Le temps libre : un choix de société !

Jean-Christophe Giuliani

Bande annonce : Time out de Andrew Niccol, sorti en 2011.

La régulation des tensions et des conflits inhérents à la vie sociale et aux activités humaines sont à l’origine de lois, de règles, de valeurs et de croyances qui ont contribué à la construction de systèmes de significations de l’existence idéologiques qui peuvent être religieux, économiques ou politiques. Ces systèmes régulent, organisent, médiatisent et donnent un sens à la vie, à la pratique d’activités particulières et aux relations que les individus tissent les uns avec les autres. Qu’elles soient guerrières, politiques, religieuses, économiques, etc…, les pratiques sociales valorisées et reconnues par ces systèmes contribuent à structurer et à légitimer l’identité, le rôle et le statut social d’un individu. L’espace immatériel qui unit les systèmes idéologiques et les pratiques sociales aux individus est le temps. Le temps étant omniprésent, que ce soit sur le plan individuel ou collectif, en modifiant le rapport au temps, il est possible de provoquer des changements de mode de vie individuel et une transformation sociale.

Sur le plan individuel, étant donné que le temps libre et son aménagement déterminent les moyens de se socialiser, de définir son identité, de structurer le rythme de son existence, de nourrir l’estime de soi, de se distinguer, de s’affirmer et de s’accomplir, ils ont un impact direct sur le mode de vie et la qualité de vie d’un individu. Pour le démontrer, je commencerai par définir et quantifier le temps libre dont dispose un individu. S’il en manque, je présenterai les moyens à sa disposition pour en retrouver. Afin d’appréhender les liens qui unissent le temps libre avec la qualité de vie et le mode de vie, je poursuivrai en abordant les enjeux de l’aménagement du temps de travail. L’individu et le temps étant indissociables, je terminerai en montrant comment la pratique quotidienne d’une activité professionnelle contribue à structurer son identité.

Sur le plan collectif, la cloche, l’horloge et le calendrier ne sont pas que de simples moyens de mesurer et de planifier le temps, mais des instruments de contrôle, d’organisation et de pouvoir. En effet, celui qui contrôle le temps impose ses valeurs, son mode de production et sa catégorie sociale dominante. En m’appuyant sur les caractéristiques des temps sociaux dominants et de la dynamique des temps sociaux de Roger Sue, je vais tenter de démontrer que les changements apportés aux moyens de mesurer et de quantifier le temps et d’organiser le rythme de la vie des individus et de la société au quotidien, sont de puisant instruments de contrôle et de transformation sociale. Afin d’illustrer cette dynamique, je terminerai cette étude décrivant les processus temporels, économiques et sociaux qui ont provoqué le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique.

Les enjeux du rapport au temps sur le plan individuel.

L’individu et le temps étant étroitement liés dans l’action qui se vit au présent, il est impossible de se consacrer à une action, à une relation ou à une discussion sans être présent physiquement, mentalement et temporellement. Pour se nourrir, un individu doit consacrer du temps à chasser, à cueillir, à cultiver ou à travailler en échange d’un salaire. En vendant son temps, le salarié en perd la propriété et donc, la liberté d’en faire un usage personnel. Le temps étant omniprésent, avant de réfléchir sur les conditions d’un changement de mode de vie, il apparaît donc nécessaire de définir le temps libre, de le quantifier et d’aborder les enjeux de son aménagement.

  • Comment définir le temps libre ?

Le temps libre est souvent défini en opposition au temps contraint du travail. Le temps peut être considéré comme libre, lorsque le choix de son usage n’est plus soumis aux nécessités de la vie et à des activités contraintes. En effet, sept jours par semaine, un individu doit dormir et effectuer un certain nombre de tâches quotidiennes : hygiène personnelle, préparer le petit déjeuner et le repas du soir, faire la vaisselle, etc… Cinq jours par semaine, il prend sa voiture pour se rendre sur son lieu de travail. À midi, il prend un temps de pause pour se détendre et déjeuner. Étant donné que le temps de trajet et la pause sont inhérents à l’activité professionnelle, je considère qu’ils font partie du temps de travail. La journée de travail terminée, une nouvelle commence. En effet, chaque jour, l’individu est plus ou moins contraint d’effectuer un certain nombre de tâches domestiques : faire les courses et le ménage, laver et repasser le linge, remplir des documents administratifs, etc… S’il est marié et qu’il a des enfants, il doit leur consacrer du temps pour les nourrir, les coucher, les aider à faire leurs devoirs, les accompagner à l’école, etc… L’individu dispose donc d’un temps réellement libre lorsqu’il a fini de dormir, de travailler et d’effectuer ses tâches quotidiennes et domestiques. N’étant plus soumis à la nécessité, ce temps libre, il peut le consacrer à se détendre, à se divertir, à pratiquer des activités personnelles ou le partager avec son conjoint, ses enfants ou ses amis. Encore faut-il qu’il dispose de temps libre.

  • Comment quantifier le temps libre dont dispose un individu ?

Le temps libre étant défini, il est possible de le quantifier. Sur le plan individuel, le temps est une ressource immatérielle limitée qui peut être quantifiée par l’horloge sous la forme d’heures, de minutes et de secondes. Étant donné qu’une année comprend 8 760 heures et que l’espérance de vie moyenne est de 78 ans, la durée de vie moyenne d’un individu est de 683 280 heures, de 409 968 000 minutes ou de 2 459 808 000 secondes. S’écoulant seconde après seconde au rythme de la trotteuse, le temps de vie d’un individu ne peut pas être stocké. En effet, à l’inverse de l’argent, du pétrole et des matières premières, il est impossible de stocker une heure, une journée, un mois ou une année pour l’utiliser ultérieurement, la donner ou la vendre. Le seul moyen d’augmenter son temps de vie est donc d’augmenter sa durée de vie.

En ce qui concerne le temps libre, son accroissement ne relève pas uniquement de l’augmentation de la durée de vie, mais du temps consacré à l’activité professionnelle, aux soins personnels, ainsi qu’aux tâches quotidiennes et domestiques. Pour le calculer, je commencerai par réaliser l’inventaire des parts consacrées aux grands blocs de temps qui structurent le rythme de vie d’un individu sur la journée, la semaine et 40 années de vie active. Étant donné que la durée de travail d’un employé et d’un cadre n’est pas la même, pour effectuer ces calculs, je prendrai les exemples de Pierre et de Paul. Pierre, qui est un agent de la fonction publique, est gestionnaire-conseil allocataires à la caisse d’allocations familiales. Paul est chef de secteur et donc, cadre dans la grande distribution. Ils sont tous les deux mariés et ont deux enfants. La durée de vie active de Pierre et de Paul est de 40 années, soit 350 000 heures. Tandis que Pierre travaille 7 h par jour, soit 35 heures par semaine, Paul travaille 10 h, soit 50 heures. Ayant droit à 5 semaines de congés payés, 11 jours fériés et 2 jours de repos hebdomadaire, Pierre travaille en moyenne 224 jours par an. Au forfait jour depuis la loi du 20 août 2008, Paul travaille 235 jours par an. Même si le sommeil est un besoin vital, les heures consacrées à dormir ne permettent pas de pratiquer d’autres activités. Je calculerai donc la part des blocs de temps consacrés à l’activité professionnelle, aux tâches quotidiennes et domestiques, ainsi qu’au temps libre sur la durée de vie éveillée. Pour effectuer ces calculs, j’utiliserai le tableau de regroupement des activités journalières de l’Insee publié dans les enquêtes sur l’emploi du temps.

–  Source : Insee, Temps sociaux et temps professionnels au travers des enquêtes Emploi du temps[1].
–  Sommeil*: En moyenne, les hommes y consacrent 8 h 23 et les femmes 8 h 37.

Les trois graphiques ci-dessous présentent la répartition des ressources temporelles éveillées de Pierre et de Paul sur la journée, la semaine et 40 années de vie active. Qu’il soit un employé ou un cadre, la durée d’une journée est toujours de 24 heures.

Considérant ces chiffres dans l’absolu, Pierre et Paul dorment 8 h 30 par jour. Étant plus ou moins contraints d’effectuer 5 h 03 de tâches quotidiennes et domestiques, ils consacrent 32,6 % de leur journée éveillée à effectuer des tâches qui ne sont pas du temps libre. Travaillant 7 h, prenant 2 h de pause à midi et perdant 1 h dans les trajets, Pierre consacre 10 heures, soit 64,5 % de sa journée éveillée à travailler. À la fin de sa journée, Pierre dispose de seulement 33 minutes de temps libre, soit 2,9 % de ses 15 h 30 de vie éveillée. Travaillant 10 h, prenant 2 h de pause à midi et perdant 1 h dans les trajets, Paul consacre 13 heures, soit 82,8 % de sa journée éveillée à travailler. À la fin de sa journée, Paul ne dispose pas d’un excédent, mais d’un déficit de 2 h 33, soit -16,5 % de sa vie éveillée. Ce calcul explique pourquoi 35 % des cadres ont beaucoup de difficultés à concilier une vie professionnelle et une vie privée[2]. Avant de se détendre, de penser un peu à lui, de pratiquer des activités personnelles ou de consacrer du temps à ses enfants, à sa femme ou à ses amis, il doit commencer par combler ce déficit de temps.

Un emploi du temps étant souvent planifié sur la semaine, il apparaît nécessaire de calculer le temps libre hebdomadaire dont disposent Pierre et Paul. Qu’il soit un employé ou un cadre, la durée d’une semaine est toujours de 168 heures.

Considérant toujours ces chiffres dans l’absolu, Pierre et Paul dorment 60 heures par semaine. Étant plus ou moins contraints d’effectuer 36 heures de tâches quotidiennes et domestiques, ils consacrent 32,7 % de leur semaine de vie éveillée à effectuer des tâches qui ne sont pas du temps libre. Travaillant 50 heures, Pierre consacre 46,3 % de sa semaine éveillée à travailler. Pierre dispose donc de 23 heures de temps libre, soit 21,4 % de ses 108 heures de vie éveillée. Travaillant 65 heures, Paul consacre 60,2 % de sa semaine éveillée à travailler. Paul dispose donc de seulement 8 heures de temps libre, soit 7,5 % de sa semaine éveillée. Disposant de très peu de temps libre, Paul a beaucoup de difficulté à trouver un équilibre entre sa vie professionnelle, familiale et personnelle. La plupart du temps, il sacrifie sa vie de famille et personnel au profit de « sa carrière ». Il n’y a pas que les cadres qui manquent de temps libre. À cause du manque de temps, un dirigeant d’entreprise sur deux a du mal à concilier une vie professionnelle et personnelle et 69 % déclarent consacrer moins de temps à des activités physiques et de loisirs[3].

Après avoir calculé le temps libre sur une journée et une semaine, il apparaît pertinent de calculer le temps libre dont disposent Pierre et Paul sur une durée de vie active éveillée de 40 ans.

Considérant toujours ces chiffres dans l’absolu, Pierre et Paul consacrent 124 000 heures de leurs 40 années de vie active à dormir. Étant plus ou moins contraints d’effectuer 73 000 heures de tâches quotidiennes et domestiques, ils consacrent 32,6 % de leurs 226 000 heures de vie active éveillée à des tâches qui ne sont pas du temps libre. Travaillant 89 000 heures (travail + pause midi + trajet), Pierre consacre 39,6 % de sa durée de vie active éveillée à travailler. Pierre dispose donc de 62 000 heures de temps libre, soit 27,8 % de sa vie active éveillée. Travaillant 122 000 heures, Paul consacre 54 % de sa durée de vie active éveillée à travailler. Paul dispose donc de 30 000 heures de temps libre, soit 13,4 % de sa vie active éveillée.

Que ce soit pour Paul ou pour Pierre, le temps de travail est le bloc de temps social dominant sur la journée, la semaine et les 40 années de vie active éveillée. Tandis que, pour Pierre, le temps libre apparaît comme le second bloc de temps social, pour Paul, il disparaît derrière les tâches quotidiennes et domestiques. Afin d’en retrouver, Paul est donc obligé de trouver des solutions pour réduire le temps qu’il leur consacre.

  • Comment retrouver du temps libre ?

La quantification du temps sur la journée, la semaine et les 40 années de vie active met en évidence que la ressource la plus précieuse et la plus rare est le temps libre. Le temps libre apparaît donc comme une ressource immatérielle, dont la valeur ne cesse d’augmenter en fonction de sa rareté. La préoccupation que partagent les entreprises avec les ménages et les individus est donc la course contre le temps. Disposant de très peu de temps libre, si l’employé ou le cadre souhaite se reposer, se divertir, consacrer du temps à ses enfants, à sa famille ou à ses amis ou pratiquer de nouvelles activités librement choisies, il est obligé de réduire le temps qu’il consacre à l’activité professionnelle, ainsi qu’aux tâches quotidiennes et domestiques.

Le tableau ci-dessous présente les moyens à la disposition de Pierre et de Paul pour retrouver du temps libre.

Concernant l’activité professionnelle, Pierre et Paul peuvent réduire leur temps de travail. En s’appuyant sur l’article L 3123-5 du Code du travail[4], Paul a le droit de déposer une demande de travail à temps partiel auprès de son employeur. Son souhait de travailler 4 jours par semaine risquerait d’être perçu comme un signe de démotivation et de désengagement. À cause de cette demande, il pourrait voir sa carrière stagner ou être remplacé par un autre qui ne compterait pas ses heures. En étant plus productif, Paul pourrait également réduire son temps de travail à 9 ou à 8 heures par jours. Comme il est payé pour être toujours plus productif, son efficacité n’est pas destinée à réduire son temps de travail, mais s’impliquer davantage. Si Paul souhaite évoluer ou conserver son emploi, il lui sera donc conseillé de travailler au minimum 10 h par jour. Pour retrouver du temps libre, il ne lui reste plus que deux solutions : utiliser sa voiture pour se rendre sur son lieu de travail au plus vite et limiter le temps de sa pause de midi à 1 h par jour.

Étant donné que Pierre est un agent de la fonction publique, des décrets lui donnent le droit de travailler à temps partiel ou d’aménager son temps de travail sur l’année[5]. En utilisant le décret n°2000-815 du 25 août 2000 relatif à l’aménagement et à la réduction du temps de travail, il a le droit de travailler 17 h 30, soit 2,5 jours par semaine. En utilisant le décret n°2002-1072 du 7 août 2002 relatif au temps partiel annualisé, Pierre a également le droit d’aménager ses 807 heures de travail annuel en travaillant uniquement 6 mois dans l’année. Comme son temps de travail sera divisé par deux, sa rémunération sera également divisée par deux. Sa rémunération étant annualisée, qu’il travaille ou pas, il percevra le même revenu chaque mois. Lorsqu’il travaillera, pour gagner du temps, il pourra également utiliser sa voiture et prendre 1 h de pause à midi.

