Les besoins de Maslow

Jean-Christophe Giuliani

Le comportement d’un individu est motivé par la satisfaction de besoins plus ou moins conscients qui sont la condition de sa survie, de son développement et de son émancipation. Abraham Maslow distingue cinq niveaux de besoin[i] que j’ai regroupé en trois catégories : les besoins essentiels (physiologiques et sécurité), les besoins psychosociaux (appartenance et estime de soi) et le besoin de réalisation de soi.

Tandis que l’insatisfaction des besoins provoque des souffrances physiques et psychiques, des manques et des frustrations qui peuvent provoquer des maladies et la mort, la satisfaction régulière et continue supprime les symptômes. Selon Maslow, un besoin inférieur doit être satisfait pour stimuler l’émergence d’un plus élevé. Les besoins essentiels doivent donc être suffisamment satisfaits et sécurisés pour permettre à ceux des niveaux supérieurs de motiver un nouveau comportement.

Puisqu’il existe une confusion entre les besoins et les moyens de les satisfaire, nombreux sont ceux qui affirment qu’il faut limiter nos besoins. Cette confusion n’incite pas à limiter les moyens de les satisfaire et à envisager les moyens de les satisfaire autrement. En effet, tandis que les besoins sont universels, transhistoriques et transculturels, les moyens de les satisfaire évoluent et changent d’une époque historique et d’une civilisation à l’autre, en fonction du progrès technique, des cultures, des religions et des systèmes idéologiques.

Cette distinction fait apparaître qu’il existe de multiples moyens de satisfaire un même besoin. En m’inspirant des travaux d’Erich Fromm, je vais montrer les moyens de satisfaire un même besoin sur le mode « avoir » ou le mode « être »[i2].

Quels sont les moyens de satisfaire les besoins essentiels ?

La satisfaction des besoins essentiels est indispensable à la survie et au développement physique et psychique d’un individu. Comme le fait remarquer Karl Marx, la satisfaction de ces besoins est le premier acte historique. « […], Force nous est de constater d’emblée que la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capable de “faire l’histoire”. Or pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir et maintes choses encore. Le premier acte historique, c’est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est la un acte historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit aujourd’hui tout comme il y a des milliers d’années remplir jour par jour, heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie »[3]. Les besoins essentiels comprennent les besoins physiologiques et de sécurité.

  • Les moyens de satisfaire les besoins physiologiques.

Les moyens destinés à satisfaire les besoins physiologiques, c’est-à-dire à maintenir l’équilibre biologique interne d’un individu, sont relativement limités et universels. En effet, indépendamment de sa culture, de sa nationalité et de son origine sociale, pour assurer sa survie un individu a besoin de se nourrir, de boire, de se loger, de respirer, de dormir, de se vêtir et de se reproduire. L’insatisfaction de ces besoins étant nuisible à sa santé physique et psychique, des carences prolongées et durables peuvent provoquer des comportements régressifs, des maladies et la mort.

Depuis l’apparition de la vie sur terre, la lutte pour la subsistance a été sa principale préoccupation. Poussée par la faim, l’espèce humaine a inventé de nombreux moyens pour se nourrir. À l’aube de l’humanité, elle a consacré une partie de son temps à chasser du gibier, à pêcher du poisson et à cueillir des fruits. À partir du néolithique, elle a inventé l’agriculture et l’élevage. Depuis la révolution industrielle du 19e siècle, le salarié vend son temps à une entreprise en échange d’un revenu qui lui permet d’assurer sa subsistance. Le développement économique permet à la population des pays industrialisés d’assurer la satisfaction des besoins physiologiques.

Malgré l’abondance de la production agricole, la malnutrition demeure la principale cause de décès au monde. Selon un rapport de l’OMS[4] datant de 2008, 850 millions de personnes sont concernés par la malnutrition, 1,5 milliard par le surpoids et 500 millions par l’obésité. Paradoxalement, tandis que 2,6 millions de personnes meurent de surpoids dans les pays riches, 6 millions meurent de faim dans les pays pauvres chaque année.

Pour satisfaire ses besoins physiologiques, un individu doit boire de l’eau potable, respirer un air chargé en oxygène et cultiver des terres arables. En polluant l’eau, l’air et les sols, la surproduction industrielle risque à terme de menacer la satisfaction de ces besoins et, donc, la survie de l’espèce humaine.

Lorsqu’ils sont satisfaits, l’individu cherche à sécuriser leur satisfaction.

  • Les moyens de satisfaire le besoin de sécurité.

La satisfaction du besoin de sécurité consiste à sécuriser la satisfaction des besoins physiologiques. La satisfaction de ces besoins sur le long terme permet à l’individu de s’ouvrir aux autres et de se projeter dans l’avenir. Se sentant en sécurité, il est motivé à expérimenter de nouvelles activités de socialisation et d’expression pour satisfaire des besoins supérieurs.

À l’inverse, un climat d’insécurité, de précarité et d’instabilité provoque un état de stress qui fragilise sa santé physique et psychique. Le mal-être consécutif à l’intensification de ce climat d’insécurité peut conduire à une perte de confiance en soi, au repli sur soi, à la consommation d’antidépresseurs, à des maladies et au suicide.

Un être humain isolé dans un environnement hostile étant une proie facile, sa survie dépend de la protection d’un groupe. Pour garantir sa sécurité, l’individu a besoin d’une famille, d’un clan, d’une religion, d’un syndicat ou d’un État qui fixe des limites, des règles de vie, des interdits et des lois. Par exemple, le Code pénal fixe un cadre juridique qui permet à la justice et à la police de protéger les droits des individus. Le Code du travail fixe les règles : le contrat de travail (CDI, CDD, intérim, etc…), les conditions d’embauche et de licenciement, les congés payés, les jours de repos, la durée légale du temps de travail, etc…, qui encadrent les relations entre les employeurs et les salariés. En donnant à un salarié les moyens de défendre ses droits face à son employeur, ces règles, qui sont les mêmes pour tous, lui donnent les moyens de sécuriser son emploi.

