seulement, nier les faits historiques d’un génocide ou d’un écocide (premier niveau de déni), mais en plus, nier avoir jamais nié ces faits lorsqu’elles sont confrontées à des preuves accablantes (second niveau de déni).
Malgré les preuves accablantes issues de leurs propres recherches, l’industrie pétrolière nie et déni son impact sur le réchauffement climatique.
Que le problème concerne un secret de famille, une pratique frauduleuse, la stagnation du pouvoir d’achat, la baisse des rendements agricoles, la hausse du chômage, le réchauffement du climat, une croyance religieuse, un fait historique, une crise sanitaire, un attentat terroriste, un coup d’État, l’assassinat d’un chef d’État, les causes d’une guerre, etc., pour qu’une vérité, un fait, une réalité objective ou un mensonge soit maintenu dans le déni, il est important que les témoins, ceux qui en détiennent les preuves et ceux qui les entendent apprennent à nier les faits et à nier qu’ils les nient.
« Il est certain que, dans une large mesure, le processus de socialisation consiste à enseigner aux jeunes ce qu’ils ne doivent pas voir, ni entendre, ni penser, sentir ou dire. Sans des règles définissant exactement ce qui doit rester hors de la conscience, une société ordonnée serait impensable, tout comme le serait une société qui n’enseignerait pas à ses membres ce dont ils doivent être conscients et ce qu’ils doivent communiquer. »[1]
Qu’il soit le fait d’un individu, d’une famille ou d’une société, le déni du réel est un moyen de préserver le lien social, la stabilité d’un groupe et l’ordre social. L’adaptation sociale, l’appartenance à une communauté et le maintien de l’ordre social reposent sur l’adhésion à une forme de discours officiel socialement accepté. Le système éducatif et les médias contribuent à maintenir l’ordre social en diffusant et en propageant des normes, des valeurs et des croyances. Bien qu’en apparence, elle semble objective, la réalité à laquelle un individu dit « sain d’esprit » est censé se référer, se soumettre et s’adapter, pour agir et prendre des décisions, est bien souvent le résultat d’un consensus socioculturel ou d’un système de croyances.
Comme les esclaves de la caverne de Platon, la plupart des individus vivent à demi éveillés. Étant maintenus dans l’ignorance, ils n’ont pas conscience que la conception de la réalité, qu’ils tiennent pour vraie, est conditionnée, formée et influencée par des habitus, des pratiques quotidiennes, des croyances et un endoctrinement idéologique. Puisqu’ils menacent l’ordre établi, ceux qui cherchent la vérité, pour la dévoiler et la partager, sont considérés comme des irresponsables, des malades mentaux, des hérétiques, des complotistes, des terroristes, etc., qui diffusent et propagent des mensonges.
Non seulement, le système éducatif et les médias enseignent aux individus ce qu’ils sont autorisés à voir, à penser, à entendre ou à dire, mais en plus, comme le faisait remarquer Laing, ils leur apprennent à jouer au jeu de ne pas jouer.
« Ils jouent un jeu. Ils jouent à ne pas jouer un jeu. Si je leur montre que je les vois jouer, je transgresserai la règle et ils me puniront. Je dois jouer le jeu de ne pas voir que je joue le jeu. »[2]
Les programmes scolaires peuvent parfois omettre ou minimiser certains événements historiques controversés, créant ainsi un déni implicite. En proposant des connaissances et des savoirs, qui ne correspondent pas à la réalité vécue par les élèves, l’école peut également créer un décalage entre l’enseignement et les expériences vécues.
Un ministre ment, tout en niant qu’il ment. Si un journaliste dévoile son mensonge, comme il transgresse la règle du jeu, il risque des sanctions et de perdre son emploi. Pour éviter les sanctions, il doit apprendre à nier qu’il détient la vérité, autrement dit à jouer au jeu qui consiste à nier ce qu’il sait. « Si je ne sais pas que je ne sais pas, je crois savoir ; si je ne sais pas que je sais, je crois ne pas savoir. »[3] Alors que le premier s’efforce de faire semblant de croire qu’il sait, alors qu’il ne sait rien, le second semble en savoir davantage qu’il ne veut bien l’admettre. Le faux « secret de famille » est l’exemple le plus répandu de cette forme de dénis. Le secret de famille est « faux », car tous les membres le connaissent et il est « secret », car personne n’est censé savoir que tout le monde le connait. Un système totalitaire se maintient au pouvoir en propageant des mensonges, en fabriquant le consentement[4] des masses et en apprenant au peuple à nier la réalité de faits objectifs qu’ils ont vus et entendus.