Concernant les tâches quotidiennes et domestiques, le couple de Pierre et de Paul peut mettre en œuvre diverses stratégies pour retrouver du temps libre. Si Pierre a uniquement besoin de dormir 6 h par nuit, il gagnera 2 h 30 de temps libre par jour. Même s’il est marié et qu’il a deux enfants, il dispose de nombreux moyens pour retrouver du temps libre. Au lieu de perdre 1 h 30 à dîner en famille, il peut y consacrer 30 min. Comme le temps consacré à ce repas contribue à renforcer le lien entre les membres de la famille, sa réduction risque d’affaiblir la cellule familiale. Les 2 h 48 destinées aux tâches domestiques, Pierre peut les déléguer à sa femme et à ses enfants. Afin d’éviter de perdre du temps avec ses enfants, il peut en déléguer la charge à sa femme ou les laisser regarder la télévision, jouer aux jeux vidéos, surfer sur Internet ou traîner dans la rue. En réduisant son temps de sommeil, en déléguant ses tâches domestiques et en limitant le temps qu’il consacre à sa famille et à sa pause de midi, Pierre pourrait disposer de 7 h 45 de temps libre par jours au lieu de 27 min et de 72 heures par semaine au lieu de 23 heures. Encore faut-il que sa femme accepte de se charger des tâches domestiques et de l’éducation des enfants. Étant donné que les femmes travaillent également, elles n’acceptent plus de se sacrifier pour le bien-être de la famille. Le partage équitable des tâches quotidiennes et domestiques apparaît donc comme une cause de tensions et de conflits au sein du couple. Au même titre que, dans les entreprises, la cellule familiale est devenue un champ de lutte pour la conquête du temps libre.

La différence entre le revenu d’un couple d’employé et de cadre apparaît avec les tâches domestiques. Comme Paul est également marié avec une cadre, son couple dispose d’un revenu suffisant pour externaliser les tâches domestiques à des entreprises de services aux particuliers.

Si Paul a besoin de dormir 6 h par nuit, il gagnera 2 h 30 de temps libre par jour. Même s’il est marié et qu’il a deux enfants, il dispose également de nombreux moyens de retrouver du temps libre. Au lieu de perdre 1 h 30 à dîner en famille, il peut y consacrer 30 min. En lui consacrant moins de temps, il risque d’affaiblir les liens qu’il tisse avec sa femme et ses enfants. Ce sont les 2 h 48 destinées aux tâches domestiques et l’heure consacrée à la vaisselle et à la préparation du petit déjeuner et du repas du soir qui permettent à Pierre de se distinguer de Paul. Étant donné que le couple de Paul dispose d’un revenu plus élevé, il a les moyens d’externaliser les tâches domestiques et la charge des enfants à des entreprises de services aux particuliers, à des domestiques et à une nourrice. Par exemple, ils peuvent externaliser le soutien scolaire à une entreprise d’aide au devoir. S’ils souhaitent aller au théâtre ou passer une soirée avec des amis, ils peuvent payer une baby-sitter pour s’occuper de leurs enfants. Malgré un déficit de temps de 2 h 33, en cumulant les gains de temps gagné sur le sommeil, la pause de midi, le repas du soir et l’externalisation des tâches, Paul et sa femme pourraient disposer de 4 h 45 de temps libre par jour et de 57 heures par semaine.

L’externalisation des tâches domestiques est à l’origine du développement du secteur des services aux particuliers. À la fin des années 80, en étudiant la trajectoire des États-Unis, André Gorz en a prédit les conséquences sociales. « La société […] continuera inévitablement à se scinder. Cette scission aura (et a déjà) pour raison la répartition très inégale des économies de temps de travail : les uns, de plus en plus nombreux continueront d’être expulsés du champ des activités économiques ou seront maintenus à sa périphérie. D’autres, en revanche, travailleront autant ou même plus que présentement et, en raison de leurs performances ou de leurs aptitudes, disposeront de revenus et de pouvoirs économiques croissants. Répugnant à se dessaisir d’une partie de leur travail et des prérogatives et pouvoir lié à leur emploi, cette élite professionnelle ne peut accroître ses loisirs qu’en chargeant des tiers à lui procurer du temps disponible. Elle va donc demander à des tiers de faire à sa place tout ce que n’importe qui peut faire, en particulier tout le travail dit de “reproduction”. Et elle va acheter des services et des équipements permettant de gagner du temps même lorsque ces services et équipements demandent plus de temps pour être produits qu’ils n’en économiseraient à un usager moyen. Elle va donc développer des activités qui, sans rationalité économique à l’échelle de la société, puisqu’elles demandent plus de temps de travail à ceux qui les assurent qu’elles n’en font gagner à ceux qui en bénéficient, correspondent seulement à l’intérêt particulier de cette élite professionnelle capable d’acheter du temps à un prix très inférieur au prix auquel elle-même peut le vendre. Ces activités sont des activités de serviteur, quels que soient d’ailleurs le statut et le mode de rémunération de ceux et de celles qui les accomplissent. »[6] La principale activité d’une entreprise de services aux particuliers n’est pas de vendre un service, mais de transformer le temps en marchandise. En vendant du temps libre, elle transforme le temps en argent. En effet, l’entreprise achète une heure de travail au Smic, qu’elle revend entre 20 et 30 € à un particulier pour qu’il puisse disposer d’une heure de temps libre. En 2012, le taux horaire du Smic était à 9,40 €[7]. La productivité horaire d’une heure de travail de ce secteur d’activité étant de 10,1 €, pour qu’elle soit rentable, l’article L241-11 du code de la sécurité sociale exonère les employés de ce secteur des cotisations sociales patronales[8]. Étant donné que pour accéder à ces services un ménage doit disposer d’un revenu minimum de 5 500 € nets par mois, ils sont uniquement accessibles aux cadres et aux classes moyennes supérieures. Pour que les classes moyennes aient les moyens d’y accéder, l’article 199 sexdecies[9] accorde un crédit d’impôt compris entre 12 000 et 15 000 € par an. L’État subventionne donc ce secteur d’activité à auteur de 10 milliards € par an. Pour que ce secteur se développe, les cadres et les classes moyennes ne doivent plus avoir le temps d’effectuer leurs tâches domestiques. La loi du 20 août 2008 a fait passer le forfait jour des cadres de 218 à 235 jours par an. Pour retrouver du temps libre, ils sont donc contraints d’externaliser leurs tâches domestiques. Les interventions de l’État ont permis l’émergence du marché du temps libre, dont les effectifs ont augmenté de 89,3 % de 1990 à 2010[10]. Ce secteur d’activité fait apparaître une fracture sociale entre ceux qui travaillent beaucoup pour un revenu élevé et ceux qui travaillent à temps partiel pour un revenu qui leur permet à peine d’assurer leur subsistance. Employant des salariés peu qualifiés, au Smic et à temps partiel « subi », les entreprises de services aux particuliers sont donc en partie responsables de l’augmentation des travailleurs pauvres.

Après avoir quantifié le temps libre dont dispose un individu et proposé des solutions pour en retrouver, il apparaît pertinent d’étudier l’impact de l’aménagement du temps de travail sur sa qualité de vie et son mode de vie.

  • L’emploi du temps aurait-il un impact sur la qualité du temps libre ?

Bien que les activités personnelles que pratique un individu soient étroitement liées au temps libre dont il dispose, c’est l’aménagement de son emploi du temps professionnel qui détermine celles qu’il pourra pratiquer. Pour aider l’individu à améliorer sa qualité de vie et à changer son mode de vie, il apparaît donc pertinent d’étudier les enjeux de l’aménagement du temps de travail. Le calendrier et l’horloge permettent de décomposer, de mesurer et de quantifier le temps en unité stable, homogène et régulière. Tandis que le calendrier répartit une année sur 12 mois, 52 semaines et 365 jours, l’horloge décompose une journée en 24 heures, une heure en 60 minutes et une minute en 60 secondes. Ils procurent des repères temporels communs qui permettent à l’individu de planifier dans son agenda ou son emploi du temps des rendez-vous, des activités, des tâches domestiques, des réunions, des colloques, des fêtes, des vacances, etc…, sur la journée, la semaine, le mois et l’année. L’emploi du temps professionnel, qui est souvent présenté sur la journée ou la semaine, fait apparaître des plages horaires de travail et de temps libre.

Comme le fait remarquer Christophe Dejours, « Le travail n’organise pas que cette partie de votre vie qui est le temps de travail. Il a un rôle majeur dans l’organisation de toutes vos activités hors travail. »[11] Le travail étant central, l’accès à un temps libre de qualité dépend de la stabilité de l’emploi du temps professionnel. Le temps libre peut contribuer à améliorer la qualité de vie et à changer le mode de vie d’un individu, s’il lui permet de planifier des projets, ainsi que des activités familiales, sociales, citoyennes et personnelles sur la semaine, le mois et l’année. Plus l’emploi du temps professionnel est stable, plus l’individu peut planifier d’activité sur le long terme, plus il peut se projeter dans le futur pour orienter et donner un sens à sa vie. Par conséquent, « maîtriser son emploi du temps, c’est maîtriser sa vie. » À l’inverse, l’absence de stabilité et de maîtrise de l’emploi du temps peut provoquer des pathologies temporelles[12].

Même si elle est nécessaire, la hausse du temps libre ne suffira pas à elle seule à changer le mode de vie et à améliorer la qualité de vie d’un individu. Pour qu’il ait les moyens de pratiquer de nouvelles activités personnelles, il doit également disposer de plages horaires de temps libres (journées, matinées, après midis et quelques heures en fin d’après-midi), qui soient stables sur l’année. Les activités qu’un individu peut pratiquer durant son temps libre sont déterminées par les plages horaires dont il dispose sur la journée. Les plages horaires du matin (9 h à 12 h) et du début d’après-midi (14 h à 17 h) sont propices aux tâches domestiques, aux démarches administratives et à la pratique d’activités individuelles. Les activités individuelles peuvent prendre la forme de loisirs marchands (shopping, cinéma, fitness, etc…) ou de pratiques qui ne nécessitent pas de planifications collectives (courir, lire, écrire, TV, Internet, jeux vidéos, etc…). Les plages horaires situées en fin d’après-midi (17 h 30 à 19 h 30) et en début de soirée (19 h 30 à 22 h 30) sont favorables aux loisirs marchands (cinéma, théâtre, concert, bar, etc…), aux activités individuelles et surtout, à la pratique d’activités collectives. Les activités collectives peuvent prendre la forme de pratiques associatives amateurs (clubs de sports, ateliers théâtre et philosophique, cours de musique, conférences, etc…), sociales (Rotary Club, Lion’s Club, etc…) et politiques (militant, conseiller municipal et conseil de quartier, etc…). L’activité professionnelle étant centrale et dominante, la plupart des activités collectives sont planifiées après la journée de travail. En effet, à part quelques exceptions (université du temps libre, etc…), durant la semaine les activités amateurs, sociales et politiques sont plus souvent organisées après 17 h 30 et le week-end. Rares sont celles qui sont organisées dans la matinée et en milieu d’après-midi.

Les emplois du temps de Pierre, Vincent, Julie, Marthe et Marie permettent d’appréhender les enjeux de l’aménagement du temps de travail sur la qualité de vie et le mode de vie d’un individu. Julie est conseillère commerciale dans une boutique de téléphonie mobile SFR et Pierre est gestionnaire-conseil allocataires à la caisse d’allocations familiales. Ils sont tous les deux mariés et ont deux enfants de 5 et 7 ans. Ils travaillent 35 heures, ont des horaires stables et disposent de la même durée de temps libre.

Pierre commence sa journée de travail à 8 h et la finit à 16 h. Sa pause de midi n’étant que de 1 h, il ne perd pas de temps pour le déjeuner. La durée du trajet pour se rendre au travail étant de 30 min, son temps libre commence après 16 h 30. Tandis que sa femme conduit les enfants à l’école au matin, Pierre les récupère et s’en occupe après 16 h 30. Disposant de nombreuses plages de temps libres stables après 16 h 30, Pierre peut planifier dans son emploi du temps des activités domestiques, personnelles, familiales et citoyennes sur le long terme. Le lundi, lorsque sa femme rentre du travail à 18 h, Pierre va faire les courses pour la semaine au supermarché. Le mardi, après 16 h 30, il planifie des démarches administratives et, en début de soirée, participe à un atelier théâtre qui débute à 19 h 30. Le mercredi, après s’être occupé de ses enfants, il participe à un conseil de quartier qui débute à 18 h 30. Le jeudi, il assiste à des conférences qui commencent à 18 h 30 ou participe à des activités militantes. Le vendredi, Pierre passe la soirée avec sa femme ou avec des couples d’amis. Le samedi matin, seul ou avec des amis, Pierre fait une sortie en vélo. Son après-midi et sa soirée, il peut la passer avec sa famille ou ses amis. Le dimanche, après avoir effectué quelques tâches domestiques ou son jogging matinal, Pierre peut consacrer sa journée à des activités familiales. Les activités familiales, personnelles et citoyennes que pratique Pierre durant son temps libre lui permettent de se socialiser et de nourrir l’estime qu’il a de lui.

En ce qui concerne Julie, elle commence sa journée de travail à 10 h pour la terminer à 19 h. Sa pause de midi étant de 2 h, elle perd 1 h pour déjeuner. La durée du trajet pour se rendre sur son lieu de travail étant de 30 min, son temps libre commence après 19 h 30. Comme sa journée commence à 10 h, Julie peut s’occuper de ses enfants et les conduire à l’école au matin. Son mari les récupérera en fin d’après-midi. Comme la plupart des activités collectives débutent entre 18 h et 19 h 30, Julie aura beaucoup de difficultés à les planifier dans son emploi du temps après sa journée de travail. Étant donné qu’elle rentre épuisée, elle n’a qu’une envie : se détendre en se vidant la tête devant la télévision. Comme elle travaille le samedi, Julie ne dispose pas d’un week-end de 2 jours consécutifs pour consacrer plus de temps à sa famille et à ses amis. Elle peut uniquement leur consacrer du temps après 19 h 30, en allant au cinéma ou au restaurant. Le dimanche, après avoir fait son jogging matinal, elle peut consacrer toute sa journée à sa famille. Son second jour de repos étant le lundi, elle planifie des tâches domestiques : s’occuper des enfants, faire les courses pour la semaine, laver le linge et le repasser, effectuer les démarches administratives, etc… À cause de ses horaires de travail, Julie aura tendance à favoriser ses collègues de travail, sa vie de famille et ses amis pour se socialiser et à pratiquer des activités individuelles (regarder la télévision, faire du jogging, etc…) pour nourrir l’estime qu’elle a d’elle-même. Même si Julie a un tempérament plus extraverti que Pierre, son emploi du temps professionnel l’incite davantage à se replier sur sa cellule familiale et professionnelle. Ces deux exemples illustrent de manière concrète comment l’aménagement de l’emploi du temps professionnel peut déterminer la qualité de vie et le mode de vie d’un individu.