Le besoin de sécurité peut être satisfait de manière individuelle ou collective. Tandis que l’État providence favorise les moyens collectifs (assurance maladie, retraite par répartition, assurance-chômage, hôpitaux et écoles publiques, etc…), l’État gendarme encourage les moyens individuels (épargne, retraite par capitalisation, polices d’assurance, mutuelle, cliniques et écoles privées, etc…).

Paradoxalement, la mise en œuvre de l’État gendarme nécessite de renforcer les moyens d’action de la police et de l’armée avec les impôts des contribuables. N’étant pas un choix économique, mais un choix de société, le choix entre l’État providence et l’État gendarme ne devraient pas être dictés par des intérêts économiques, mais par le souci du bien commun.

En France et dans les pays industrialisés, les moyens destinés à satisfaire le besoin de sécurité sont relativement limités : avoir un emploi stable correctement rémunéré ou être rentier. Le climat d’insécurité qui règne dans ces pays n’est donc pas dû à la peur du terrorisme, mais à la peur de perdre son emploi. Pour mettre fin au chômage et à la peur du chômage, les salariés exigent que l’État intervienne pour relancer la croissance, créer des emplois, réduire le temps de travail, interdire les délocalisations ou encadrer les règles de licenciement. Même si dans leurs discours le patronat et le gouvernement déclarent lutter contre la hausse du chômage, ils n’ont aucun intérêt à le faire disparaître. En effet, pour le patronat, le chômage n’est pas un problème, mais une solution, car un salarié qui a peur de perdre son emploi est plus docile et moins revendicatif.

Selon Erich Fromm, la satisfaction du besoin de sécurité peut s’exprimer sur le mode « avoir » et le mode « être ». La distinction entre ces deux moyens de concevoir la sécurité est facilement identifiable. La sécurité sur le mode « avoir » consiste à accumuler toujours plus d’argent et de bien matériel.

Paradoxalement, l’individu qui construit sa sécurité sur le mode « avoir » est contraint à vivre dans l’insécurité. Comme sa sécurité repose sur ce qu’il « a », et que tout ce qu’il possède peut être perdu, il est obsédé par l’idée de tout perdre. De ce fait, il est perpétuellement inquiet envers ceux qui menacent ses biens et sa propriété (voleurs, crise économique, révolution, mort, etc…) Étant donné que mourir s’apparente à une dépossession, celui qui a construit son existence sur le mode « avoir » a donc souvent peur de la mort.

L’angoisse et l’insécurité engendrées par la peur de perdre sont absentes de la sécurité fondée sur le mode « être ». La sécurité sur le mode « être » repose sur les qualités, les aptitudes et les connaissances que l’individu a développées au cours de ses expériences, de sa formation, de ses lectures et de ses réalisations. Sa sécurité ne repose donc pas sur ce qu’il « a », mais sur ce qu’il « est ». Si je suis ce que « je suis », et non ce que « j’ai », personne ne peut menacer ma sécurité. Se fortifiant dans la pratique, l’action et la réflexion sur soi, la sécurité sur le mode « être » ne peut pas être menacée par quelque chose d’extérieur (voleur, révolution, chômage, crise économique, etc…) En revanche, elle peut être menacée par le manque de confiance en soi, des complexes, l’ignorance, l’absence de volonté, la paresse et la résignation qui sont des tendances propres à l’individu.

Sur le plan politique, les acquis sociaux qui ont permis de sécuriser la satisfaction des besoins essentiels ont été en partis conquis par le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) et les luttes sociales qui ont eu lieu durant les 30 glorieuses.

En régulant les prix, en réduisant le temps de travail et en créant un salaire minimum et la sécurité sociale (allocations familiales, assurances maladie et retraite), les luttes ouvrières ont favorisé un partage équitable de la valeur ajoutée et des fruits de la croissance. La mise en œuvre du programme du CNR a également permis de nationaliser les activités économiques destinées à satisfaire ces besoins (EDF-GDF, système de santé, SNCF, banques, assurances, etc…). Depuis le milieu des années 80, au nom de la création d’emploi et de la compétitivité des entreprises, la mise en œuvre de la doctrine ultralibérale a contribué à démanteler les conquêtes sociales du CNR et donc, les moyens de sécuriser ces besoins.

Lorsque les besoins essentiels sont satisfaits et que leurs satisfactions ne sont pas menacées à moyen et long terme, les besoins psychosociaux commencent à prendre de plus en plus d’importance dans la vie de l’individu.

Quels sont les moyens de satisfaire les besoins psychosociaux ?

Lorsque les besoins essentiels sont satisfaits, l’individu accorde plus d’importance à la satisfaction de ses besoins psychosociaux, qui comprennent les besoins d’appartenance et d’estime de soi. Je les ai nommés besoins psychosociaux, car ils correspondent à des besoins d’ordre psychologique qui ne peuvent être satisfaits que par un groupe social.

  • Les moyens de satisfaire le besoin d’appartenance.

La satisfaction du besoin d’appartenance est indispensable au développement de l’individu. L’appartenance à un groupe ou à une communauté lui procure les moyens d’obtenir de l’affection et de l’amour, ainsi que les moyens de s’exprimer, d’être écouté, d’être soutenu, d’avoir une place et un rôle à jouer, de structurer son identité et de recevoir la preuve de sa propre existence. Les groupes qui permettent de satisfaire ce besoin sont nombreux : une famille, une entreprise, une communauté religieuse, un parti politique, une association, un club, une bande de jeunes, etc… Le succès des réseaux sociaux, et notamment de Facebook, repose en partie sur le besoin d’appartenir à une communauté, qu’elle soit réelle ou virtuelle.