Reconnaitre cette réalité peut être inacceptable et intolérable pour celui qui a fondé son identité sociale, l’image positive qu’il a de lui et la légitimité de son autorité sur une fiction idéologique. Comme le faisait remarquer Platon :
« Ne diront-ils pas que pour être monté là-haut, il a perdu la vue ; que ce n’est pas la peine d’essayer de sortir du lieu où ils sont, et que si quelqu’un s’avise de vouloir les en tirer et les conduire en haut, il faut le saisir et le tuer, s’il est possible. »[5]
Pour celui qui est parfaitement adapté et habitué aux illusions et aux chaines de sa caverne, être confronté à la vérité, aux mensonges ou à la réalité des faits s’apparente à une agression, à une menace, voire à un danger. Au lieu de regarder la réalité en face, il peut fuir ses tensions internes en se réfugiant dans le déni ou en s’attaquant à celui qui dévoile la vérité. Au lieu d’écouter et d’argumenter calmement, il dénigre, insulte, agresse, etc., celui qui dit la vérité et apporte les preuves de ce qu’il avance. Étant donné qu’il est sur la défensive, il est difficile d’entretenir une relation apaisée avec celui qui vit dans le déni. L’irritation, l’emportement, la colère et la violence apparaissent donc comme les symptômes d’un déni ou d’une dissonance cognitive.
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La théorie de la dissonance cognitive.
La théorie de la dissonance cognitive[6] a été élaborée par Léon Festinger. Pour agir et prendre des décisions, un individu cherche à vivre en accord avec son système cognitif (pensées, système de croyances, valeurs, etc.). Puisque la plupart du temps il agit avant de penser, son comportement ne relève pas d’une approche rationnelle, mais rationalisant. En effet, il n’agit pas d’une certaine manière parce qu’il soutient une idée ou une conviction particulière, mais il adopte telle idée ou telle conviction parce qu’il a agi comme il l’a fait, ou, comme il a été amené à le faire. Autrement dit, comme l’action précède la pensée, puisqu’il n’agit pas de manière rationnelle, il tente après coup de rationaliser l’action qu’il a commise ou qu’il a été amené à commettre. D’une part, si ses actes ne s’accordent pas avec son système cognitif, et, d’autre part, s’il est confronté à des informations qui réfutent son système cognitif, la dissonance cognitive génère un état de stress et de tensions psychologiques inconfortables, voire douloureux.
Pour réduire les tensions intérieures générées par la dissonance cognitive, il peut justifier et rationaliser son comportement et ses décisions en adaptant son système cognitif aux informations dissonantes, réinterpréter le réel, pour que son système de croyances reste intact, minimiser, oublier ou nier l’existence d’informations et d’évènements dissonants, modifier sa perception d’informations, d’attitudes ou de comportements dissonants pour les rendre consonants et acceptables, rechercher le soutien de ceux qui partagent les mêmes croyances, tenter de convertir ceux qui propagent des informations dissonantes, rejeter les informations dissonantes en dénonçant leurs incohérences, dénigrer, insulter, discréditer, agresser, etc., ceux qui disent la vérité en apportant les preuves des informations qu’ils avancent, etc. Pour éviter ou apaiser les tensions intérieures générées par la dissonance cognitive, l’individu peut donc, d’une part, ajuster et adapter son système cognitif pour justifier ses actions, ses choix, ses décisions et son comportement, et, d’autre part, dénigrer, rejeter ou éviter les arguments, qui pourraient remettre en question la « rationalité » de ses choix.
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Un problème, dont on ne parle pas, n’existe pas.