Même si elle est prépondérante, la qualité de vie et le mode de vie d’un individu ne dépendent pas exclusivement de la quantité de temps libre dont il dispose. Elles sont également déterminées par la stabilité de son emploi du temps et des blocs de temps libre dont il dispose. Marie est vendeuse au rayon littérature à la FNAC et Marthe est caissière dans un hypermarché. Elles sont toutes les deux séparées, sans enfants.

Même si Marie travaille 38 heures, son emploi alimentaire lui permet de disposer de quatre plages horaires de temps libre d’une demi-journée chaque semaine : le lundi et le mercredi, elle commence à 13 h pour finir à 20 h et le mardi et le jeudi, elle commence à 9 h pour finir à 13 h. Ses pauses de midi, qui ne concernent que le vendredi et le samedi, sont de 2 h. Les autres jours, Marie déjeune avant ou après le travail. La durée du trajet pour se rendre sur son lieu de travail étant de 30 min, son temps libre du vendredi commence après 20 h 30 et du samedi après 19 h 30. Même si Marie travaille 3 heures de plus que Pierre, elle dispose de plus de temps libre de qualité. Son emploi du temps étant stable, elle peut planifier des activités sociales et personnelles sur l’année. Le lundi, en début d’après-midi, Marie planifie des démarches administratives, ses courses pour la semaine et d’autres tâches domestiques. De 16 h 30 à 18 h, Marie est bénévole dans une association qui fait de l’aide au devoir. À 19 h, elle participe à un atelier d’écriture. Le mercredi après-midi, elle fait du fitness dans une salle de sport et en fin d’après-midi participe à un atelier théâtre qui commence à 19 h. Le mardi et le jeudi, Marie consacre ses matinées à l’activité qui répond à sa vocation : écrire un roman. Ces deux soirées, elle les passe à regarder un DVD, à lire des romans ou à écrire lorsque l’inspiration lui vient. Comme elle travaille le samedi, Marie ne dispose pas de deux jours de repos consécutifs. Elle consacre ses soirées du samedi à aller au cinéma, au théâtre, au café ou au restaurant avec ses amis. Le dimanche, après avoir fait son jogging matinal, Marie peut consacrer toute sa journée à écrire son roman ou à rendre visite à sa famille. Les activités personnelles, familiales et sociales qu’elle pratique lui permettent de se socialiser, de nourrir l’estime qu’elle a d’elle-même et de s’accomplir.

Étant à temps partiel « subi », les horaires de travail de Marthe sont éclatés sur la journée de manière aléatoire. Ses horaires de travail étant flexibles, son emploi du temps professionnel change chaque semaine au rythme des saisons et de l’activité du magasin. Tandis que sa journée de repos du dimanche est stable, sa seconde est flexible. Malgré le fait qu’elle travaille seulement 24 heures par semaine, Marthe dispose de moins de temps libre de qualité que Marie, Julie et Pierre. Ne maîtrisant pas son emploi du temps, Marthe a beaucoup de difficulté à structurer son existence et à planifier des activités individuelles et collectives sur son temps libre. En effet, la flexibilité de son emploi du temps professionnel ne lui permet pas de planifier sur l’année un atelier théâtre qui a lieu tous les mardis à 19 h.

Ayant perdu le contrôle de son emploi du temps et donc, de son existence, Marthe risque d’être victime de la « pathologie du temps présent ». Au lieu d’être un temps d’émancipation, son temps libre peut devenir un temps vide nuisible à son bien-être et à son équilibre psychique. Ne pouvant se référer au passé et se projeter dans l’avenir pour lui donner un sens, la vie quotidienne de Marthe est réduite à l’immédiateté de l’instant présent qui englobe toute son existence. N’ayant pas la maîtrise de son temps, et donc de son avenir, Marthe ne peut pas différer la satisfaction de ses désirs qu’elle doit satisfaire « tout de suite ». Pour fuir son angoisse existentielle, Marthe peut se réfugier dans la pratique d’activités addictes et compulsives qui ne nécessitent pas de planification (sexe, shopping, jeux vidéo, télévision, Internet, etc…). Si cette situation se prolonge, Marthe risque de sombrer dans une dépression qui pourrait être liée au refoulement du passé, au désespoir face à l’avenir qu’elle ne maîtrise pas ou au rejet du présent qu’elle ne contrôle plus.

Comme 18,4 %[13] de salariés qui travaillent à temps partiel « subi » dans la restauration, l’hôtellerie, les services à la personne, etc…, Marthe est victime de la flexibilité du temps de travail. Étant peu qualifiés, ces emplois sont souvent payés au Smic. Étant donné que Marthe travaille 24 heures, elle perçoit environ 780 € nets par mois. Ce revenu lui permet à peine de se nourrir, de payer son loyer, ses factures d’eau, de gaz et d’électricité et d’assurer ses frais de portable et de transports, qui sont nécessaires pour trouver et garder un emploi. Déconsidérés et mal payés, ces emplois contribuent davantage à la désintégration sociale des salariés qu’à leur insertion.

Le cas de l’emploi du temps des cadres diffère de celui des employés. Vincent est responsable de rayon textile dans la grande distribution. Il est séparé, sans enfants. N’ayant pas à pointer, il est responsable de la gestion et de la planification de son emploi du temps. En règle générale, Vincent commence sa journée à 8 h pour la finir au minimum à 19 h. À midi, il prend une pause de 1 h pour déjeuner et se reposer. Dans la culture française, l’implication et la motivation d’un cadre sont mesurées par le temps qu’il consacre à l’entreprise. Bien que nul ne soit contraint de travailler plus de 50 heures par semaine, même si Vincent est compétent et productif, s’il souhaitait réduire son implication, il risquerait de stagner dans sa carrière ou d’être remplacé par un nouveau qui ne compterait pas ses heures. En effet, comme il est rémunéré pour sa compétence, sa productivité n’est pas destinée à réduire son temps de travail, mais à intensifier son rythme de travail.

Consacrant plus de 60 % de sa durée de vie éveillée hebdomadaire à travailler, Vincent dispose de très peu de temps libre pour construire un équilibre harmonieux entre sa vie professionnelle et personnelle. Dans la plupart des cas, il sacrifie sa vie personnelle au profit de « sa carrière ». La durée du trajet pour se rendre sur son lieu de travail étant de 30 min, son temps libre commence à partir de 19 h 30. Comme les activités collectives débutent entre 18 h et 19 h 30, Vincent a beaucoup de difficultés à en planifier une dans son emploi du temps après sa journée de travail. Étant donné qu’il rentre épuisé, il n’a qu’une envie, se détendre en se vidant la tête devant la télévision ou en jouant à des jeux vidéo. Le samedi soir, malgré sa fatigue, Vincent profite un peu de la vie en allant au cinéma, au café ou en boite de nuit avec ses amis. Le dimanche, au lieu de faire du sport, il passe sa matinée à dormir. L’après-midi, il le passe en famille ou il joue à des jeux vidéos. Son jour de repos, qui peut varier selon les semaines en fonction de l’activité du magasin et de la saison, Vincent le consacre à faire ses courses, ses tâches domestiques et ses démarches administratives. À terme, Vincent risque d’être dépendant de son activité professionnelle et de la croissance du chiffre d’affaires de son rayon pour se socialiser et nourrir l’estime qu’il a de lui.

À cause de l’intensification de son rythme de travail, Vincent ne maîtrise plus le rythme de sa vie. À terme, il risque d’être victime de la « pathologie du présent ». Pour fuir son angoisse et le vide de son existence, il peut s’étourdir dans l’activisme professionnel et la consommation. Des études en psychologie ont fait apparaître qu’un individu qui ne maîtrise pas son emploi du temps consomme davantage sur un mode impulsif que celui qui le maîtrise. Pour stimuler la consommation, il suffit donc de maintenir les cadres dans un état d’urgence et d’instabilité et de leur procurer un revenu au-delà de la nécessité. Étant donné que Vincent ne maîtrise pas son emploi du temps, il consomme plus fréquemment sur un mode impulsif. Percevant un salaire de 2 500 € par mois, il a les moyens d’assurer ses subsistances et de transférer une part de ses revenus vers la consommation de biens et de services ostentatoires. Cette forme de consommation apparaît donc comme le symptôme d’un malaise social profond et de la compensation d’une vie gâchée à travailler. À terme, cette fuite dans le travail ou la consommation peut aboutir à un burn-out[14].

Comme de nombreux cadres, entrepreneurs et chefs d’entreprises, Vincent est victime de l’intensification de ses heures de travail. Pour réussir et s’élever dans la hiérarchie, ils sont plus ou moins contraints de sacrifier leur vie familiale et sociale, ainsi que leurs aspirations personnelles. Même s’ils ont réussi sur le plan professionnel, ils n’ont plus que de l’argent, des biens matériels et des voyages à partager avec leurs enfants et leurs proches. Mais surtout, ils sont totalement dépendants de leur activité professionnelle et de leur argent pour exister socialement, construire leur identité et nourrir l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.

Ces cinq exemples démontrent que la qualité du temps libre ne repose pas exclusivement sur la durée du travail. En effet, de ces cinq salariés, seuls Pierre et Marie disposent de plages horaires de temps libre suffisamment stable pour planifier de nouvelles pratiques de socialisation et d’expression en dehors de leur activité professionnelle. À l’inverse, Marthe et Vincent risquent d’être victimes de pathologies temporelles qui sont les symptômes d’une crise sociale du rapport au temps des pays industrialisés. Comme le fait remarquer Dominique Méda, « d’un coté, les personnes dont le rapport au travail est inexistant, incertain ou précaire et qui veulent d’abord du travail ou travailler davantage (on ne peut pas vouloir du temps libre si on ne ressent pas la trop forte pression du travail et si l’on dispose de revenus insuffisants pour vivre) ; de l’autre, celles qui travaillent, souvent beaucoup, qui ont le sentiment que leur vie est envahie par le travail, et qui aspirent à d’autres activités, et principalement à se retrouver en famille, en couple, avec des amis ou avec eux-mêmes… »[15] L’existence de l’individu étant étroitement liée à ses pratiques temporelles, pour l’aider à changer son mode de vie, tout en améliorant sa qualité de vie, il est nécessaire de lui procurer du temps libre. Pour que ce temps libre soit de qualité, l’aménagement de l’emploi du temps doit être stable et reposer sur des plages horaires d’une demi-journée, voire d’une journée. Afin de favoriser un changement de mode de vie individuel viable, atteignable et désirable, il serait donc préférable de réduire la durée légale du temps de travail en jours plutôt qu’en heures.

Après avoir quantifié le temps libre et montré l’impact de son aménagement, je propose d’aborder les liens qui unissent le temps que l’individu consacre à travailler à son identité.

  • L’identité d’un individu serait-elle déterminée par ce qu’il fait de son temps ?

Il existe de nombreuses manières de définir l’identité d’un individu (Nom, Prénom, âge, sexe, situation familiale, nationalité, profession, niveau d’étude, etc…) Étant donné qu’un individu ne peut pas pratiquer une activité sans y consacrer du temps, il apparaît pertinent de se demander s’il ne serait pas possible de définir son identité à partir de ce qu’il fait de son temps. Martin Heidegger, Pierre Bourdieu et Karl Marx permettent de montrer comment la pratique quotidienne d’une activité professionnelle contribue à structurer l’identité et les habitus d’un individu.

Pour Martin Heidegger, le temps n’est pas qu’un simple concept philosophique. En décrivant les liens qui unissent l’être et le temps, il nous donne la clé d’accès à l’identité de l’individu. « Ainsi se prépare la compréhension d’une temporalisation encore plus originaire de la temporalité. C’est en elle que se fonde la compréhension d’être constitutive pour l’être du Dasein. Le projet d’un sens de l’être en général peut s’accomplir dans l’horizon du temps. »[16]  En nous invitant à penser le « sujet » lui-même comme temps[17] et en cessant de nier le caractère temporel de l’identité[18], Heidegger nous donne la possibilité de découvrir et non d’imaginer l’identité réelle et concrète d’un individu. En effet, l’individu et le temps étant étroitement liés dans l’action qui se vit au présent, il ne peut pas se consacrer physiquement et mentalement à une action, à une relation sociale ou à une discussion sans y consacrer du temps. Par exemple, pour se nourrir, il doit consacrer du temps à chasser, à cultiver ou à exercer une activité professionnelle en échange d’un revenu. L’identité de l’individu n’est donc pas déterminée par l’idée ou l’image idéalisée qu’il se fait de lui-même, mais par le temps qu’il consacre aux activités qu’il pratique, aux relations qu’il fréquente et aux discussions qu’il échange au quotidien. L’individu étant ce qu’il fait de son temps, pour l’aider à répondre à la question « qui suis-je ? », il m’apparaît donc pertinent de réaliser l’inventaire de ses activités et de quantifier le nombre d’heures qu’il leur consacre. Autrement dit, de définir son identité à partir de ce qu’il fait de son temps. Chef de secteur dans la grande distribution, Paul travaille plus de 50 heures par semaine. Comme il consacre 82,8 % de sa journée et 60,2 % de sa semaine éveillée à travailler, lorsqu’il rencontre une inconnue, il ne peut se présenter qu’ainsi : « Je m’appelle Paul et je suis chef de secteur. » En affirmant qu’il « est » sa fonction professionnelle, il définit son identité à partir de son travail. Plus il travaillera, plus il en dépendra pour se définir et plus il en renforcera l’emprise sur ses habitus.

Pour Pierre Bourdieu, l’individu est en partie déterminé par ses habitus. « Le principe de l’action historique, celle de l’artiste, du savant ou du gouvernant comme celle de l’ouvrier ou du petit fonctionnaire, n’est pas un sujet qui s’affronterait à la société comme à un objet constitué dans l’extériorité. Il ne réside ni dans la conscience ni dans les choses, mais dans la relation entre deux états du social, c’est-à-dire l’histoire objectivée dans les choses, sous forme d’institution, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce système de dispositions durables que j’appelle habitus[19]. » Les habitus sont, d’une part, des marqueurs sociaux unifiés entre eux, liés à la trajectoire sociale et aux conditions d’existence d’un individu, et, d’autre part, un système de goûts et de dispositions acquises par un groupe qui donne une signification commune à leurs pratiques. Reposant sur la combinaison de dispositions socialement construites lisibles, logiques et homogènes, les habitus procurent une certaine définition du monde qui permet à l’individu de se définir, de justifier ses pratiques et de penser d’une certaine manière. Enracinés dans son corps (posture du corps, aisance sociale, etc…) et son esprit, les habitus structurent son comportement indépendamment de sa volonté. Tandis que les expériences familiales, scolaires et sociales de l’enfant structurent ses habitus primaires, la pratique quotidienne d’une activité professionnelle structure les habitus secondaires de l’adulte.

