Le travail aliéné

Karl Marx (1844)
Okonomisch philosophische manuskripte 1844, MEGA ½, p 364-366
Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, p 117-119.
Nous partons d’un fait actuel de l’économie nationale

Le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. Le travailleur devient une marchandise d’autant plus vile qu’il crée davantage de marchandises. La dévalorisation du monde des hommes augmente en raison directe de la valorisation du monde des choses. Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même, et le travailleur avec lui, en tant que marchandise, et cela dans la mesure même où il produit de façon générale des marchandises.

Ce fait n’exprime rien d’autre que ceci : l’objet que produit le travail, sont produit, l’affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé dans un objet, qui s’est fait chose, il est l’objectalisation[2] du travail. La réalisation[3] du travail est son objectalisation. Dans le contexte économique, cette réalisation du travail apparaît comme déréalisation du travailleur, l’objectalisation comme perte de l’objet et asservissement à lui, l’appropriation comme aliénation[4], comme dessaisissement[5].

La réalisation du travail se manifeste à tel point comme déréalisation que l’ouvrier se déréalise jusqu’à mourir de faim. L’objectalisation se manifeste à tel point comme perte de l’objet que l’ouvrier se voit dépouiller des objets nécessaires non seulement à sa vie mais au travail même. Oui, le travail lui-même devient un objet dont il ne peut se saisir qu’au prix des plus grands efforts et avec les interruptions les plus capricieuses. L’appropriation de l’objet se manifeste à ce point comme aliénation que plus l’ouvrier produit d’objets, moins il peut posséder en plus il tombe sous la domination de son produit, le capital.

Toutes ces conséquences sont présentes dans cette détermination : envers le produit de son travail, le travailleur a le même rapport qu’envers un objet étranger. Car cette présupposition le rend bien clair : plus le travailleur met dans son travail et plus le monde d’objets étrangers qu’il crée face à lui devient puissant, plus lui-même s’appauvrit en même temps que son monde intérieur, moins il possède en propre. C’est comme dans la religion. Plus l’homme place en Dieu, moins il garde en soi-même. Le travailleur place sa vie dans l’objet ; mais elle ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet. Donc plus est grande cette activité, plus le travailleur est sans objet. Ce qu’est le produit de son travail, il ne l’est pas. Donc plus est grand ce produit, moins il l’est lui-même. Le dessaisissement du travailleur dans son produit signifie non pas seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe extérieurement à lui, indépendant, étranger et devenu puissance autonome face à lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui en étranger hostile. […]

(L’aliénation du travailleur dans son objet s’exprime en vertu des lois économiques de la façon suivante : plus le travailleur produit, moins, il a à consommer ; plus il crée de valeurs, plus il devient sans valeur, plus il devient indigne ; plus son produit a de forme, plus le travailleur devient difforme ; plus son objet est civilisé, plus le travailleur devient barbare ; plus le travail est puissant, plus le travailleur devient impuissant ; plus le travail est riche d’intelligence, plus le travailleur en est privé et devient esclave de la nature.)

 


[1] Ce texte du premier des trois manuscrits de 1844 se situe au début de la quinzaine de pages qui portent sur Travail aliéné et propriété privée. – « Économie nationale » par distinction d’avec l’économe domestique ; par la suite, Marx adopta l’appellation anglaise d’« économie politique ».

[2] « Vergegenständlichung ».

[3] « Verwirklichung ».

[4] « Entfremdung ».

[5] « Entäusserung »

Une réflexion sur « Le travail aliéné »

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