Sous l’ancien régime, l’appartenance à une communauté religieuse (catholique, protestante, juive, etc…) était la condition de l’intégration sociale. En ne respectant pas les rituels et les règles inscrites dans le livre (Bible, Thora, etc…) ou en n’obéissant pas aux chefs religieux (Prêtre, Rabbin, etc…), l’individu risquait l’excommunication. Étant excommunié, il était séparé de sa famille, de ses amis et de sa communauté d’appartenance, déchu de son identité sociale et condamné à l’enfer. Pour se réinsérer, il devait reconstruire des liens sociaux et réinventer son identité et sa vie en dehors de sa communauté d’origine.

Dans les pays industrialisés, l’appartenance à une communauté professionnelle est la condition de l’intégration sociale de l’individu. Puisque celui qui n’a pas d’emploi a beaucoup de difficulté à trouver sa place dans la société et à structurer son identité, au même titre que l’excommunication, le licenciement peut aboutir à une situation d’exclusion sociale. Pour se réintégrer socialement, le chômeur est donc fortement motivé à en retrouver un.

Lorsque le besoin d’appartenance n’est pas satisfait, l’individu peut ressentir une dépendance ou un attachement excessif qui peut engendrer une perte d’autonomie. Comme le fait remarquer Henri Laborit, le souhait de s’intégrer à un groupe ne favorise pas forcément la liberté de penser. « Il lui est généralement interdit de faire fonctionner son imagination s’il veut bénéficier de la sécurisation apportée par l’appartenance au groupe et éviter de se faire traiter d’anarchiste, de gauchiste, voire même d’utopiste. Il lui faut faire allégeance aux leaders, aux pères inspirés, aux hommes providentiels, aux chefs responsables. Même dans la contestation des structures hiérarchiques de dominance, il doit encore s’inscrire dans une structure hiérarchique de dominance. Il existe un conformisme révolutionnaire comme il existe un conformisme conservateur. »[5]

Afin d’intégrer un groupe et ne pas en être exclu, l’individu peut renoncer à son autonomie et à son libre arbitre pour se conformer aux idées, aux valeurs et aux attentes de son groupe d’appartenance. Même si ce besoin est nécessaire à son développement, son émancipation et son évolution psychologique nécessitent qu’il apprenne à s’en détacher pour se forger un socle identitaire qui lui est propre.

Un individu a plus de facilité à se détacher d’un groupe dont il est membre que d’un groupe qu’il cherche à intégrer ou qui le rejette. Tant qu’il ne se sent pas intégré, la peur du rejet et de la solitude le motive, d’une part, à refouler ses aspirations et ses convictions pour se conformer aux normes et aux valeurs du groupe, et, d’autre part, à délaisser le « je » individuel pour le « nous » collectif. Avant d’accéder à plus d’autonomie et de liberté vis-à-vis du groupe, il doit donc y être intégré et y tenir sa place. S’il ne se sent pas accueilli par sa propre famille, l’enfant, l’adolescent ou l’adulte aura plus de difficulté à se détacher des valeurs et des règles qu’elle cherche à lui imposer. Ce qui est vrai pour la famille l’est également pour l’entreprise.

Avant la crise de 1973, comme le taux de chômage était seulement de 2,7 %[6], les salariés avaient moins de difficultés à retrouver un emploi lorsqu’ils démissionnaient ou qu’ils étaient licenciés. Ayant la possibilité d’effectuer leurs carrières au sein de la même entreprise, ils percevaient l’activité professionnelle comme une contrainte et un simple moyen de gagner sa vie. N’ayant pas peur de perdre leur emploi, ils étaient moins soumis, mais, surtout, plus autonomes, critiques et libres vis-à-vis de la valeur du travail.

De 1973 à 2013, le taux de chômage est passé de 2,7 % à 9,7 %. De 1982 à 2013, le taux de salariés en CDI est passé de 77,4 % à 45,1 %, en CDD de 11,6 % à 28,4 % et en intérim de 1,2 % à 5,9 %[7]. À cause de la hausse du chômage et de la précarité, non seulement le travail est redevenu une « valeur » dominante, mais surtout, les salariés se soumettent plus docilement aux exigences des employeurs pour obtenir un emploi en CDI et le préserver. En limitant l’accès au CDI, les entreprises ont donc renforcé la dépendance et la soumission des salariés.

Lorsque le besoin d’appartenance est satisfait, la volonté d’affirmer sa singularité et de se distinguer des autres émerge davantage dans la conscience de l’individu.

  • Les moyens de satisfaire le besoin d’estime.

La satisfaction du besoin d’estime de soi est également indispensable au bon développement de l’individu. Le besoin d’estime est fortement attaché au désir de réussir sa vie, de mériter une récompense, de maîtriser son activité et de développer ses compétences. Afin d’obtenir la reconnaissance dont il a besoin pour nourrir l’estime de soi, l’individu rentre en compétition avec ses semblables pour susciter la considération, l’admiration et l’envie. Pour sortir de l’incognito de la masse et se distinguer des autres, il cherche à conquérir le pouvoir et à s’élever dans l’échelle sociale. Souhaitant exprimer son individualité, il ne supporte pas de se conformer à la norme et il défend son droit à l’autonomie et à la liberté.

Le besoin d’estime de soi est l’un des moteurs de l’action individuelle et collective. Dans l’ouvrage sur la « Théorie des sentiments moraux », Adam Smith questionnait déjà les motifs de l’ambition, de la compétition, de l’agitation, de la volonté de s’enrichir et de la rivalité entre les individus.