Plus l’individu consacre de temps à une activité, plus elle structure et renforce l’emprise de ses habitus secondaires. En pratiquant 50 heures par semaine l’activité de chef de secteur, Paul enracine dans son corps et son esprit des habitus qui structurent sa manière de penser, d’agir et de se définir. Plus il travaille, plus il s’identifie à son emploi et aux chiffres d’affaires de son secteur. Qu’il en soit conscient ou non, Paul finit par penser sa propre existence, le monde qui l’entoure et ses relations en fonction de la logique économique et sociale d’un hypermarché. Les rapports humains qu’il tisse avec lui-même et les autres finissent donc par apparaître sous la forme de clients, de subordonnés, de collaborateurs, de supérieurs hiérarchiques ou de concurrents. Cet ancrage est d’autant plus résistant au changement que son travail est routinier et répétitif. Plus il travaillera, plus l’activité professionnelle renforcera ses habitus, plus il sera aliéné à son travail.

Lorsqu’un salarié travaille plus que de raison, Karl Marx fait remarquer qu’il risque de s’aliéner à son activité professionnelle. « L’aliénation du travailleur dans son objet s’exprime en vertu des lois économiques de la façon suivante : plus le travailleur produit, moins il a à consommer ; plus il crée de valeurs, plus il devient sans valeur, plus il devient indigne ; plus son produit a de formes, plus le travailleur devient difforme ; plus son objet est civilisé, plus le travailleur devient barbare ; plus le travail est puissant, plus le travailleur devient impuissant ; plus le travail est riche d’intelligence, plus le travailleur en est privé et devient esclave de la nature[20]. » Le temps que le salarié vend à l’entreprise en échange d’un revenu ne lui appartient plus. Étant donné que l’employeur achète le temps du salarié pour qu’il le consacre à ses objectifs, il en perd la propriété et donc, la liberté d’en faire un usage personnel. Les objectifs prescrits par l’employeur donnent un sens à sa vie, ainsi qu’une visibilité, une logique et une cohérence à ses pratiques quotidiennes. Plus Paul travaille, moins il consacre de temps à pratiquer des activités personnelles qui enrichissent sa personnalité, plus il s’appauvrit en tant qu’être humain. N’ayant plus de valeur et d’utilité sociale en dehors de son travail, Paul est aliéné à sa fonction de chef de secteur pour exister socialement et aux chiffres d’affaires de ses rayons pour nourrir l’estime qu’il a de lui. Au-delà du revenu, le fait de travailler plus de 50 heures par semaine contribue donc à renforcer la dépendance du salarié, du cadre, du chef d’entreprise, de l’entrepreneur, du membre des professions libérales, de l’agriculteur, de l’artisan et du commerçant à son activité professionnelle pour exister socialement, trouver sa place dans la société et nourrir l’estime qu’il a de lui.

Après avoir étudié les enjeux du rapport au temps sur le plan individuel, il m’apparaît nécessaire de l’aborder sur le plan collectif.

Les enjeux du rapport au temps sur le plan collectif.

Les enjeux du rapport au temps ne sont pas qu’individuel, ils sont également collectifs. Étant donné qu’il permet de réguler et d’organiser le rythme des pratiques collectives et des relations entre les individus, le temps apparaît comme des instruments de contrôle et de domination sociale. Dans l’essai « Temps et ordre social », Roger Sue présente le temps comme un instrument d’organisation qui met en évidence les rapports de hiérarchie entre les différentes activités et catégories sociales. Comme toutes les sociétés se caractérisent par un certain agencement du temps, sa modification apparaît comme le signe d’une transformation sociale et donc, d’un changement de société. Cette mutation sociale intervient lorsqu’un temps social dominant est remplacé par un temps social émergeant qui, à son tour, devient dominant. L’étude des temps sociaux apparaît donc comme une grille de lecture pertinente de la dynamique des changements sociaux.

  • Quelles sont les caractéristiques du temps social dominant ?

Les temps sociaux[21] correspondent aux grands blocs de temps qu’une société se donne pour désigner, rythmer et coordonner les activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière. Avec les temps sociaux, le temps n’apparaît plus comme un simple repère chronologique, mais comme le reflet de la dynamique sociale. Étant de grandes amplitudes, ils permettent de déterminer les rythmes dominants et de distinguer les activités sociales dominantes d’une société donnée. Même si les temps sociaux donnent une approche réductrice et simplifiée de la réalité d’une organisation sociale, les activités qu’ils valorisent nous renseignent sur son système de valeurs et sa catégorie sociale dominante.

Roger Sue caractérise un temps social dominant[22] à partir de cinq critères. Le premier critère est quantitatif. Il consiste à calculer et à comparer la durée objective des différents temps sociaux. Un temps social est dominant lorsque la durée consacrée à une activité sociale est objectivement la plus importante. Au début du 19e siècle, comme l’ouvrier consacrait plus de 73 % de sa durée de vie éveillée à travailler, le temps social du travail était dominant. Même si le calendrier et l’horloge mesurent, quantifient et décomposent le temps en unités stables, homogènes et régulières, il est important de préciser que le temps abstrait de ces outils techniques ne relève pas de lois naturelles ou physiques observables, mais d’une construction sociale médiatisée et normalisée par un système idéologique qui peut être religieux, économique ou politique. Le second correspond au mode de production[23] social dominant. Malgré la multiplicité des formes de productions sociales (production industrielle et marchande, production religieuse, production de la femme au foyer, du sportif et de l’acteur de théâtre, du bénévole, etc…), le mode de production considéré comme dominant est celui qui est pratiqué durant le temps social dominant. Même si la production marchande des pays industrialisés représente une infime partie de la production sociale, le temps social de l’économie est tellement dominant que la notion même de production se confond avec elle. Le troisième correspond à la valeur qualitative du temps social dominant. En effet, le temps social et le mode de production dominant déterminent et hiérarchisent les systèmes de valeur d’une société donnée. En valorisant une forme de production particulière, la société permet à l’individu de s’intégrer, de nourrir l’estime qu’il a de lui et de structurer son identité. Au début du 19e siècle, comme le temps social du travail était dominant, la valeur du travail était dominante.

Le quatrième correspond à la catégorie sociale dominante. Une société se caractérise par une catégorie sociale qui donne une image plus ou moins fidèle de son système hiérarchique. Sans le contrôle du temps, l’emploi de la force et d’une idéologie ne suffirait pas à légitimer l’autorité d’une élite. Provenant d’interactions et de conflits sociaux, le privilège de donner le temps est souvent lié aux pratiques sociales de la catégorie dominante. En contrôlant et en organisant le temps, la catégorie dominante impose son temps social, ses pratiques, son mode de production et son système de valeur aux autres catégories. La légitimité d’un système hiérarchique repose sur le contrôle de pratiques et de modes de production particulièrement valorisés par la société. Le rang ou le statut social d’un individu est donc déterminé par la place qu’il occupe dans le mode de production dominant. En imposant son temps social, la catégorie dominante influence les transformations politiques et sociales, ainsi que le sens de l’histoire. Étant donné que le pouvoir est détenu par celui qui contrôle le temps, la conquête du temps apparaît comme un enjeu de luttes politiques et sociales. Le temps social, le mode de production et les valeurs de l’économie étant actuellement dominants, la hiérarchie sociale est issue de la position occupée dans la division sociale du travail. Une catégorie sociale est considérée comme déclinante, lorsque son temps social, son mode de production et son système de valeurs ne conviennent plus pour décrire la réalité sociale émergente. Il est donc nécessaire de rechercher dans les catégories sociales émergentes, la nouvelle catégorie dominante et donc, le nouvel ordre social. Au 18e siècle, étant donné que le pouvoir temporel, le mode de production et les valeurs de l’Église déclinaient au profit de ceux de l’économie, l’ordre monarchique déclinait au profit de l’ordre bourgeois.

Le cinquième critère correspond au temps objectivement dominant d’un point de vue quantitatif, qui est reconnu comme tel par l’ensemble de la société. Il est important de distinguer le temps social dominant de la nouvelle catégorie sociale réellement dominante, du temps social déclinant de la catégorie sociale déclinante qui se croit encore dominante. En effet, pour préserver son autorité, une catégorie déclinante peut continuer à considérer son temps social comme dominant. Lorsque le temps social objectivement dominant de la catégorie émergente s’accroît au détriment de la déclinante, la société est en crise. La crise se renforce lorsque la catégorie déclinante nie et minimise les valeurs et les modes de production de l’émergente. Tant que les valeurs et les modes de production de la catégorie émergente ne remplaceront pas ceux de la déclinante, la société sera en crise. Au début du 21siècle, tandis que le temps social, le mode de production et la valeur du travail déclinent en faveur du temps libre, l’élite économique continue à considérer le travail comme la valeur dominante de la société.

Après avoir défini le temps social dominant, je propose de décrire et de définir la dynamique des temps sociaux.

  • Quelles sont les caractéristiques de la dynamique des temps sociaux ?

Il existe un lien étroit entre les temps sociaux dominants et la dynamique des temps sociaux. Roger Sue propose cinq phases[24] qui correspondent au cycle entier d’un temps dominant : l’apogée, le déclin et le remplacement. À sa phase initiale, un temps social est dominant lorsqu’il est proche du monopole. Les autres temps sociaux sont quasiment inexistants et ne bénéficient d’aucune reconnaissance sociale. Au milieu du 19e siècle, comme les ouvriers consacraient plus de 73 % de leurs durées de vie éveillée à travailler, le temps social du travail était à son apogée. Lors de la seconde phase, de nouveaux temps sociaux émergent sous une forme mosaïque et résiduelle. Dépendants du temps dominant, ils ne disposent d’aucune autonomie. Au milieu du 19siècle, même s’ils sont dépendants du temps du travail, ceux de l’éducation et de la famille commencent à émerger pour les membres de la classe ouvrière.

Lors de la troisième phase, les temps sociaux émergents commencent à prendre de l’ampleur. Étant compartimentés, ils ne constituent pas encore une alternative au temps social dominant. Même si le temps dominant amorce un déclin, ses modes de production et ses valeurs restent dominants. Des tensions ou des « pressions temporelles » apparaissent lorsque les modes de production, les valeurs et les catégories sociales liées aux temps sociaux émergents entrent en compétition avec ceux des déclinants. Ayant l’impression de manquer de temps, de courir après le temps et qu’il « manque du temps au temps », le temps est de plus en plus vécu comme un problème. Le manque de temps apparaît donc comme le symptôme que les modes de production, les valeurs et les catégories émergentes sont contraints de coexister et de partager leur temps avec les déclinantes.

La quatrième phase apparaît lorsque des temps sociaux émergents s’agrègent entre eux pour former des blocs de temps dominants. Étant de plus en plus autonomes, ces blocs de temps sociaux influencent les modes de production et les catégories sociales déclinantes qui en sont dépendantes. Même si les catégories déclinantes ont encore l’illusion d’être dominantes, en réalité, se sont les catégories émergentes qui sont désormais dominantes. Les temps sociaux dominants ayant changé, la société se transforme et change de temps. C’est un moment fragile de l’Histoire où quelque chose est en train de naître, mais qui n’est pas encore là. Ce « temps » où tout bascule est celui des « malaises temporels », de tensions et de crises de plus en plus aiguës. Si cette mutation, qui s’est déjà en partie produite dans le temps vécu, n’est pas reconnue par la catégorie déclinante, la société est en crise, « elle est malade du temps ». Les tensions, les conflits et les crises qui apparaissent lors de ces mutations sont les symptômes qu’une catégorie sociale déclinante ne souhaite pas laisser la place à l’émergente qui est désormais dominante. Ce n’est donc pas une crise économique, mais une crise du rapport au temps que la France subit depuis 1973.

La cinquième et dernière phase apparaît lorsque le temps social objectivement dominant est officiellement reconnu comme tel. En se réconciliant avec son temps et donc, avec elle-même, la société sort de la crise. La société et l’ordre social se recomposent institutionnellement autour de nouveaux temps sociaux, de nouveaux modes de production, de nouvelles valeurs et de nouvelles catégories sociales. Le cycle historique étant bouclé, on en revient à la phase initiale.

Les caractéristiques des temps sociaux et les cinq phases de la dynamique des temps sociaux ayant été définis et décrits, à partir d’un récit historique, je propose de les illustrer en abordant l’apogée et le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique.

L’apogée et le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique.

La dynamique des temps sociaux peut en partie expliquer les transformations économiques, politiques et sociales intervenues lors de grands changements historiques. Étant donné que ces changements peuvent être le résultat de facteurs[25] techniques, idéologiques et culturels, je n’affirmerai pas qu’elle les explique à elle seule. Je tenterai simplement de montrer qu’en provoquant l’émergence de nouveaux temps sociaux, ce nouveau rapport au temps favorise l’émergence de nouvelles catégories sociales, qui à leur tour deviennent dominantes. En favorisant l’émergence de nouvelles valeurs, de nouveaux modes de production et de nouvelles catégories sociales, ces nouveaux temps sociaux provoquent un changement de société.

Pour illustrer les liens qui unissent le temps social dominant à la dynamique des temps sociaux, je propose d’aborder l’apogée et le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique. Je tiens à préciser que je n’ai pas l’intention de présenter un récit historique exhaustif. Mon but est uniquement de montrer comment la somme d’évolutions économiques, politiques et sociales, qui ont en commun un lien avec le rapport au temps, a pu aboutir à la Révolution française.

  • L’apogée du pouvoir temporel et spirituel de l’ordre religieux.

La première phase, qui correspond à l’apogée du pouvoir temporel et spirituel de l’Église Chrétienne, commence au début du moyen âge. Étant donné que le temps n’appartenait qu’à Dieu, l’Église Chrétienne manifestait son pouvoir temporel en contrôlant les outils de mesure du temps. En organisant le rythme de la journée et en planifiant les événements économiques, politiques et sociaux, la cloche et le calendrier lui permettaient d’exercer son autorité.