Un problème, dont on ne parle pas, n’existe pas. Pour éviter le déni de la réalité et la dissonance cognitive, il est donc nécessaire que le témoin d’un fait ou que le détenteur de la preuve d’une fraude, d’un délit ou d’un mensonge ne le dévoile pas et n’en parle pas. Autrement dit, que le cadre supérieur, l’avocat d’affaires, le médecin, le chercheur, l’expert, le journaliste, l’agent de renseignements, le haut fonctionnaire ou l’officier qui souhaiterait parler d’un problème, apporter les preuves d’un scandale ou d’un mensonge d’État, dévoiler une vérité ou présenter des faits objectifs et avérés, apprenne à se taire ou plus prosaïquement à « fermer sa gueule ». Comme le faisait remarquer Nixon dans le film d’Oliver Stone :
« La question, c’est d’arriver à foutre Ellsberg en pièce pour que ça flanque une bonne trouille à tous les auteurs de fuites. Parce qu’il faudra qu’on stoppe ces fuites une fois pour toutes. Je ne sais pas qui donne tout cela à la presse, mais il faut empêcher ces fuites Henry, quel que soit le prix. »[7]
Au lieu d’être récompensés pour leur courage, les lanceurs d’alertes sont brisés sur le plan social, économique, politique, psychologique et physique. Que ce soit l’avocat d’affaires, qui publie la liste de contribuables pratiquant l’évasion fiscale[8], le cadre supérieur, qui dénonce les comportements frauduleux de sa banque[9], le haut fonctionnaire, qui divulgue un mensonge d’État[10], le journaliste indépendant, qui publie des crimes et des mensonges d’État relevant du « secret défense »[11], l’officier de l’armé, qui dévoile un crime de guerre relevant de la « sécurité nationale »[12], l’officier de renseignements, qui alerte sur des pratiques de surveillance de masse illégales[13], etc., il est systématiquement, d’une part, diffamé, « trainé dans la boue », traité de malade mental, de traitre, d’extrémiste, de terroriste et de complotiste, et, d’autre part, licencié pour « faute grave », condamnée à la prison à vie ou contrainte de s’exiler pour l’éviter, menacé de mort ou, tout simplement, assassiné. En leur « flanquant la trouille », les gouvernements, les mafias, les banques, les multinationales, etc., tentent de décourager tous ceux qui auraient la mauvaise idée de les imiter.
Puisqu’il ne permet pas d’identifier le problème, afin de proposer des solutions adéquates pour le résoudre, le déni de la réalité ou la dissonance cognitive apparait comme une menace pour la santé psychique d’un individu et le processus démocratique.
Jean-Christophe Giuliani
[1] Watzlawick Paul, Weakland John et Fisch Richard, Changements : Paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, 1980, page 60.
[2] Watzlawick Paul, Weakland John et Fisch Richard, Changements : Paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, 1980, page 61.
[3] Watzlawick Paul, Weakland John et Fisch Richard, Changements : Paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, 1980, page 61.
[4] Wikipédia, La fabrication du consentement, [En ligne] (consulté le 27 juin 2023), https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Fabrication_du_consentement
[5] Platon, La République, Livre VII, Paris, Garnier Frère, 1966, page 273.
[6] Wikipédia, Dissonance cognitive, [En ligne] (consulté le 15 juillet 2023), https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissonance_cognitive
[7] Stone Oliver, Nixon, Cinergi production,1996, 183 min.
[8] Wikipédia, Panama Papers, [En ligne] (consulté le 11 mars 2024), https://fr.wikipedia.org/wiki/Panama_Papers
[9] Cadre averti, Révélations chez UBS : Nicolas Forissier, l’incroyable histoire d’un lanceur d’alerte, [En ligne] (consulté le 11 mars 2024), https://www.cadreaverti-saintsernin.fr/actualites/nicolas-forissier-lanceur-alerte-170.html
[10] Wikipédia, Pentagon Papers, [En ligne] (consulté le 11 mars 2024), https://fr.wikipedia.org/wiki/Pentagon_Papers
[11] Wikipédia, Julian Assange, [En ligne] (consulté le 11 mars 2024), https://fr.wikipedia.org/wiki/Julian_Assange
[12] Wikipédia, Chelsea Manning, [En ligne] (consulté le 11 mars 2024), https://fr.wikipedia.org/wiki/Chelsea_Manning
[13] Wikipédia, Révélations d’Edward Snowden, [En ligne] (consulté le 11 mars 2024), https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9v%C3%A9lations_d%27Edward_Snowden