« Quel est l’objet, en effet, de tous les travaux et de toutes les agitations du monde ? Quel est le but de l’ambition, de l’avarice, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions ? […] D’où naît donc cette émulation que l’on rencontre parmi tous les rangs de l’humanité, et quels avantages croit-on tirer de cette grande affaire de l’existence qu’on appelle améliorer sa condition ? Être observé, être considéré, être remarqué avec sympathie, avec satisfaction, avec approbation, voilà tous les avantages que nous en attendons. C’est la vanité, et non l’aisance ou le plaisir, qui est notre but : or la vanité est toujours fondée sur l’idée que nous sommes l’objet de l’attention et de l’approbation des autres. Le riche se fait gloire de ses richesses parce qu’il sent qu’elles attirent naturellement sur lui l’attention du monde, et que les hommes sont disposés à l’accompagner dans toutes les émotions agréables que lui inspirent si aisément les avantages de sa situation. A cette pensée, il semble que son cœur s’enfle et se dilate, et il est plus attaché à sa fortune par cette raison, que pour tous les autres avantages qu’elle lui procure. »[8]

Au 18e siècle, Adam Smith avait déjà constaté, que les individus n’étaient pas motivés par l’aisance matérielle, la richesse ou les plaisirs, mais par la recherche de l’attention, de la gloire, du prestige, de la sympathie et des honneurs qui contribuent à nourrir l’estime de soi. N’en déplaise aux néo-classiques, ce n’est pas la raison, l’instinct de propriété ou l’intérêt personnel qui motivent les individus à rentrer en compétition les uns avec les autres pour gravir l’échelle sociale et accumuler toujours plus d’argent et de biens matériels. Comme le fait remarquer Adam Smith, la cause de cette compétition stérile, qui conduit l’humanité à sa perte, est de nourrir l’estime de soi.

L’accumulation de richesses : admiration, envie et réprobation
Intervenant : Eléonore Le Jallé, Philippe Légé
MESHS : 03/04/2014

Étant donné que le besoin d’estime est inhérent à la nature humaine, il est impossible de le limiter, de le supprimer, de l’interdire ou de le condamner. En revanche, comme les moyens de satisfaire ce besoin sont abondants, il est possible de le satisfaire autrement. En effet, les avatars de l’économie, que sont le travail, l’argent et la consommation ont pris une telle place dans nos vies, que nous avons oublié que les moyens de satisfaire le besoin d’estime n’ont pas toujours été la réussite financière, professionnelle et matérielle. Pour le dire autrement, l’accumulation d’argents et de biens matériels n’a pas toujours été l’étalon de la valeur d’un individu.

Le besoin d’estime de soi est transculturel et transhistorique. En effet, que l’individu soit né au 5e siècle avant J.-C ou au 21siècle, qu’il vive au Moyen Âge ou à la Renaissance, qu’il soit membre d’une société tribale ou d’un pays développé, qu’il soit européen ou chinois, qu’il soit de confession catholique, protestante, etc…, qu’il soit capitaliste ou communiste, il est fortement motivé à satisfaire son besoin d’estime.

Ces modèles de société et de civilisations se distinguent par les moyens mis en œuvre pour le satisfaire : la chasse, la guerre, la religion, la politique, le travail, la consommation et les activités artistiques, intellectuelles, manuelles, sportives, etc. Les moyens d’affirmer sa réussite et de se distinguer des autres peuvent être matériels (voiture, vêtement, yacht, jet privé, etc.) ou immatériels (statut social, marque prestigieuse, diplôme, médaille, titre de noblesse, organiser des fêtes, etc.). En effet, les moyens utilisés pour nourrir l’estime de soi n’ont pas cessé d’évoluer au cours de l’histoire en fonction de l’évolution des mœurs, des doctrines religieuses ou idéologiques, du droit, des connaissances et du progrès technique. Ces évolutions ont contribué à des changements de sociétés, voire de civilisations.

Les moyens de nourrir l’estime de soi n’ont pas toujours été l’activité professionnelle et l’argent. La conception de la réussite et les moyens de nourrir l’estime de soi de la Grèce antique étaient radicalement différents des critères contemporains. La culture philosophique et politique grecque ne valorisait pas le travail[9], la consommation et la chrématistique (faire de l’argent avec de l’argent). Un citoyen était valorisé lorsqu’il consacrait son temps à exercer son corps et sa raison. « Un esprit sain, dans un corps sain ». En apprenant le métier des armes, la philosophie et la rhétorique, le citoyen pouvait mettre ses facultés au service de la cité.

Étant considéré comme une activité pénible, dégradante et servile, le travail était réservé aux esclaves. Les marchands et les artisans, dont l’esprit était absorbé par le profit, n’étaient pas considérés comme des citoyens. Selon Aristote, le citoyen qui était contraint de travailler pour subvenir à ses besoins essentiels devait se limiter aux nécessités de la vie. S’il consommait au-delà des nécessités, il était contraint de s’aliéner au travail, et donc, de perdre son indépendance, sa dignité et sa liberté.

Pour Érick Fromm, le besoin d’estime peut être satisfait sur le mode « avoir » ou le mode « être ». Dans la pratique, un individu peut être estimé pour ce qu’il « a » ou ce qu’il « est ». Celui qui suscite l’estime de son entourage pour ses qualités, sa maîtrise, ses compétences, ses aptitudes, son intelligence, sa raison, sa maturité psychologique, sa force et ses faiblesses est davantage estimé pour ce qu’il « est » que pour ce qu’il « a ». Le guerrier qui maîtrise le maniement des armes, l’entrepreneur qui développe son activité, l’acteur qui joue Hamlet, etc., sont davantage reconnus pour ce qu’ils « sont » que pour ce qu’ils « ont ». Étant le résultat d’un long travail d’apprentissage, la maîtrise d’une activité (métier, art, sports, etc.) s’inscrit dans le corps et l’esprit. Comme l’apprentissage nécessite de lui consacrer du temps, la ressource indispensable à la satisfaction du besoin d’estime sur le mode « être » est le temps libre.