Au début du Moyen âge, l’activité agricole occupait plus de 80 % de la population. Même si le travail était un commandement biblique « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », il n’était pas considéré comme une valeur, mais une malédiction. La journée de travail était réglée sur le cycle naturel du jour et de la nuit. Variant au rythme des saisons, sa durée pouvait donc être de 8 heures en hiver et de 16 heures en été.

La cloche a longtemps été un instrument du pouvoir temporel de l’Église chrétienne. En exerçant un contrôle et une surveillance quotidiens, la cloche rappelait l’autorité et le pouvoir temporel de l’Église. En fixant les heures du lever, des offices, du travail, des repas et du coucher, la cloche organisait le rythme de la société. Le rôle des cloches étant d’annoncer un évènement particulier, il en existait de nombreuses : la cloche de l’église, la cloche des marchés, la cloche des grains, la cloche du travail[26], etc… Tandis que la plupart des cloches annonçaient un événement, la cloche du travail fixait un cadre temporel au temps de travail.

Le calendrier, qui permet de planifier les activités économiques, politiques et sociales sur la semaine, le mois et l’année, est également un instrument d’organisation, de contrôle et de stabilité sociale. En datant l’histoire à partir de la naissance du Christ, l’Église chrétienne imposait son pouvoir temporel, sa vision du monde et son autorité spirituelle. Afin de faire valoir son pouvoir temporel, l’Église accordait 52 dimanches et entre 30 et 40 jours de fêtes religieuses chômées à la gloire de Dieu[27]. Aux fêtes religieuses, il fallait ajouter 20 jours de vigiles et de veilles de fêtes[28]. Le nombre de journées chômées pouvait donc être compris entre 102 et 112 jours par an.

Le temps social dominant étant le temps religieux, les hommes naissaient, vivaient et mourraient dans un monde déiste. À l’apogée de son règne, l’Église chrétienne imposait ses valeurs, son mode de production, c’est-à-dire « l’économie du salut » et ses catégories sociales dominantes. Le Roi étant le représentant de Dieu sur terre, les membres de l’église et de la monarchie appartenaient à la catégorie sociale dominante. La hiérarchie sociale était donc issue de la position occupée au sein de l’Église (Pape, Cardinal, Archevêque, Évêque, Prêtre et Abbé) et de la monarchie (Roi, Prince, Duc, Marquis, Comte, Vicomte et Baron). Détenant le pouvoir politique, un Comte avait la responsabilité de maintenir l’ordre social à l’intérieur de son fief. Étant propriétaire foncier, ses ressources et ses revenus provenaient de l’impôt (banalités, cens et lods) et des surplus agricoles (champart) produits par les sujets qui travaillaient sur ses terres. Ses revenus n’étaient pas investis dans l’outil de production agricole, mais consacrés à la consolidation de son pouvoir politique et à la guerre. La hausse de ses revenus ne provenait donc pas de la hausse des rendements agricoles, mais de conquêtes militaires qui lui permettait de s’approprier les biens, les terres et les sujets d’autrui.

Le pouvoir spirituel de l’Église chrétienne reposait sur une doctrine qui proposait une conduite de vie capable de répondre à l’angoissante question de la vie après la mort. En produisant des lois et des valeurs, l’économie du salut permettait d’éviter des punitions (excommunication, enfer, etc…) et de recevoir des récompenses après la mort (paradis). L’interdit concernant la pratique de l’usure, qui consiste à prêter de l’argent avec intérêt et donc, à créer de l’argent avec de l’argent, permet d’illustrer le rôle de sa doctrine spirituel. Les premiers textes, qui concernent l’interdiction de l’usure, étaient présents dans l’Ancien Testament[29] : L’Exode (Ex. 22. 24) «  Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, vous ne lui imposerez pas d’intérêts. », Le Lévitique (Lv. 25. 37) « Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts », le Deutéronome (Dt. 23. 20) « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. » Lors du Concile de Nicée, qui eut lieu en 325 apr. J.-C., l’Église Chrétienne décida également d’interdire la pratique de l’usure[30]. L’une des causes de son interdiction concernait le pouvoir temporel. Sous le pouvoir temporel de l’Église, le temps était un bien inaliénable qui n’appartenait qu’à Dieu. Pouvant être découpées en unités constantes, les séquences de temps du calendrier étaient quantifiables. Étant quantifiables, comme une marchandise, elles pouvaient faire l’objet d’échanges et de spéculations. En appliquant un taux d’intérêt au temps qui s’écoule entre la date d’obtention d’un prêt et son remboursement, l’usure transformait le temps en argent. Comme le temps n’appartenait qu’à Dieu, il ne pouvait pas faire l’objet de commerce et de profit. Jugé immoral et contraire à la justice, le prêt à intérêt était donc interdit par l’Église chrétienne. L’usure étant considérée comme un péché capital, le marchand qui prêtait à intérêt risquait des sanctions pénales et une excommunication. Étant excommunié, il était exclu de la communauté et voué à l’enfer. L’économie du salut de l’Église chrétienne a donc permis d’encadrer et de prohiber la pratique de l’usure.

Le pouvoir temporel et spirituel de l’Église étant à son apogée, il faudra attendre le milieu du moyen âge pour que le temps social du travail et de la bourgeoisie commence à émerger.

  • L’émergence du temps social du travail et de la bourgeoisie.

La seconde phase, qui est apparue entre le 10e et 13e siècle, a permis l’émergence du temps social du travail et de la bourgeoisie. Même s’il était limité, le mouvement d’urbanisation du moyen âge a contribué à un processus de transformation sociale. En s’installant dans les bourgs : zone fortifiée d’une ville qui procure un abri, les marchands prendront le nom de bourgeois. En s’organisant en corps de métiers, les artisans des villes donnèrent naissance aux corporations.

Détenant un patrimoine financier important, l’Église chrétienne affirmait son pouvoir spirituel et temporel en finançant la construction d’édifices religieux (églises, cathédrales, monastères, couvents, etc…). Du 10e au 13e siècle, dans toute la chrétienté des cathédrales se sont élevées à la gloire de Dieu (Paris, Chartres, Bourges, Reims, Amiens, Strasbourg, Cologne, Londres, etc…) La construction d’une cathédrale nécessitait de très nombreuses années de travail et l’emploi de nombreux ouvriers, artisans et corps de métiers. En donnant du travail et en distribuant des revenus, la construction d’une cathédrale stimulait les échanges marchands, le commerce local et donc, le développement économique des cités médiévales. En bâtissant des édifices religieux, l’Église chrétienne a permis l’émergence du temps social du travail des artisans et des marchands.

Étant gardienne de la foi, l’Église imposait à la société et à chaque corporation des règles strictes en matière de travail, d’offices et de fêtes. Aux 52 dimanches, aux 30 ou 40 jours de fête religieuse et aux 20 jours de vigiles et de veilles de fêtes, il fallait ajouter 20 jours de fête divers (fête du seigneur et de sa femme, fête de la corporation, etc…) et les demi-journées du samedi[31]. En comptant les 52 demi-journées du samedi en 26 jours complets, le nombre de journées chômées pouvait être compris entre 158 et 168 jours par an. Le trop grand nombre de jours chômés ne permettait pas toujours aux paysans et aux ouvriers d’assurer leur subsistance et celle de leur famille. Pour leur part, les propriétaires terriens se plaignaient du nombre important de fêtes religieuses qui n’étaient pas toujours compatibles avec les travaux des champs.

L’un des premiers devoirs du Roi étant d’assurer la subsistance de ses sujets, il avait besoin du travail des paysans et des marchands pour en assurer la production et la distribution. Même si le travail était toujours considéré comme une malédiction, étant donné qu’il était utile au bien commun, il commença à bénéficier d’une certaine forme de considération de la part de l’Église. Répondant aux nécessités de la vie, le commerce des grains était soumis à une réglementation très stricte. Comme il était interdit de s’enrichir avec le commerce des subsistances, les paysans et les marchands qui transgressaient la loi risquaient l’excommunication, voire la peine de mort.

Il n’y a pas que l’enrichissement avec le commerce des subsistances qui était interdit. Au 12e siècle, Saint Thomas d’Aquin condamnait toujours l’usure. « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice… c’est en quoi consiste l’usure. Et comme l’on est tenu de restituer les biens acquis injustement, de même l’on est tenu de restituer l’argent reçu à titre d’intérêt.»[32] L’usure étant considérée comme un péché mortel[33], les marchands et les banquiers chrétiens qui le pratiquaient étaient sanctionnés par l’Église. Les sanctions comprenaient des peines spirituelles (excommunication et privation de sépulture) et des peines temporelles (obligation de restituer les bénéfices illicites et invalidation des testaments des marchands qui n’avaient pas réparé leurs péchés en matière économique) qui ont permis à l’Église de s’enrichir.

Tant que l’émergence du temps social du travail se limitait à assurer les subsistances et à construire des édifices religieux, le travail des paysans, des marchands et des artisans ne menaçait pas l’ordre social de l’Église et de la monarchie. Il faudra attendre la fin du moyen âge pour que la révolution silencieuse du rapport au travail et à l’argent de la bourgeoisie commence à émerger.

  • La révolution silencieuse du rapport au travail et à l’argent de la bourgeoisie.

La troisième phase, qui apparaît entre le 14e et la fin du 15e siècle, annonce le déclin du temps social de l’Église au profit du travail et de la bourgeoisie. L’invention et la diffusion de l’horloge mécanique, qui est apparue au 14e siècle, marquèrent profondément la mesure du temps. En introduisant une forme de calcul du temps fondé sur des unités abstraites, l’avènement de l’horloge contribua à moderniser la société et l’économie. La nécessité de mesurer le temps est apparue pour réguler les conditions de travail dans les villes. Les ouvriers étant payés à la journée, il était nécessaire d’en déterminer la limite temporelle. Avant l’apparition de l’horloge, les employeurs utilisaient la cloche du travail pour délimiter, contrôler et discipliner le travail. Étant donné que la durée des journées d’hiver et d’été n’était pas identique, il était difficile de fixer une durée stable, régulière, homogène et « juste ». L’importance des écarts pouvait donc être l’occasion de manipulations et de tricheries de la part des employeurs et des ouvriers. Tandis que les ouvriers exigeaient une « juste » durée de la journée de travail, les employeurs étaient soupçonnés de manipuler la cloche au profit de leurs intérêts. La méfiance qui régnait autour de la mesure du temps de travail était donc à l’origine de nombreux conflits sociaux. Se sont donc des soucis de justice sociale qui ont motivé l’installation des premières horloges. En hiver et en été, la durée de la journée était désormais de 24 heures. En décomposant la journée en 2 tranches de 12 heures, l’horloge a permis de mesurer et de quantifier le temps en unités homogènes, égales, constantes, stables et régulières. La visibilité, la précision, la neutralité et l’objectivité du temps de l’horloge concilièrent les intérêts des ouvriers et des employeurs. Étant étroitement liée à la mesure du temps de travail, l’avènement de l’horloge favorisa l’émergence du temps social du travail et donc, de la catégorie sociale qui lui était attachée, la bourgeoisie.

Mieux adaptée que la cloche pour réguler le rythme de la vie économique et sociale, l’horloge est devenue le nouveau donneur de temps des villes. En adoptant l’horloge, les villes commençaient à s’affranchir du pouvoir temporel de l’Église. Le rythme des cités étant dicté par l’horloge, le pouvoir temporel de l’Église commençait à décliner au profit du temps social du travail de la bourgeoisie. Tandis que le rythme des villes s’organisait progressivement autour du temps économique de l’horloge, celui des campagnes était toujours structuré par le temps religieux de la cloche. Même si l’horloge s’imposait dans les villes, plus de 80 % de la population de l’Europe était constituée de paysans et d’ouvriers agricoles qui vivaient en milieu rural[34]. Malgré le déclin d’une partie de son pouvoir temporel dans les villes, le rythme des campagnes était encore dicté par les cloches et l’Église fixait toujours les jours de fête religieuse, dont le nombre était plus ou moins identique qu’au moyen âge.

Malgré le déclin de son pouvoir temporel, l’Église chrétienne détenait toujours le pouvoir spirituel. En apportant une réponse à l’angoissante question de la vie après la mort, l’économie du salut lui permettait toujours d’exercer son pouvoir spirituel sur la bourgeoisie. En ce qui concerne l’usure, l’Église devint plus tolérante à la fin du moyen âge[35]. Pour la justifier, elle prétexta que le banquier se privait de la somme qu’il prêtait et qu’il prenait un risque en accordant un prêt. L’intérêt apparaissait donc comme les compensations de sa privation et de sa prise de risque. Malgré sa tolérance, le prêt à intérêt demeurait toujours un péché capital. Pour racheter leurs péchés, réparer leurs fautes, purifier leurs âmes et donc, échapper à l’enfer, les banquiers et les riches marchands versaient d’importantes indulgences à l’Église. Tandis que la tolérance favorisa le développement économique de Florence et de Venise, les indulgences permirent à l’Église Chrétienne de s’enrichir et de construire la Basilique Saint-Pierre de Rome.

L’avènement du temps de l’horloge préfigura la lutte pour la domination économique et culturelle qui opposa l’Église chrétienne à la bourgeoisie. Tandis que le temps social de l’Église était en relation avec le sacré et le divin, celui de la bourgeoisie l’était avec l’argent et les profits. Cet affrontement annonça le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique.

  • Le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique.

La quatrième phase, qui apparaît au 16e siècle avec la Renaissance et se termine à la fin du 18e siècle, annonce l’effondrement de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique. À partir du 16e siècle, la découverte de l’Amérique et de son or favorisa les affaires, l’enrichissement et la transformation des conditions de vie dans toutes les cours d’Europe. La construction de cathédrales, élevées à la gloire de Dieu, laissa la place à la construction de grandes demeures seigneuriales (Chambord, Chenonceceaux, Versailles, etc…) bâties à la gloire de seigneurs et de Rois. La bourgeoisie se décompose désormais en deux catégories : la bourgeoisie marchande qui comprend les grands négociants, les armateurs, les banquiers et les gros fermiers et la bourgeoisie d’offices qui comprend les avocats, les notaires, les officiers de justice, les médecins, les universitaires et les écrivains. Afin d’expliquer l’effondrement de l’ordre religieux, j’ai identifié des facteurs économiques, politiques et sociaux qui provoquèrent un retournement des valeurs et des modes de production dominants : l’imprimerie, la réforme protestante, les Lumières, le progrès technique, les armes de guerre, les manufactures, la quantification et la liberté du commerce.

