Est-il pathologique de vouloir réussir sur le plan financier ?

Jean-Christophe Giuliani

L’article a été publié dans le journal Kairos : n°39 d’Avril / Mai 2019 sous le titre « Vouloir réussir sur le plan financier et matériel serait-il pathologique ? »

Le développement économique nous a permis d’accéder à un niveau de confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Malgré ce bien-être matériel, nous continuons à produire et à consommer toujours plus de biens et de services marchands. En réchauffant le climat et en épuisant l’écosystème, ce mode de vie menace notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie de l’humanité. L’imminence d’une catastrophe annoncée, qui est révélée par la fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, des sécheresses, des pics de pollution, etc…, impose un changement de mode de vie et une transformation sociale en moins de 10 ans.

Afin d’accompagner ces changements, il m’apparaît nécessaire de répondre à une question qui ne semble pas préoccuper les économistes : pourquoi sommes-nous motivés à accumuler toujours plus d’argent et de biens matériels ? Indépendamment du fait qu’il est nécessaire de gagner de l’argent pour assurer sa subsistance et un minimum de confort matériel, à quoi peu bien servir l’agitation à en avoir toujours plus qui épuise les organismes et la planète.

Au 18e Siècle, Adam Smith questionnait déjà la motivation à s’enrichir[1]. En étudiant le but de la poursuite des richesses et de l’amélioration des conditions, il a constaté que les individus étaient davantage motivés par le fait d’être reconnus et considérés avec sympathie qu’à gagner de l’argent. Ce n’est donc pas la raison, l’instinct de propriété et l’intérêt personnel, mais la vanité, la recherche du prestige et de la reconnaissance qui sont à l’origine de l’agitation du monde et du réchauffement climatique.

L’accumulation de richesses : admiration, envie et réprobation
Intervenant : Eléonore Le Jallé, Philippe Légé
MESHS : 03/04/2014

À la fin du 19e siècle, Thorsten Veblen décrivait les finalités de la consommation ostentatoire.

« Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seul que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi. »[2]

La consommation ostentatoire n’est donc pas destinée à assurer un confort matériel, mais à montrer son statut, à affirmer sa réussite et à se distinguer pour être aimé, admirée et enviée. Non seulement cette quête de distinction n’a pas de limite, mais elle n’a pas non plus d’aboutissement possible.

« Si comme on l’a parfois soutenu, l’aiguillon de l’accumulation était le besoin de moyen de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l’industrie satisfassent peu ou prou les besoins économiques collectifs ; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, à la comparaison provocante, il n’est pas d’aboutissement possible. »[3]

La course à l’estime étant la principale motivation, l’égalité des conditions matérielles ne permettra jamais de combler le besoin de distinction sociale. Imaginons que nous ayons tous les moyens de nous payer une Renault Scenic neuve. Notre objectif n’étant pas de disposer d’un moyen de transport, mais de nous distinguer les uns des autres, posséder une Scenic perdrait toute valeur à nos yeux. En effet, si tout le monde en possédait une, nous continuerions à réclamer une augmentation de salaire pour nous payer une Audi Q4. Quel que soit le montant de son revenu, l’individu imagine que s’il gagnait plus, il serait plus admiré, plus aimé et plus respecté par autrui et donc, qu’il serait plus heureux. Puisqu’il sera toujours confronté à une personne qui gagnera plus que lui, il sera toujours frustré par celui qui aura les moyens de se payer une voiture, une maison, etc…, plus grande, plus puissante et plus moderne que la sienne.

Celui qui suscite de l’intérêt pour son argent et ses biens matériels est davantage reconnu pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est ». Pour nourrir son estime, il est dépendant de la jalousie, de la convoitise et de l’envie d’individus aussi soumis et dépendants que lui au mode « avoir »[4]. Sigmund Freud invite à questionner la volonté exclusive de réussir sur le mode « avoir ».

« C’est qu’après avoir traversé, pendant la première enfance, une phase de réceptivité purement passive, suivi d’une phase de réceptivité agressive/exploitative, tous les enfants, avant d’atteindre la maturité, passent par une phase que Freud qualifiait d’ « anale-érotique ». Il découvrit que cette phase continue souvent d’être dominante au cours du développement d’un individu et que, dans ce cas, se manifeste le caractère anal, c’est-à-dire, le caractère d’une personne dont presque toute l’énergie vitale est orientée vers l’avoir, l’épargne et l’accumulation de l’argent et des biens matériels, comme sont également orientés ses sentiments, ses gestes, ses paroles, son activité. […] Ce qui importe, c’est l’idée freudienne que l’orientation prédominante vers la possession intervient au cours de la période qui précède l’accomplissement de la totale maturité, est qu’elle devient pathologique si elle reste permanente. Pour Freud, autrement dit, la personne exclusivement concernée par l’avoir et la possession est un névrosé et un malade mental ; il s’ensuit qu’une société dont la majorité des membres a un caractère anal est une société malade »[5].

Souvent, derrière la volonté de réussir sur le mode « avoir » se cache le symptôme d’un manque affectif lié à l’enfance. Étant le symptôme d’un manque, d’une frustration ou d’un vide intérieur, celui qui n’en prend pas conscience risque de gaspiller son temps à les combler grâce à la réussite financière et matérielle. À terme, s’il « a » réussi, il aura peut-être le respect d’autrui pour ce qu’il « a », mais il aura des difficultés à susciter l’amour et l’amitié pour ce qu’il « est ». La volonté exclusive d’accumuler toujours plus d’argent et de biens matériels apparaît donc comme le symptôme d’une pathologie psychique, d’un arrêt du développement et d’un manque de maturité. Autrement dit, l’individu exclusivement concerné par le mode « avoir » est un névrosé immature sur le plan émotionnel, psychologique et affectif. Il s’ensuit qu’une société qui mobilise l’énergie vitale et le temps de sa population pour favoriser l’accumulation sur le mode « avoir » est également une société malade et immature.

L’accumulation d’argent et de biens matériels étant un moyen de combler un manque, pour inverser les processus écologiques et climatiques, comme l’affirmait John Maynard Keynes, il serait nécessaire d’inviter les économistes, les politiques, les industriels et les banquiers à considérer l’amour de l’argent comme une inclination plus ou moins pathologique et morbide à remettre entre les mains d’un psychiatre[6]. Mais surtout, que les individus aient les moyens temporels de nourrir l’estime de soi autrement que par l’activité professionnelle et la consommation.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.

Pour accéder aux pages suivantes :

– Quels sont nos besoins ?

– Satisfaire nos besoins en travaillant 5 jours : le choix de la catastrophe !

– Satisfaire nos besoins en travaillant 2 jours : un choix de société !

 

[1] Smith Adam, Théorie des sentiments moraux, Paris, Payot & Rivages, 2006, page 136.

[2] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 27.

[3] Ibid, page 23.

[4] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978, page 89.

[5] Ibid, page 104.

[6] Keynes John Maynard, Essais de persuasion, [En ligne], 2e édition, Paris, Gallimard, 1933, page 176, (consulté le 1 avril 2019), http://classiques.uqac.ca/classiques/keynes_john_maynard/essais_de_persuasion/keynes_essais_persuasion.pdf

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