À l’inverse, celui, qui suscite de l’intérêt pour son titre de noblesse, son argent, ses biens matériels ou son statut social, est davantage reconnu pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est ». Celui qui conduit une voiture de marque (BMW, Mercedes, etc.) instrumentalise ce qu’il « a », pour affirmer sa réussite, se distinguer des autres et susciter l’envie. Pour nourrir l’estime qu’il a de lui, il est dépendant de la jalousie, de la convoitise et de l’envie d’individus aussi soumis et dépendants que lui au mode « avoir ».

Souvent, derrière la compétition pour le pouvoir ou la réussite sociale se cache le symptôme d’un manque affectif ou d’un besoin de reconnaissance disproportionnée lié à l’enfance. Étant davantage le symptôme d’un manque, d’une frustration ou d’un vide intérieur, que le résultat de l’affirmation de soi, la réussite ne le comblera pas. S’il n’en prend pas conscience, l’individu risque de gaspiller son temps à combler ses manques grâce à la réussite financière, professionnelle et matérielle. À terme, s’il a « réussi », il aura peut-être le respect des autres pour ce qu’il « a », mais il ne s’aimera toujours pas pour ce qu’il « est ». Étant dépendant de ce qu’il « a » pour s’aimer et être aimé et ne s’aimant pas pour ce qu’il « est », il aura des difficultés à susciter l’amour et l’amitié pour ce qu’il « est ». Étant dépendant de ce qu’il « a » et du regard extérieur pour nourrir l’estime qu’il a de lui, il ne pourra jamais accéder au stade de la réalisation de soi.

Sigmund Freud et Erich Fromm font remarquer que la volonté exclusive de réussir sa vie sur le mode « avoir » est souvent le symptôme d’un manque de maturité. « L’une des découvertes les plus significatives de Freud permet une approche plus aisée de la compréhension du mode avoir : c’est qu’après avoir traversé, pendant la première enfance, une phase de réceptivité purement passive, suivi d’une phase de réceptivité agressive/exploitative, tous les enfants, avant d’atteindre la maturité, passent par une phase que Freud qualifiait d’ « anale-érotique ».

Il découvrit que cette phase continue souvent d’être dominante au cours du développement d’un individu et que, dans ce cas, se manifeste le caractère anal, c’est-à-dire, le caractère d’une personne dont presque toute l’énergie vitale est orientée vers l’avoir, l’épargne et l’accumulation de l’argent et des biens matériels, comme sont également orientés ses sentiments, ses gestes, ses paroles, son activité. C’est le caractère des avares et il est d’ordinaire associé à d’autres traits de caractère, comme la manie de l’ordre, l’exactitude, l’entêtement, tous poussés à un degré qui dépasse la moyenne.

Un aspect important du concept de Freud est le rapport symbolique qui existe entre l’argent et les fèces – l’or et les immondices – dont il cite un grand nombre d’exemples. Son concept du caractère anal, en tant que caractère qui n’a pas encore atteint sa maturité, est en fait une critique aiguë de la société bourgeoise du XIXe siècle, où les qualités du caractère anal constituaient la norme du comportement morale et étaient considérées comme l’expression de la « nature humaine ». L’équation de Freud : argent = fèces, est une critique implicite, quoiqu’involontaire, du fonctionnement de la société bourgeoise et de sa possessivité, et peut être comparée avec l’étude marxiste de l’argent dans les Manuscrits économiques et philosophiques. […] 

Ce qui importe, c’est l’idée freudienne que l’orientation prédominante vers la possession intervient au cours de la période qui précède l’accomplissement de la totale maturité, est qu’elle devient pathologique si elle reste permanente. Pour Freud, autrement dit, la personne exclusivement concernée par l’avoir et la possession est un névrosé et un malade mental ; il s’ensuit qu’une société dont la majorité des membres a un caractère anal est une société malade »[10].

Pour Freud, l’orientation prédominante de l’énergie vitale vers « l’avoir » intervient au cours de la période anale qui précède la maturité. L’orientation exclusive pour le mode « avoir » apparaît donc comme le symptôme d’une pathologie psychique, d’un arrêt du développement psychologique et d’un manque de maturité. Autrement dit, l’individu exclusivement concerné par le mode « avoir » est un névrosé immature sur le plan émotionnel, psychologique et affectif. Il s’ensuit qu’une société qui mobilise l’énergie vitale et le temps de sa population pour favoriser la croissance du PIB et l’accumulation sur le mode « avoir » est également une société malade et immature.

Pour gagner en indépendance, en autonomie et en liberté, l’individu doit apprendre à être moins dépendant du regard, de l’attention et de l’admiration d’autrui. Plus il éprouve de la considération pour ce qu’il « est » réellement, plus il développe une confiance en soi solide, plus il a les moyens de se passer de l’approbation des autres pour nourrir l’estime qu’il a de lui. Lorsqu’il sera moins dépendant de l’approbation d’autrui, le besoin de se réaliser émergera.

Quels sont les moyens de satisfaire le besoin de réalisation de soi ?