L’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1453 fut la révolution culturelle la plus importante de la Renaissance. Avant l’apparition de l’imprimerie, les livres étaient reproduits à la main par les moines et les clercs. Comme les bibliothèques se trouvaient dans les monastères et les universités, l’Église détenait le monopole du savoir. En détenant le savoir, elle encourageait la recherche en théologie au détriment de la science et de la philosophie. En permettant d’imprimer des livres en grande série, l’invention de l’imprimerie provoqua la baisse du coût de production d’un livre et donc, de son prix de vente. La diffusion de la connaissance philosophique et scientifique favorisa la naissance de la science moderne et l’avènement des Lumières. En accédant à la connaissance et en cherchant des vérités objectives, la bourgeoisie changea sa manière de penser et de voir le monde. En exerçant son libre arbitre et son esprit critique, elle remit en question les superstitions religieuses et donc, le pouvoir spirituel de l’Église Chrétienne. Le Roi étant le représentant de Dieu sur terre, en remettant en cause l’existence de Dieu, la bourgeoisie remettait en question l’autorité du Roi et donc, celle de la monarchie. Afin de préserver son autorité, l’inquisition et la monarchie censurèrent les livres qui remettaient en question l’existence de Dieu et condamnèrent à la prison ou à la mort les hérétiques qui propageaient des idées blasphématoires. Souhaitant propager la foi, l’Église Chrétienne fit imprimer la Bible en grande série. En lisant la Bible, l’individu accédait à la parole de Dieu sans les interprétations officielles et codifiées du prêtre. Au lieu de favoriser la propagation de la foi, la diffusion de la Bible provoqua la Réforme protestante.

En voulant retrouver la pureté religieuse, la réforme protestante annoncée par Luther engendra, malgré elle, un monde matérialiste totalement dominé par le travail et l’argent. Comme l’explique Max Webber, « La doctrine calviniste, à la fois par sa doctrine propre et par les réactions psychiques qu’elle a provoquées, a engendré une morale individuelle et économique favorable à des conduites de type capitaliste. »[36] La prédestination et l’ascétisme moral ont provoqué des transformations psychiques et intellectuelles favorables à l’émergence de l’esprit du capitalisme. « Chapitre III : décrets éternels de Dieu, n°3. Par décret de Dieu, et pour la manifestation de sa gloire, tels hommes […] sont prédestinés à la vie éternelle, tels autres voués à la mort éternelle. » […] « n°5. Ceux parmi les hommes qui sont prédestinés à la vie, Dieu les a élus dès avant d’établir les fondements du monde, conformément à son dessein immuable de toutes éternités ainsi qu’à sa volonté intime et à son bon plaisir. Il les a élus dans le Christ et pour leur gloire éternelle, de par sa seule grâce et son seul amour librement prodigués, en dehors de toute prescience tant de leur foi ou de leurs bonnes œuvres que de leur persévérance en celles-ci ou en celle-là, en dehors aussi de toute autre condition ou cause déterminante propre à la créature [élue] : et tout cela à la louange de sa grâce et de sa gloire. »[37] En affirmant qu’en vertu d’un décret éternel, Dieu a attribué à chacun une destinée garantie dès la naissance, la prédestination a procuré un socle spirituel qui a profondément influencé la conduite et le sens de la vie des protestants. Selon ces décrets divins, tandis que l’élu sera sauvé et élevé à la gloire éternelle, le réprouvé sera damné pour l’éternité. Le salut de l’Homme étant garanti dès sa naissance, quels que soient ses actes, il ne peut le modifier. En effet, tandis que l’élu ne peut pas perdre la grâce qui lui a été accordée, le réprouvé ne peut pas gagner celle qui lui a été refusée. Mais surtout, les indulgences que les catholiques octroyaient à l’Église pour racheter leurs péchés ne permettaient plus d’obtenir la grâce de Dieu. Étant donné que Dieu ne dévoile pas ses décrets souverains, il est difficile de distinguer un élu d’un réprouvé. Les questions que se posaient les calvinistes étaient donc celles-ci : suis-je un élu ? Comment m’assurer de mon élection ? Selon Calvin, la divine providence a attribué à l’élu une vocation à laquelle il doit entièrement se consacrer. À l’inverse du catholicisme, le calvinisme n’exigeait pas une bonne œuvre isolée ou des indulgences, mais une vie entière vouée à sa vocation. En effet, les signes de l’élection divine étaient les suivants : réussir dans l’activité qui répond à sa vocation et mener une vie éthique fondée sur l’ascétisme moral. La conduite d’une existence fondée sur l’ascétisme moral exigeait une vie rationnelle et ordonnée, un contrôle strict de ses émotions et de son comportement, ainsi que le rejet de toutes joies et jouissances de l’existence. Gasiller son temps et son argent étant des péchés, le luxe, l’ostentation, la contemplation, les divertissements, les illusions sentimentales, les tentations de la chair, les mondanités, les bavardages et les plaisirs de la vie étaient donc proscrits. « La société monarchique protégeait « ceux qui voulaient se divertir » contre la morale bourgeoise naissante et contre les conventicules ascétiques hostiles à l’autorité […] »[38] En plus d’apprendre à lire et à compter, le protestant devait également apprendre les mathématiques et la géométrie, lire des livres scientifiques et consacrer du temps à la recherche pour comprendre l’œuvre de Dieu. En s’instruisant et en interprétant seul la parole de Dieu, non seulement, il développait son libre arbitre et son esprit critique, mais en plus, il renforçait la conscience de sa propre intériorité. En renforçant l’isolement intérieur, l’ascétisme moral favorisa le comportement individualiste de la bourgeoisie protestante. Libéré des relations affectives et des jouissances de la vie, qui auraient pu le détourner de sa vie ascète, l’élu pouvait se consacrer entièrement à sa vocation. En exerçant sa vocation avec méthode, rationalité et persévérance, l’élu servait Dieu, améliorait sa condition et permettait à sa communauté de prospérer. Le prestige social, les considérations et l’estime que lui procurait sa réussite financière, professionnelle et matérielle étaient les signes de son élection divine. En considérant ces moyens comme un signe d’élection, non seulement l’éthique protestante les a transformés en un but et en finalité en soi, mais en plus, elle a libéré l’individu de la culpabilité liée à l’argent. En transformant le travail et l’argent, qui ne sont que des moyens, en preuves de salut, l’éthique protestante a remplacé « l’économie du salut » par « le salut par l’économie ». Ce renversement des valeurs accéléra le déclin du pouvoir spirituel que détenait encore l’Église Chrétienne au profit de la bourgeoisie.

Il est important de préciser que Luther et Calvin n’ont jamais considéré l’enrichissement comme une finalité en soi. Au même titre que la doctrine catholique, la protestante ne vouait pas de culte à l’argent et considérait la pratique de l’usure comme un sacrilège, sauf dans le cadre d’un investissement productif. N’étant qu’un moyen d’échange, l’argent n’avait pas la vocation d’être prêté, dépensé ou thésaurisé, mais d’être investi dans une activité productrice. La tolérance de Calvin concernant l’usure reposait donc sur la distinction entre le crédit à la consommation et le prêt à intérêt souscrit pour un investissement productif. Tandis que le premier appauvrissait l’emprunteur, le second contribuait à l’œuvre de Dieu en lui permettant de répondre aux besoins de la collectivité. En tolérant cette forme d’usure, il favorisa le développement économique de Genève, ainsi que des pays à obédience calviniste, tels que les Pays-Bas et l’Angleterre.

Tandis que l’imprimerie favorisa la diffusion de la connaissance, les Lumières et l’Éthique protestante encouragèrent l’apprentissage des mathématiques et de la géométrie, la lecture de livres scientifiques et la recherche. En se combinant, ils favorisèrent le progrès des techniques et l’invention de nouvelles machines. Au cours des 16e et 17e siècles, les recherches en mécanique et en physique (plan incliné, statistique, chute des corps, trajectoire d’un projectile, astronomie, etc…) étaient étroitement liées à des problèmes d’ordre économique et militaire (construction, balistique, drainage et ventilation des mines, construction de canaux et d’écluses, navigation, etc…). En accélérant le progrès technique, elle favorisa l’invention de machines (machine à vapeur, métiers à tisser, haut-fourneau, cokerie, etc…) et le développement économique. Elle permit également l’invention d’armes modernes (poudre, mousquets, canons en fonte, etc…), de la communication et de l’industrie lourde (mines et métallurgie) qui étaient, pour l’essentiel, destinées à la guerre.

En changeant le rapport à la guerre, l’apparition des armes modernes provoqua une transformation des valeurs, des mentalités, des idées et des catégories sociales dominantes. À travers la figure du chevalier, Joseph Schumpeter explique précisément cette transformation sociale. « Au Moyen Âge, la guerre était affaire éminemment individualiste. Les chevaliers bardés de fer pratiquaient un art qui exigeait un entraînement poursuivi tout au long de leur vie et chacun d’eux comptait individuellement, par la vertu de son habilité et de ses prouesses personnelles. Il est donc facile de comprendre la raison pour laquelle le milieu des armes était devenu la base d’une classe sociale, au sens le plus riche et le plus plein du terme. Mais l’évolution technique et sociale a miné et finalement détruit la fonction et la position de classe. Certes, la guerre elle-même n’a pas été tuée par ces influences. Elle est seulement devenue de plus en plus mécanique – à un point tel, en dernier ressort, que les succès réalisés dans ce qui n’est plus qu’une simple profession ont cessé d’avoir un caractère d’accomplissement personnel qui élève, non seulement l’individu, mais encore son groupe à une position durable de commandement social. »[39] En maîtrisant le maniement des armes et l’art de la guerre, le chevalier affirmait son autorité politique. Ses victoires et conquêtes militaires lui permettaient d’augmenter ses terres, ses sujets et donc, ses profits. En rendant le combat au corps à corps obsolète, l’apparition des armes modernes (canons, mousquets, pistolets, etc…) transforma le rapport à la guerre et la société. Étant donné qu’il pouvait être tué par un paysan armé d’un fusil, ce n’était plus le courage et la maîtrise des armes qui permettait de remporter la bataille, mais l’argent. La bataille n’était donc plus remportée par celui qui maîtrisait l’art de la guerre, mais par celui qui était capable de payer le plus de soldats, de chevaux, de fusils, de canons, etc… Les guerres modernes ont favorisé le développement d’un modèle de production industrielle. En effet, pour se développer, l’industrie naissante avait besoin de produire des produits identiques en grande quantité afin de réaliser des économies d’échelle. Nécessitant la production d’uniformes, de canons, de mousquets, de pistolets, de munitions, etc… en grande série, la guerre favorisa l’émergence de l’industrie. Requérant toujours plus d’hommes, de matériels, d’armes et de logistiques, une guerre coûtait de plus en plus cher. Pour les financer, le Roi devait augmenter « la taille »[40] et s’endetter auprès des marchands et des banquiers. En devenant une affaire d’argent, la guerre a rendu la monarchie dépendante de la bourgeoisie d’affaires.

Au 17e siècle, souhaitant orienter l’argent de la rente foncière vers la production industrielle, Colbert favorisa l’essor des manufactures d’État (Gobelins, Savonnerie, etc…). Les monopoles, les privilèges et les subventions, dont bénéficiaient les manufactures royales, ont permis à la France de conquérir une suprématie industrielle. L’augmentation du nombre d’ouvriers de ces manufactures (6 000 dans les fabriques de crêpes à Lyon, 3 000 dans celles de drap Van Robais à Abbeville[41], etc…) nécessitait de changer les modes d’organisation du travail. Ayant le souci de l’assiduité et de la productivité, ces manufactures d’État ont organisé le travail en s’inspirant de la discipline des monastères. Comme les moines, les ouvriers étaient logés et nourris sur leur lieu de travail. Comme dans les monastères, la durée du travail, des prières, des repas et du sommeil était soumise à une discipline temporelle rigoureuse et stricte. Tandis qu’en été, les ouvriers se levaient entre 4 h et 5 h et se couchaient à 22 h, en hiver, ils se levaient entre 6 h et 7 h et se couchaient à 19 h. La journée de travail durait au moins 10 heures par jour. Elle était interrompue par les repas, qui duraient entre une demi-heure à une heure, et les offices religieux. Étant gardienne de la foi, l’Église imposait des règles strictes en matière de travail, d’offices et de fêtes. Tous les jours, avant de se mettre au travail, les ouvriers assistaient à la messe et récitaient leurs prières en commun. Le repas de midi commençait par le bénédicité et finissait par les grâces. Le soir, avant de se coucher, ils récitaient des prières. Les fêtes religieuses étaient respectées et les ouvriers avaient l’obligation de se confesser à Pâques, à la Toussaint, à Noël, etc… L’organisation du travail des manufactures d’État préfigura celle qui se développera après la Révolution. Sauf que la religion désertera les murs.

La quantification, qui est apparue au 17e siècle, a changé la manière de voir, de penser, d’exprimer et de se représenter le monde. Elle consiste à mesurer, à évaluer, à chiffrer et à apprécier de manière objective, rigoureuse et impartiale un phénomène, une grandeur physique, une puissance, une richesse ou une valeur. La quantification s’applique à la démographie, à la taille et au poids d’un objet, au rendement agricole, à la comptabilité, aux statistiques, à la puissance d’une machine, à la dimension d’une installation, à la hauteur d’un immeuble, au temps, à la vitesse, à la richesse d’un individu ou d’une nation, etc… Le passage d’une forme d’évaluation qualitative à une forme quantitative a profondément transformé la manière de percevoir le monde. Les considérations sur la richesse de Malthus permettent d’illustrer ce changement de perception. « La richesse embrasse évidemment toutes les choses, matérielles ou intellectuelles, tangibles ou non, qui procurent de l’utilité ou des jouissances à l’espèce humaine, elle comprend par conséquent les avantages et les consolations que nous retirons de la religion, de la morale, de la liberté politique et civile, de l’éloquence, des conversations instructives et amusantes, de la musique, de la danse, du théâtre et d’autres services et qualités personnelles. »[42] Même si cette conception qualitative de la richesse conduit à une vie bonne et digne d’être vécue, elle ne permet pas de mesurer celle d’une nation. En effet, étant donné qu’il est impossible de mesurer et donc, de quantifier les bienfaits et les consolations que procurent l’éloquence, une conversation agréable, un morceau de musique, la morale, la liberté, etc…, cette définition ne permet pas d’évaluer et de comparer l’accroissement de la richesse entre les nations. Afin de remédier à ce manque, Malthus proposa une définition de la richesse quantitative. « Un pays sera donc riche ou pauvre selon l’abondance ou la rareté des objets matériels dont il est pourvu relativement à l’étendue de son territoire ; et un peuple sera riche ou pauvre selon l’abondance ou la rareté de ces mêmes objets relativement à la population. »[43] En ne concevant la richesse qu’à partir d’une considération matérielle, la quantification a provoqué un revirement économique, politique et moral qui a modifié la perception de l’homme, de la société et des nations. En adoptant la quantification comme moyen d’évaluation et de distinction, la bourgeoisie a érigé l’accroissement illimité de la richesse comme fin en soi.

Étant pour la plupart des physiocrates, les hommes des Lumières défendaient la liberté de l’usure, du travail et du commerce des grains. Au 18e siècle, les considérations économiques s’opposaient toujours aux considérations morales. Le 1er novembre 1745, en publiant l’encyclique Vix Pervenit, le Pape Benoît XIV réaffirma la doctrine de l’Église concernant l’usure : « L’espèce de péché appelé usure et dont le lieu propre est le contrat de prêt – dont la nature demande qu’il soit rendu autant seulement que ce qui a été reçu – consiste pour le prêteur à exiger – au nom même de ce contrat – qu’il lui soit rendu davantage que ce qui a été reçu et, par conséquent, à affirmer que le seul prêt donne droit à un profit, en plus du capital prêté. Pour cette raison, tout profit de cette sorte qui excède le capital est illicite et usuraire[44] L’usure étant toujours considérée comme une rapine et une abominable extorsion, l’Église chrétienne et la loi pénale de l’ancien régime l’interdisaient et la condamnaient. Malgré son interdiction, des physiocrates et des philosophes des Lumières, tels que Diderot, D’Alembert et Turgot, prirent la défense de l’usure. En 1770, dans son « Mémoire sur les prêts d’argent »[45], Turgot prit publiquement position pour le prêt à intérêt en invoquant des arguments économiques. Il faudra attendre la Révolution française pour que l’usure soit enfin autorisée par la loi en France.

En 1776, Adam Smith démontra que le travail permettait de créer la richesse, le développement économique et donc, le progrès social. Au même titre que l’usure, le travail transforme le temps en argent. La mesure plus précise du temps de l’horloge permit aux employeurs de mieux contrôler le rendement du travail. En mesurant le temps de travail dépensé pour produire un produit fini, l’horloge permettait de quantifier le coût de production horaire d’une unité produite. En intégrant le coût de production horaire au prix de vente de la marchandise, l’entrepreneur transforme le temps en argent. En transformant des matières premières (coton, laine, soie, etc…) en produits finis (robes, costumes, uniformes, etc…), le temps de travail produit des marchandises qui, lorsqu’elles sont vendues sur un marché, se transforment en argent. En se transformant en argent, le travail contribua également à accélérer le déclin du pouvoir temporel de Dieu au profit de celui de l’argent. Pour Adam Smith, l’accumulation d’argent n’était pas une fin en soi. En travaillant avec persévérance, non seulement l’individu développe sa confiance, améliore sa condition, accède au bien-être matériel et à la liberté, mais en plus, il permet à la société d’accéder à la prospérité. En canalisant les passions humaines, le travail transforme les passions en intérêt et l’intérêt individuel en intérêt pour tous. La richesse n’est pas recherchée pour elle-même, mais pour le regard, l’attention, la sympathie, l’admiration, le respect et l’envie qu’elle suscite[46]. L’admiration des pauvres et des moins riches pour les plus riches apparaît donc comme un facteur de soumission, de subordination, de stabilité et donc, d’ordre social.

Sous l’ancien régime, un Homme naissait noble ou roturier. Qu’il soit un artisan, un laboureur, un ouvrier agricole ou un riche bourgeois, s’il n’était pas noble, il était désigné sous le terme de roturier. Quel que soit le montant de sa fortune, les privilèges d’un noble sans le sou étaient supérieurs à ceux d’un riche bourgeois. Étant donnée, que seule la noblesse avait le droit et le privilège de porter l’épée, le port de l’épée était pour le noble un moyen concret d’affirmer son appartenance sociale, de se distinguer des roturiers et d’obtenir le respect d’autrui. Les mœurs et les passions humaines n’étant pas pacifiées, le fait de porter une épée était souvent à l’origine de conflits violents et meurtriers. Afin de pacifier les rapports humains, le philosophe Thomas Hobbes proposa de nouveaux critères de distinction sociale fondés sur la quantification financière. En effet, selon Thomas Hobbes, « L’homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon la valeur de [sa] fortune…son prix ; c’est-à-dire pour autant qu’il serait donné contre l’usage de son pouvoir. »[…] « La raison n’est rien d’autre que des comptes ».[…] « Ce prix est constamment évalué et réévalué par la société et l’ « estime des autres » variant selon la loi de l’offre et de la demande. »[47] La raison n’étant rien d’autre que des comptes, la valeur d’un homme et l’estime qu’il reçoit des autres sont constamment évaluées par la société en fonction de la loi de l’offre et de la demande. Étant quantifiable, l’argent permet d’évaluer de manière objective, rationnelle et impartiale la légitimité de l’autorité d’un individu. À partir de ce raisonnement, son pouvoir repose sur le prix qu’il est capable de payer pour en obtenir l’usage. En transformant l’argent en un moyen de puissance et de conquête du pouvoir, Hobbes en a fait l’étalon de la valeur d’un individu. En accumulant toujours plus d’argent, non seulement, il affirme sa réussite, se distingue des autres et prouve son élection divine, mais en plus, il suscite l’envie et l’admiration d’autrui. Ce revirement des valeurs contribua à transformer la compétition pour l’accumulation financière en principe de vie. Étant donné qu’ils transforment le temps en argent, le travail et l’usure sont donc devenus les instruments de l’autorité et du pouvoir de l’ordre bourgeois. En transformant l’accumulation d’argent en critère de réussite et en instrument de la régulation pacifique de la société, Thomas Hobbes et Adam Smith ont permis de légitimer l’émergence d’un utilitarisme moral favorable à l’idéologie bourgeoise. C’est ainsi que le travail et l’argent, qui ne sont que des moyens, sont progressivement devenus une finalité en soi et la raison d’être de la bourgeoisie.

Les profits étant étroitement liés au temps de travail, pour s’enrichir, la bourgeoisie avait besoin d’augmenter le nombre de jours de travail et donc, les heures de travail. Sous l’ancien régime, l’Église et les corporations réglementaient la durée de la journée de travail et fixaient les jours chômés. Même si elle pouvait parfois s’élever à 16 heures en été et à 12 heures en hiver[48], la durée de la journée de travail était la même qu’au moyen âge. En ce qui concerne le nombre de jours chômés, l’Église et certaines corporations en proposaient constamment de nouveaux. En comptant les 52 dimanches, les 52 demi-journées du samedi, les 45 jours de fête religieuse[49], les 60 jours de certaines corporations[50] et le carnaval, le nombre de journées chômées pouvait atteindre 200 jours par an[51].

En plus des jours chômés, les employeurs étaient confrontés à la répugnance au travail des ouvriers. Au lieu de travailler plus et d’intensifier leurs efforts pour gagner plus, ils se contentaient de travailler le nombre d’heures nécessaires pour assurer leurs subsistances. En 1747, J Smith écrivait « C’est un fait bien connu, que pour l’ouvrier qui peut subvenir à ses besoins en travaillant trois jours sur sept sera oisif et ivre le reste de la semaine… Les pauvres ne travailleront jamais un plus grand nombre d’heures qu’il n’en faut pour se nourrir et subvenir à leurs débauches hebdomadaires… Nous pouvons dire sans crainte qu’une réduction des salaires dans les manufactures de laine serait une bénédiction et un avantage pour la nation – et ne ferait pas de tort réel aux pauvres. »[52] L’exposé du révérend protestant J.Townsend, qui date de la fin du 18e siècle, allait dans le même sens. « L’obligation légale du travail donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim au contraire est non seulement une pression paisible, silencieuse et incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie elle provoque aussi les efforts les plus puissants. Perpétuer la faim du travailleur, c’est donc le seul article important de son code de travail. »[53] La bourgeoisie imputait la répugnance au travail des ouvriers à la paresse et à l’indolence et percevait les jours chômés comme l’occasion de beuveries, de bagarres, de désordre, de débauche et de dilapidation des biens. Afin de lutter contre l’oisiveté et de rétablir l’ordre social, elle proposait de les faire travailler davantage en réduisant les salaires et en augmentant le prix des subsistances.

Au 18e siècle, comme elle occupait 80 % de la population, la principale activité économique était l’agriculture. Sous l’ancien régime, comme l’un des premiers devoirs d’un Roi était de garantir les subsistances, s’il ne remplissait plus ce devoir, le peuple n’était plus tenu de lui obéir. Comme les grains étaient indispensables aux subsistances, il était interdit de s’enrichir avec le commerce des grains. En 1750, un ouvrier gagnait 20 sols par jour lorsqu’il travaillait. Son repas était pour l’essentiel composé d’une miche de pain de 4 livres qui coûtait 8 sols[54].

Les 200 jours chômés n’étant pas payés, le revenu de 3 300 sols qu’il percevait en travaillant 165 jours lui permettait juste d’assurer sa subsistance durant 365 jours.

La doctrine idéologique, qui considère la régulation des prix comme un frein à la liberté et une atteinte à la propriété, est apparue avec les physiocrates au milieu du 18e siècle. Sous l’ancien régime, la richesse provenait de l’agriculture. Étant donné que le peuple dépendait des grains pour sa subsistance, son commerce était régulé par l’État. Les physiocrates affirmaient que la liberté du commerce des grains permettrait de baisser les prix, d’augmenter les salaires, de garantir un « juste profit », d’éviter les disettes et de renflouer les caisses de l’État. Le 17 juin 1787, malgré les expériences catastrophiques qui avaient eu lieu entre 1763 et 1770[55] et entre 1774 et 1775[56], sous la pression des physiocrates et du parlement, Louis XVI autorisa à nouveau la liberté du commerce des grains[57]. À cause de la spéculation sur le commerce des grains, à la veille de la révolution de 1789, la miche de pain coûtait 14 sols, soit une hausse de 75 % par rapport à 1750. En se combinant, l’augmentation du nombre de jours chômés et la hausse des prix du pain ne permettaient plus à l’ouvrier d’assurer sa subsistance. Pour subvenir à ses besoins essentiels, il était donc contraint d’augmenter son temps de travail. Non seulement la liberté du commerce des grains a permis à la bourgeoisie de s’enrichir, mais en plus, elle lui donnait les moyens de justifier la réduction des jours chômés et donc, l’augmentation des heures de travail.

En s’agrégeant entre eux, l’horloge, l’imprimerie, l’éthique protestante, la recherche scientifique, le progrès technique des armes, les manufactures royales, la quantification, l’autorisation de l’usure de Calvin, le rapport au travail et à l’argent d’Adam Smith et de Thomas Hobbes ont transformé, d’une part, le travail en vocation et en source de profits, et, d’autre part, la réussite financière et matérielle en signe d’élection divine et en étalon de la valeur de l’homme. En se constituant en bloc de temps homogène, le travail et l’argent sont devenus les valeurs objectivement dominantes de la société. Même si la noblesse se considérait encore comme la catégorie dominante, étant donné qu’elle ne détenait plus que 30 à 40 % des terres[58], son autorité déclinait au profit de la bourgeoisie. Tandis que la noblesse s’appauvrissait, la bourgeoisie s’enrichissait avec le travail, la production, le commerce et l’usure. Les temps sociaux du travail et de l’argent étant désormais dominants, la société se transformait, elle changeait de temps. C’est une période de l’Histoire où quelque chose était en train de naître, mais qui n’était pas encore là. Ce « temps » où tout bascule était celui d’un « malaise temporel », de tensions et de crises de plus en plus aiguës. Les tensions, les conflits et les crises qui sont apparus lors de cette mutation étaient les symptômes que l’ordre religieux de la monarchie ne souhaitait pas laisser la place à l’ordre économique de la bourgeoisie qui était désormais dominante. En ne reconnaissant pas que le temps social, la valeur et les modes de production du travail était dominant, l’ordre religieux a renforcé la crise du rapport au temps. Même si elle dénigrait et méprisait la bourgeoisie, comme elle était de plus en plus dépendante de son travail et de son argent, la noblesse était obligée de composer avec elle. Comme l’argent donnait les moyens d’influencer la politique, la bourgeoisie détenait un levier du pouvoir. Malgré le fait qu’elle avait perdu une partie de son pouvoir spirituel et temporel, l’Église chrétienne interdisait toujours l’usure, ainsi que le travail du dimanche et des jours de fête religieuse. Les 200 jours chômés de l’Église et des corporations apparaissaient donc comme une atteinte à la liberté d’entreprendre et aux intérêts de la bourgeoisie. Pour sa part, la monarchie et la noblesse détenaient encore le pouvoir politique et certains privilèges. Tandis que le Roi détenait le pouvoir de voter les lois et de lever les impôts, la noblesse avait le privilège d’être exemptée de la taille et d’accéder à des postes prestigieux dans l’administration et aux grades d’officier dans l’armée. Elle était exemptée de la taille depuis le Moyen Âge, car elle payait « l’impôt du sang » en risquant sa vie pour protéger ses sujets et défendre son territoire. Seuls les roturiers et donc, les sujets qui n’étaient pas nobles payaient la taille. Étant donné que la bourgeoisie souhaitait détenir le pouvoir politique, la lutte pour sa conquête et l’abolition des privilèges provoqua de multiples crises, dont la conclusion fut la Révolution française.

  • Le règne de l’argent roi, du travail et de la bourgeoisie.

La cinquième et dernière phase, qui est apparue après la Révolution française du 14 juillet 1789, provoqua le renversement politique de la monarchie au profit de la bourgeoisie. En permettant au temps économique de l’ordre bourgeois de se substituer au temps religieux de l’ordre monarchique, la Révolution française a permis à la société de se réconcilier avec son temps.