Le besoin de réalisation ou d’accomplissement de soi correspond à l’actualisation de nos potentiels. Abraham Maslow est davantage connu pour sa hiérarchie des besoins que comme le précurseur de la psychologie humaniste[11]. Comme il le fait remarquer, « L’épanouissement de la personne représente la puissance de l’être humain psychologiquement adulte, capable d’exprimer totalement l’ensemble de ses intérêts, à se servir de toutes ses aptitudes, de la façon qui lui est propre, dans le but de se réaliser intérieurement et non pas pour afficher extérieurement ses accomplissements en tant que tels. »[12]

À l’inverse de ce que prétendent les cabinets de conseils en management et en marketing, la réalisation de soi n’est pas synonyme d’ascension hiérarchique ou de réussite financière et matérielle. Même si ces formes de « réussite » peuvent satisfaire le besoin d’estime, cela n’a rien à voir avec la réalisation de soi, sauf si le métier que pratique l’individu correspond à sa vocation. Afin de sortir de cette confusion, je propose donc de décrire et d’approfondir le processus de réalisation de soi.

  • Que signifie se réaliser pour Abraham Maslow ?

Un individu accède à la réalisation de soi, lorsqu’il agit et pose des actes en fonction de sa vraie nature ou de son identité profonde. Au milieu des années 50, en menant des recherches sur des sujets en bonne santé, Abraham Maslow a découvert que chaque individu portait au fond de lui une « structure intérieure »[13]. Étant donné qu’elle n’est pas le résultat d’une construction intellectuelle, il est possible d’étudier scientifiquement cette structure pour découvrir, et non inventer ce qu’elle « est ».

Chaque individu possède une structure intérieure en partie innée, inaltérable et douée de stabilité qui lui est propre. Cette structure est, pour une part, commune à l’espèce, et, pour une autre part, unique et singulière. En effet, même si tous les individus disposent de qualités de cœur, d’intelligence et d’action, ils sont tous typés et uniques. N’ayant pas la force de l’instinct des animaux, cette structure intérieure est délicate, fragile et subtile. Bien que son émergence soit bénéfique au développement et à l’émancipation de l’individu, elle peut être affaiblie ou étouffée, d’une part, par des habitudes, des attitudes mauvaises, des complexes[14], la peur et la passivité, et, d’autre part, par des pressions familiales, éducatives, sociales, culturelles ou idéologiques.

Tant que la structure intérieure n’a pas émergé à la conscience, il est difficile de s’appuyer sur elle pour s’orienter et donner un sens personnel à son existence. Accéder au processus de réalisation de soi nécessite donc de disposer de suffisamment de maturité, de volonté et de confiance en soi pour accepter de se laisser guider par elle. Malgré sa fragilité, elle se déploie avec un certain ordre et une certaine cohérence.

Lorsqu’elle est encore enfouie dans l’inconscient, elle adresse des directives et des impératifs d’actes à poser par l’intermédiaire d’intuitions, de pressentiments et de signes. Même si les potentialités intellectuelles, physiques et psychiques d’un individu lui donnent les capacités de réussir dans divers métiers et activités, s’il reste attentif à ses intuitions, il constatera que toutes ne suscitent pas en lui le même intérêt. Par exemple, il y a des métiers, des projets ou des personnes qui l’attireront plus que d’autres.

Même si ces signaux semblent faibles, en apprenant à leur faire confiance, il agit d’une manière saine, agréable et fructueuse. Les voies d’accès à la vocation de la structure intérieure sont multiples : les choix importants de notre vie, les expériences que nous avons vécues sans nous forcer, les personnes qui nous ont marqués, nos grandes épreuves, nos aspirations non actualisées. En apprenant à faire confiance à ses intuitions, l’individu accède à sa vocation. En suivant sa vocation, il se sent relié à lui-même en profondeur.

  • Les moyens d’accéder à la réalisation de soi ?

L’accès à la réalisation de soi n’est pas un processus passif, mais un processus actif qui impose d’agir et de faire constamment des efforts sans sollicitations extérieures. À force de travail, d’efforts, de patience et de détermination, les contours de sa vocation (enseignant, entrepreneur, artiste, sportif, chercheur, médecin, écrivain, etc.) prennent davantage de relief, de consistance et de solidité. En pratiquant au quotidien l’activité qui répond à sa vocation, l’individu acquiert les connaissances et les techniques nécessaires à la maîtrise de son art. Même si parfois il est encore sujet au doute, sa vocation s’impose à lui avec une telle évidence, qu’il ne peut plus en douter. En prenant de l’assurance, sa vocation l’invite à s’engager et à réaliser des projets ou à créer des œuvres pour lesquels il se sent réellement utile : la création d’entreprises, un projet de société, un mouvement politique, une œuvre artistique ou philosophique, etc.

En effet, c’est à travers la réalisation d’une œuvre que le philosophe, le chercheur, l’artiste, l’artisan, l’acteur ou l’entrepreneur exprime sa personnalité, se réalise et partage ce qu’il est avec les autres. En agissant conformément aux aspirations de sa structure intérieure, la vie de l’individu prend tout son sens et il atteint son efficacité sociale maximale. Dans ce cas, la réalisation d’un projet ou d’une œuvre est triple : se révéler à soi-même, révéler sa sociabilité et transformer le monde. Étant donné que la pratique d’une activité et la réalisation d’une œuvre exigent du temps, l’une des principales ressources nécessaires à la réalisation de soi est le temps libre.

Privilégiant la qualité à la quantité, l’individu qui accède à la réalisation de soi est sélectif et exigeant dans le choix de ses amitiés et de ses partenaires amoureux. Malgré le fait qu’il soit ouvert aux autres, il peut apparaître égoïste, solitaire et distant. Même si ses relations sont agréables et harmonieuses, il peut rechercher la solitude et se passer temporairement de la compagnie des autres sans ressentir de manque. Même s’il a parfois besoin de la présence et de l’expérience des autres, ils ne lui sont pas indispensables pour agir et réaliser ses projets. Cette liberté lui permet d’agir en fonction des aspirations ou de la vocation de sa structure intérieure, malgré la désapprobation de son entourage et sa position marginale vis-à-vis des valeurs dominantes.

Étant donné qu’elle pose la question de l’instance qui oriente le choix des actions, des projets et du sens que l’individu donne à sa vie, la réalisation de soi apparaît comme un enjeu de société majeur.

En étant à l’écoute de ses aspirations profondes, l’individu peut se relier à sa vocation, c’est-à-dire au projet, au métier ou à l’activité qui est en lien avec sa structure intérieure. Même si ce choix peut être difficile à prendre, il lui donne les moyens d’orienter et donner un sens à son existence indépendamment des attentes de sa famille ou de son environnement social et culturel. En suivant sa vocation, il risque de susciter de l’incompréhension et de s’opposer aux attentes et aux intérêts de sa famille ou de la société.

S’il aspire à être acteur de théâtre et que ses parents souhaitent qu’il reprenne « l’entreprise de papa » ou qu’il devienne avocat d’affaires, il sera tiraillé entre sa vocation et les attentes de sa famille. L’individu qui souhaite consacrer sa vie à sa vocation sera donc plus ou moins contraint, d’une part, de s’opposer aux attentes de sa famille, et, d’autre part, de rejeter ou de questionner les normes et les valeurs dominantes de la société. Étant donné que sa vocation peut aller à l’encontre des attentes de son environnement extérieur, il peut être plus ou moins invité ou contraint de l’étouffer ou de l’abandonner. Afin de fuir ou d’éviter la souffrance qui résulterait de cette opposition, il peut également se conformer aux attentes des autres en refoulant et en rejetant ses aspirations profondes.

Comme l’affirmait Marc Halévy, « celui qui n’accomplit pas sa vocation, n’a aucune justification à son existence »[15]. En n’ayant plus de sens personnel à donner sa vie, celui qui refoule ou rejette sa vocation se conformera plus docilement aux valeurs et aux critères de réussites de son groupe d’appartenance et de l’idéologie dominante. Que le système de représentation de l’existence soit religieux ou idéologique (économique ou politique), la catégorie sociale dominante n’a donc aucun intérêt à encourager l’individu à accéder à sa vocation.

Afin de l’en détourner, l’éducation et les médias propagent des croyances, des idées et des valeurs qui suscitent des « vocations » au service de ses intérêts (guerrier, prêtre, cadre, entrepreneur, trader, cuisinier, etc.). Si l’individu ne parvient pas à accéder à sa vocation, se sera sa famille, son groupe d’appartenance, des systèmes de croyance religieuse ou idéologique qui dicteront les sens de sa vie. Pour toutes ces raisons, le choix de l’instance qui dicte le sens de la vie d’un individu apparaît comme un choix de société.

La manière d’appréhender la liberté sur le mode « avoir » ou le mode « être » permet de mesurer le niveau d’accès à la réalisation de soi. La plupart des individus aspirent à la liberté, mais ils sont inhibés par la peur de perdre ce qu’ils possèdent. Les mythologies regorgent de héros qui ont le courage de quitter ce qu’ils ont (terre, famille, biens matériels), avec appréhension, mais sans succomber à la peur, pour vivre leur « légende personnelle »[16]. Malgré le fait que la majorité des individus admirent ces héros, ils recherchent la sécurité sur le mode « avoir »[17]. Comme le prêchent les mystiques, la liberté sur le mode « être »[18] exige d’abandonner les illusions du mode « avoir ».

En effet, tant que la sécurité et l’identité de l’individu reposent sur ce qu’il possède et sur son statut social, il est prisonnier de ses biens et de son rôle social. Ayant peur de s’effondrer s’il perdait ses biens, son identité sociale et le soutien de sa communauté, il ne peut pas « lâcher prise ». Dans la tradition bouddhiste, Bouddha abandonne tout ce qu’il possède, ses certitudes, son rang, sa famille, etc., pour se diriger vers une vie de détachement. Ayant le sentiment d’être jeté dans le vide sans repères, l’individu, qui souhaite abandonner la sécurité du mode « avoir » au profit de la liberté du mode « être », est d’abord confronté à l’angoisse et à l’insécurité.

Même si elles sont désagréables à vivre, la confrontation à la frustration, à la souffrance et à l’angoisse est nécessaire au processus de croissance et de réalisation de soi. En se confrontant à l’angoisse, non seulement, l’individu révèle, stimule et accomplit sa structure psychique, mais en plus, il renforce la confiance qu’il a en lui et affirme sa personnalité. Étant mieux structuré d’un point de vue psychique, il peut avancer librement et en conscience, en fonction des aspirations de sa structure intérieure et du sens qu’il souhaite donner à sa vie.

À l’inverse, celui, qui ne sera pas capable de surmonter ses pulsions, ses angoisses et ses peurs, doutera toujours qu’il puisse se faire confiance. En privilégiant la satisfaction du besoin de liberté sur le mode « être » plutôt que sur celui du mode « avoir », les populations des pays industrialisés provoqueraient un renversement des valeurs favorable à l’émancipation de l’individu, au développement des facultés de l’homme et à l’évolution de la civilisation.

  • Les enjeux politique du processus de réalisation de soi.

À la fin des années 60, la traduction politique du besoin de réalisation de soi s’est incarnée dans la « critique artiste » que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont décrite dans « Le nouvel esprit du capitalisme »[19].