Sous l’ancien régime, quel que soit le montant de sa fortune, la condition d’un homme était dictée par sa naissance. En proclamant que tous les hommes étaient libres et égaux en droit, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée le 26 août 1789 a aboli les privilèges liés à la naissance. Les hommes étant désormais égaux, la bourgeoisie avait le droit de postuler à des postes prestigieux dans l’administration et l’armée. Ce n’était plus sa naissance, sa propriété foncière et ses rentes, mais sa capacité à entreprendre pour faire fructifier son argent qui désormais devenait le nouvel étalon de la valeur d’un individu. Étant donné qu’il permet de tout acheter (titres de noblesse, armes, mercenaires, temps de travail, etc…) et de corrompre la conscience des hommes et des femmes, l’argent est devenu le nouvel instrument du pouvoir. L’égalité des conditions et l’abolition des privilèges exacerbèrent la compétition sur le plan financier, professionnel et matériel. Exercer des fonctions prestigieuses, accumuler toujours plus d’argent et exhiber sa consommation ostentatoire sont devenus les moyens privilégiés d’affirmer sa réussite, de nourrir l’estime de soi, de légitimer son autorité et de se distinguer de la masse. Comme l’affirmait Karl Marx « Le dieu du besoin pratique et de l’intérêt personnel, c’est l’argent. L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit exister. L’argent avilit tous les dieux des hommes : il les transforme en une marchandise. L’argent est la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soi-même. C’est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L’argent, c’est l’essence aliénée du travail et de la vie de l’homme, et cette essence étrangère le domine, et il l’adore. »[59] Étant totalement absorbée et aliénée par les profits financiers, la bourgeoisie a fait de l’argent son système de valeur, son Dieu, sa Religion. Afin de légitimer son autorité, elle a fait de son aliénation au travail et à l’argent la finalité, la raison d’être, la condition naturelle de l’existence et donc, la religion des temps modernes. La production de « l’économie du salut » fut donc remplacée par la production du « salut par l’économie ». Le travail et l’argent étant les valeurs dominantes, la légitimité de l’autorité d’un individu et sa place dans la hiérarchie sociale étaient déterminées par sa fortune et sa position occupée dans la division sociale du travail. Étant toutes deux issues du travail, la classe bourgeoise et la classe ouvrière incarnaient désormais les nouvelles catégories sociales de l’ordre économique.

Comme elle détenait tous les pouvoirs, la bourgeoisie avait désormais la responsabilité de voter les lois, d’organiser le rythme de la société et de maintenir l’ordre social. Le fait que la noblesse soit exemptée de la taille était considéré par la bourgeoisie comme un privilège inégalitaire. Afin de rétablir l’égalité face à l’impôt, ce privilège fut aboli le 25 septembre 1789 et la taille fut supprimée le 10 avril 1791[60]. Afin de renforcer son pouvoir, les 3 et 12 octobre 1789, la bourgeoisie également fit abroger la loi sur la prohibition de l’usure qui autorisa le prêt à intérêt[61]. En légalisant le prêt à intérêt, la bourgeoisie favorisa l’emprise des banques sur l’économie et la politique. En transformant le temps en argent, l’usure fit de l’argent le nouveau Dieu de l’ordre économique naissant. Étant donné que les banquiers avaient désormais le droit de créer de l’argent à partir du temps, le pouvoir temporel de la bourgeoisie devenait hégémonique.

Afin de s’enrichir, d’établir son autorité et de maintenir l’ordre social, la bourgeoisie organisa la société autour du travail. En accusant l’oisiveté de provoquer des beuveries, des bagarres et du désordre, pour rétablir l’ordre, elle proposa de réduire le nombre de jours chômés. Le 17 mars 1791, au nom de la liberté, le décret d’Allarde supprime les corporations[62]. En rompant avec les chaînes des corporations, d’une part, elle offrait à tous la liberté d’exercer le négoce et le métier qu’ils souhaitaient et, d’autre part, elle supprimait les jours de fêtes chômées qui leur étaient liés. Le 14 juin 1791, toujours au nom de la liberté, elle vota la loi Le Chapelier qui donnait aux employeurs le droit de fixer le taux horaire du travail et de négocier le contrat de travail d’individu à individu. Ne permettant plus aux ouvriers d’opposer un rapport de force collectif pour défendre leurs intérêts et négocier les conditions de travail, cette loi favorisa l’exploitation de l’homme par l’homme.

Le calendrier, qui permet de planifier les activités économiques, politiques et sociales était également un instrument d’organisation, de contrôle et de stabilité sociale. Afin d’affranchir le peuple des superstitions religieuses et du pouvoir temporel de l’Église, les révolutionnaires proposèrent une nouvelle datation de l’histoire et un nouveau calendrier. En proposant une nouvelle datation (1789 An 0, 1790 An I… 1805 An XVI), la bourgeoisie imposait son pouvoir temporel, sa vision du monde, ses valeurs et son autorité spirituelle. Le calendrier révolutionnaire, qui fut mis en place le 23 octobre 1793, était composé de 12 mois de 30 jours et de 3 décades de 10 jours par mois. En remplaçant la semaine par la décade, la bourgeoisie limitait le nombre de dimanche à 3 jours par mois et affaiblissait le culte religieux (Dieu créa le monde en six jours et se reposa le septième). En supprimant 16 jours de repos, elle limitait le nombre de dimanche à 36 par an. Même si le repos dominical était toujours en vigueur, comme il n’était plus soumis à une obligation religieuse, les ouvriers et les employeurs ne le respectaient plus.

Les jours du calendrier grégorien étant dédiés à des Saints (Saint-Paul, Saint-Marc, etc…), ils pouvaient être l’occasion de fêtes religieuses. Afin de les supprimer, la bourgeoisie remplaça les Saints par des noms d’outils agricoles, d’animaux domestiques, de fruits, d’arbres, etc… En remplaçant les Saints par des noms d’outils, le calendrier républicain célébrait la valeur du travail. La réduction du nombre de dimanches et la suppression des jours de fête religieuse ont permis de réduire le nombre de jours chômés et donc, d’augmenter le temps de travail qui était désormais la religion des temps modernes.

La présentation du déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique montre comment le temps social dominant détermine les valeurs, le mode de production et la catégorie sociale dominante. La dynamique des temps sociaux fait également apparaître qu’un temps social dominant permet l’émergence d’un nouveau, qui deviendra à son tour dominant. Afin de comprendre le présent et de tenter d’éclairer l’avenir, en m’appuyant sur cette dynamique, je vais à présent tâcher d’appréhender les mutations sociétales provoquées par la réduction du temps de travail.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « En finir avec le chômage : un choix de société ! ».  Ce livre permet d’appréhender les enjeux du choix entre la relance de la croissance du PIB ou de la réduction du temps de travail. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.


Pour accéder aux pages suivantes :

– Historique de la réduction du temps de travail

La réduction du temps de travail : un choix de société !

– Combien d’heures devrions-nous travailler pour supprimer le chômage ?

 

[1] Insee, Temps sociaux et temps professionnels au travers des enquêtes Emploi du temps, Économie et Statistiques, n° 352-353 de 2002

[2] L’express.fr, Arrivez-vous à concilier vie professionnelle et vie privée ?, [En ligne] (consulté le 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/arrivez-vous-a-concilier-vie-professionnelle-et-vie-privee_1506780.html

[3] Fondation entrepreneurs MMA, Etude sur la santé du dirigeant 2018, [En ligne] (consulté le 19 octobre 2018), https://fondation-entrepreneurs.mma/etude-sante-dirigeant-entreprise-2018.htm

[4] Codes et lois.fr, article-l3123-5, [En ligne] (consulté le 28 septembre 2017), http://www.codes-et-lois.fr/code-du-travail/article-l3123-5

[5] Ministère de la fonction publique, Guide du temps partiel des fonctionnaires et des agents non titulaires des trois fonctions publiques, [En ligne] (consulté le 28 décembre 2016), http://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/IMG/Guide_temps_partiel_FPE-2.pdf

[6] Gorz André, Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, page 20

[7] Insee, Salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic) en 2018, Données annuelles de 1980 à 2018, [En ligne] (consulté le 4 décembre 2018), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1375188

[8] Légifrance, Article L241-11 du code de la sécurité sociale, [En ligne] (consulté le 15 Août 2017), https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006073189&idArticle=LEGIARTI000006741946&dateTexte=&categorieLien=cid

[9] Légifrance, , Article 199 sexdecies, [En ligne] (consulté le 28 septembre 2017), https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006069577&idArticle=LEGIARTI000033813202&dateTexte=&categorieLien=id

[10] Insee, 6.209 Emploi intérieur total par branche en nombre d’équivalents temps plein, Op.Cit.

[11] Dejours Christophe, Souffrance en France : banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.

[12] « La pathologie du présent » caractérise le comportement quotidien d’un individu qui vit ses actes au temps présent, sans se référer à son passé et se soucier des conséquences de ses actes pour le futur. L’existence du sujet se ramenant au seul moment présent, l’immédiateté du temps englobe toute sa conscience. Ne pouvant se projeter dans l’avenir, sa vie n’a plus de sens. Comme il ne peut différer ses actions, elles doivent être réalisées « tout-de-suite ». Son existence quotidienne étant enfermée dans le moment présent, le sujet est confronté au vide et à l’angoisse existentielle. Pour fuir l’angoisse, il peut s’étourdir dans l’activisme, la consommation compulsive ou diverses activités addictes. Elle peut aboutir à une dépression dont l’origine est à la fois liée au refoulement du passé, au désespoir face à l’avenir et au rejet du présent que l’individu ne contrôle plus. « La pathologie du passé » concerne les formes de mélancolie résultant de la permanence d’un état de conscience attaché au passé. Étant exclusivement confronté à des souvenirs et expériences passées, le sujet se trouve dans l’impossibilité de vivre au présent et de se projeter dans l’avenir. Par exemple, le péché originel qui doit être perpétuellement racheté illustre ce symptôme. « La pathologie du futur » correspond à l’attitude de celui qui rejette plus ou moins consciemment son passé et son présent pour trouver le sens de son existence uniquement dans un futur désiré et idéalisé. Cette pathologie s’apparente aux utopies de certaines croyances idéologiques (ascension hiérarchique = réalisation de soi).

[13] Insee, T403:Emploi et part dans l’emploi selon la quotité de temps de travail, par sexe et âge regroupé, en moyenne annuelle, [En ligne], (consulté le février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1992572?sommaire=2008058

[14] Baumann François, Burn out : quand le travail rend malade, Paris, Josette Lyon, 2006.

[15] Méda Dominique, Qu’est-ce que la Richesse ?, Paris, Aubier, 1999, page 216.

[16] Heidegger Martin, Être et Temps, Paris, Authentica, 1985, page 189 éditions en ligne.

[17] Dastur François, Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, 1990, page 27.

[18] Ibid, page 18.

[19] Bourdieu Pierre, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit, 1982, page 37.

[20] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, page 111.

[21] Sue Roger, Temps et ordre social, Paris, PUF, 1994, page 29.

[22] Ibid, page 126.

[23] Le mode de production correspond à la somme de toutes les actions qui contribuent à produire la société.

[24] Sue Roger, Op Cite, page 137.

[25] Rocher Guy, 3. Le changement Social : Introduction à la sociologie générale, Montréal, HMH, 1968, page 25.

[26] Martinau Jonathan, L’ère du temps, Modernité capitaliste et aliénation temporelle, Montréal, Lux, 2017, page 102.

[27] Cacérès Bénigno, Loisir et travail : du Moyen age à nos jours, Paris, Seuil, 1973, page 30.

[28] Ibid, page 32.

[29] Bible, La Bible de Jérusalem, Paris, Editions du Cerf, 1998.

[30] Duteil Gilles et Thomas-Taillandier Delphine, Usure, [En ligne] (consulté le 9 mars 2017), https://www.cercle-k2.fr/files/Usure-2015.pdf

[31] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 32.

[32] Wikipédia, Usure, [En ligne] (consulté le 30 décembre 2017), https://fr.wikipedia.org/wiki/Usure_(finance)

[33] Le Goff Jacques, Marchands et banquiers du moyen age, Paris, PUF, 1956, page 77.

[34] Thompson Edward Palmer, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabriques, 2004, page 41.

[35] Le Goff Jacques, Op-Cit, page 78.

[36] Rocher Guy, 3. Le changement Social : Introduction à la sociologie générale, Montréal, HMH, 1968, page 72.

[37] Weber Max, L’étique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, page 111.

[38] Weber Max, Op.Cit, page 203.

[39] Schumpeter Joseph, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990, page 182.

[40] La taille était un impôt destiné à financer la défense des sujets et du territoire, ainsi que les guerres. Comme ils payaient « l’impôt du sang », c’est-à-dire qu’ils risquaient leurs vies pour protéger leurs sujets, les nobles étaient exemptés de cet impôt.

[41] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 82.

[42] Méda Dominique, Qu’est ce que la Richesse ?, Paris, Aubier, 1999, page 25.

[43] Ibid, page 30

[44] La cité catholique, Prêter à intérêt est-il licite?, [En ligne] (consulté le 9 mars 2017), http://www.cite-catholique.org/viewtopic.php?t=489

[45] Turgot, Mémoire sur le prêt d’argent, Paris, Institut Coppet, 2014.

[46] Smith Adam, Théorie des sentiments moraux, Paris, Payot & Rivages, 2006, page 136.

[47] Arendt Hannah, L’impérialisme, Paris, Arthème Fayard, 1982, page 36.

[48] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 92.

[49] Ibid, page 94.

[50] Ibid, page 92.

[51] Handwerker Marian, André Gorz, Mais qu’est-ce qu’ils pensent ?, 1990, [DVD], Bruxelles, SAGA Film.

[52] Gorz André, Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, page 43.

[53] Marx Karl, Le Capital Livre I section V à VIII, Paris, Flammarion, 1985, page 113.

[54] Gu Vs Histoire, (2018, 15 avril), Henry Gillemin : la Révolution et la Terreur (1789 – 1794), [Vidéo en ligne], https://www.youtube.com/watch?time_continue=2&v=Z8z46AKrUJM

[55] Bernard Alain, La guerre des farines, page 202 [En ligne] (consulté le 30 décembre 2017), https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01081675/document

[56] Wikipédia, Guerre des farines, [En ligne] (consulté le 11 mars 2014), http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_des_farines

[57] Louis XVI, Déclaration du roi, pour la liberté du commerce des grains. Donnée à Versailles le 17 juin 1787. Registrée en parlement le vingt-cinq juin mille sept cent quatre-vingt-sept, Paris, N H Nyon, 1787.

[58] Cacérès Bénigno, Op-Cit, page 113.

[59] Marx Karl, Philosophie, Paris, Gallimard, 1965, page 85.

[60] Books.google.fr, Recueil général des loi et des arrêts, [En ligne] (consulté le 17 mars 2018), https://books.google.fr/books?id=EwJdAAAAcAAJ&pg=PR8-IA24&lpg=PR8-IA24&dq=Les+lois+du+10+avril+1791+sur+la+suppression+de+la+taille&source=bl&ots=jCsoGY31z7&sig=iLpF6F6ki-g4Dz0JY0Y631oFBHQ&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiV55WRv_bZAhWEshQKHTjDAc0Q6AEIKjAB#v=onepage&q=Les%20lois%20du%2010%20avril%201791%20sur%20la%20suppression%20de%20la%20taille&f=false

[61] Duteil Gilles, Thomas-Taillandier Delphine, Op-Cit

[62] Wikipédia, Décret d’Allarde, [En ligne] (consulté le 18 avril 2018), https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_d%27Allarde

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