La critique artiste était portée par les étudiants et les jeunes salariés récemment sortis des universités et des grandes écoles, ainsi que par les techniciens, les cadres et les ingénieurs. Les tenants de la critique artiste dénonçaient l’oppression du système capitaliste, le désenchantement du monde, la perte de sens du monde bourgeois, ainsi que la déshumanisation et l’aliénation du monde du travail. Ils dénonçaient également l’inauthenticité de l’existence, la nécessité d’avoir un emploi pour s’insérer socialement et la misère de la vie quotidienne « métro, boulot, dodo », l’organisation patriarcale de la société, l’oppression des femmes, le paternalisme, la prédominance du mode « avoir » sur le mode « être », etc.

Ceux qui avaient une expérience du travail dénonçaient les tâches prescrites et répétitives, la séparation de la conception de l’exécution, les horaires imposés et l’absence de créativité et d’autonomie dans les entreprises. Ils rejetaient le processus de subordination hiérarchique et l’autoritarisme des entreprises.

En mai 1968, les tenants de la critique artiste revendiquaient plus de liberté d’expression, d’autonomie et de créativité. Ils revendiquaient également une réduction de la durée légale du temps de travail, quitte à gagner moins, et une plus grande souplesse des horaires pour expérimenter de nouvelles pratiques en dehors de l’entreprise et de la consommation.

La critique artiste n’a pas été récupérée par les partis politiques de gauche, mais par les consultants en management et en marketing. Ces consultants ont instrumentalisé le besoin d’autonomie, de responsabilité et de créativité des jeunes diplômés et des cadres pour les inciter à s’impliquer au service des entreprises.

Malgré leurs récupérations, les aspirations liées à la critique artiste continuent à s’exprimer à travers la figure du « créatif culturel »[20]. Désormais, ce n’est plus les tenants de la critique artiste, mais les créatifs culturels que les cabinets de conseils en marketing et en management cherchent à récupérer.

Après avoir démontré que le choix des moyens destinés à satisfaire les besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société, il apparaît pertinent de s’intéresser aux mécanismes biologiques qui motivent l’individu à les satisfaire. En effet, pour satisfaire un besoin, il est nécessaire d’agir. Pour inciter l’individu à agir, son système nerveux dispose de circuits spécifiques qui le motivent à se procurer du plaisir et à éviter de souffrir.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité.

Vous pouvez le commander au Furet du Nord, à la FNAC et dans toutes les librairies, ainsi que sur les sites du Furet du Nord, de la FNAC et d’autres librairies en ligne sous un format ePub ou Papier.

 

 

Pour accéder aux pages suivantes :

– Comment se procurer du plaisir et éviter de souffrir

– Satisfaire le besoin d’estime de soi : un choix de société

– Créatifs culturels et transformation sociale

Étudier les besoins en lien avec l’activité professionnelle

 – Inciter les salariés à travailler toujours plus en limitant l’offre d’emploi.

 – Je travaille, donc je suis.

Étudier les besoins en lien avec la consommation

 – Inciter les salariés à travailler toujours plus en augmentant l’offre et les prix.

 – Je consomme, donc je suis.

 

[1] Maslow Abraham H, Vers une psychologie de l’être : L’expérience psychique, Paris, Arthème Fayard, 1972, page 228.

[2] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978.

[3] Marx Karl, Philosophie : L’idéologie Allemande « Conception matérialise et critique du monde », Paris, Edition Gallimard, 1982 Page 311.

[4] Organisation mondiale de la santé, Malnutrition: les défis, [En ligne] (consulté le 10 octobre 2011), http://www.who.int/nutrition/challenges/fr/

[5] Laborit Henri, Eloge de la Fuite, Paris, Robert Laffont, 1974., page 123.

[6] Insee, T306, chômage et taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT) selon l’ancienne définition, par sexe et âge regroupé, en fin de trimestre, [En ligne] (consulté le 25 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/1406679?sommaire=1406870

[7] Insee, T402: Formes particulières d’emploi et parts dans l’emploi, par sexe et âge regroupé, en moyenne annuelle, [En ligne] (consulté le 17 février 2017), https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2388205/irsoceec15_t402.xls

[8] Smith Adam, Théoriedes sentiments moraux, Paris, Edition Payot & Rivages, 2006, page 136.

[9] Méda Dominique, Le travail une valeur en voie de disparition, aux éditions Aubier paris 1995 paris collection Champs Flammarion 1997.

[10] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978, page 104.

[11] La psychologie humaniste est un courant de pensé de la psychologie et de la psychanalyse centré sur la relation patient/thérapeute. L’approche humaniste s’appuie sur l’expérience, le vécu émotionnel, ainsi que sur le ressenti personnel et corporel de l’individu. En s’appuyant sur les potentiels humains, elle fait ressortir que chaque individu a la capacité de s’autodéterminer. Elle met en évidence qu’il existe un processus vivant qui le pousse à s’accomplir, à créer et à s’engager librement. Ce processus vivant permet le développement personnel de chacun.

[12] Maslow Abraham H, Vers une psychologie de l’être : L’expérience psychique, Paris, Arthème Fayard, 1972

[13] Ibid, page 3.

[14] Jung Carl Gustav, L’énergétique Psychique, Genève, Georg, 1993., page 29

[15] Haley-van Keymeulen Marc, L’Age de la Connaissance, MM2 Éditions, 2005, page 339

[16] Coelho Paulo, L’Alchimiste, Paris, Anne Carrière, 1994.

[17] Fromm Erich, Op. Cit, page 130.

[18] Fromm Erich, Op. Cit, page 148.

[19] Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, page 245.

[20] Ray Paul H, Anderson Sherry Ruth, L’émergence des créatifs culturels, enquête sur les acteurs d’un changement de société, Barret-le-Bas, Yves Michel, février 2001

2 réflexions sur « Les besoins de Maslow »

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