Les enjeux du champ social dominant

Article : Jean-Christophe Giuliani

Auteur : Jean-Christophe Giuliani

Les espaces immatériels, qui unissent les individus à la société, sont l’espace physique, l’espace social et l’espace-temps. Bien que, d’une part, Pierre Bourdieu ait développé le concept de champ social, il n’a pas créé celui de champ social dominant, et, d’autre part, l’essai « Temps et ordre social » de Roger Sue n’aborde pas le concept de champ social, je me suis interrogé sur l’existence d’une relation entre un temps et un champ social dominant. Avant d’envisager l’hypothèse d’un champ social dominant, je commencerai par définir un champ social.

  • Les caractéristiques d’un champ social.

Un agent peut vivre une infinité d’interactions sociales qui peuvent prendre la forme de rencontres, de discussions, de relations de travail, de subordination, de collaboration, d’amitié, d’amour, ainsi que des rapports de pouvoir, de compétition, de lutte, etc. Ces interactions ont lieu à l’intérieur d’espaces sociaux qui s’inscrivent dans un espace physique et social identifié. Ces espaces sociaux sont régis par des droits et des devoirs, qui se différencient par un « prix à payer » pour les occuper, et les gratifications qu’elles procurent à leurs occupants. Ces différents espaces sociaux sont définis par le concept de champ social.

Le champ social est au cœur de la théorie de Pierre Bourdieu. Puisqu’un champ constitue la face extérieure de l’intériorité d’un agent, la rencontre de l’habitus, « l’histoire faite corps », et du champ, « l’histoire faite chose »[1], apparaît comme le principal mécanisme de production du monde social. L’espace social est composé d’une multitude de champs (économique, politique, religieux, administratif, armé, justice, police, journalistique, universitaire, intellectuel, culturel, artistique, sportif, etc.), dont les interactions sociales ont lieu à l’intérieur d’un espace physique identifié (bureau, atelier, entreprise, magasin, église, stade, théâtre, salle de cours, de sport ou de séjour, etc.). Alain Accardo définit un champ en ces termes :

« Un champ est un système spécifique de relations objectives, qui peuvent être d’alliance et/ou de conflit, de concurrence et/ou de coopération, entre des positions différenciées, socialement définies et instituées, largement indépendantes de l’existence physique des agents qui les occupent. » [2]

Les principales caractéristiques d’un champ social sont les suivants. Étant indépendant et autonome, un champ social comprend une activité et un objectif spécifique à atteindre. L’existence d’un champ suppose un consentement, un consensus et un minimum d’accords de la part des agents sur les normes, les valeurs, les croyances, les règles, la loi de composition interne, le rythme de l’activité, les formes de relation, la structure hiérarchique, etc. Appartenir à un champ nécessite de connaître les règles du jeu et d’être doté de dispositions ou d’habitus spécifiques. Ne valant pas pour tous les champs, les objectifs, les enjeux et les règles, qui régissent un champ, peuvent sembler illusoires et insignifiants pour un agent qui lui est extérieur. Tandis qu’une querelle concernant la définition d’un concept peut sembler futile à un banquier, la préoccupation financière d’un banquier apparait puérile aux yeux d’un intellectuel.

Un champ s’organise autour d’un but et d’un objectif spécifique, qui peut faire l’objet et l’enjeu de luttes, de compétition et de rapport de force. L’objectif du champ économique est de produire des biens et des services destinés à être vendus sur un marché, dont l’enjeu est d’assurer les subsistances et un minimum de confort matériel. Malgré leurs intérêts respectifs et divergents, les agents s’accordent sur les enjeux de la lutte. Le partage de la valeur ajoutée entre l’entreprise, les actionnaires et les salariés est l’un des principaux enjeux de la lutte du champ économique. Des luttes sociales permirent aux salariés de conquérir la journée de 8 heures, 2 journées de repos hebdomadaire, les congés payés, la sécurité sociale, le Smic et de meilleures conditions de travail. Riches de leurs expériences, trajectoires sociales et ressources, les agents s’affrontent pour réaliser les objectifs du champ et obtenir des gratifications. En fonction des champs, les gratifications peuvent prendre la forme d’argents, de primes, de promotions, de pouvoir, de diplômes, de médailles, etc. Les objectifs d’un champ n’étant pas identiques, un sportif n’entre pas en compétition pour les mêmes raisons qu’un homme d’affaires. Tandis que le sportif court pour remporter une médaille, l’homme d’affaires s’agite pour augmenter ses profits.

Un champ est un espace sélectif, qui implique la détention ou la constitution de capitaux symboliques (argent, naissance, titre, diplôme, concours, médaille, etc.) et de ressources (dons, talents, compétences, savoirs et savoir-faire) spécifiques, permettant de désigner et de légitimer les agents autorisés à en faire partie et à y participer. Que ce soit la « naissance », un titre de noblesse, l’argent ou un diplôme, lorsqu’une ressource fait l’objet d’un consensus social et obtient l’adhésion d’une majorité d’agents, qui reconnaissent sa valeur et y croient, elle se transforme en capital symbolique. Que sa valeur soit réelle ou imaginaire, la reconnaissance accordée à un capital spécifique lui confère une force proprement sociale, qui, à son tour, confère à l’agent ou au groupe, qui en est porteur, une certaine forme de légitimité et d’autorité capables de séduire les esprits, de soumettre la raison et de faire écran à la réalité.

Un capital symbolique apparaît donc comme une forme de crédit ou de confiance accordée à l’avance à un agent. Indépendamment des compétences et des qualités réelles ou supposées, dont dispose un agent, la confiance accordée à son capital spécifique le place en position de force pour exercer un pouvoir sur les autres, qui se soumettront en lui accordant la reconnaissant et l’autorité nécessaire, dont il a besoin pour les diriger. Un diplôme de médecine est un capital symbolique, qui confère au médecin une autorité sur ses patients. Étant les capitaux légitimes de l’ancien régime, la naissance et un titre de noblesse conféraient à un noble une autorité sur les membres du tiers état, ainsi que sur les riches bourgeois. Après la Révolution française, en devenant le capital symbolique légitime, « l’argent » soumettait les nobles, qui n’en avaient pas, à l’autorité de riches bourgeois. Tandis que certains cumulent les capitaux légitimes (argent, diplôme et culture), qui leur permettent d’accéder à de multiples champs, d’autres, qui en sont dépourvus, ont plus de difficultés à accéder à un champ. Si la détention d’un capital financier est la condition d’accès au champ des affaires, ce capital apparaît incongru dans le champ de la recherche scientifique, qui en nécessite un d’une autre nature (thèse, publications, etc.).

Un champ est une structure hiérarchique, dont les positions ou les postes sont indépendants de leurs occupants. La position s’étant définie instituée et stabilisée au cours de l’histoire, les agents peuvent s’affronter pour conquérir un poste sans menacer l’intégrité et la stabilité du champ. Un poste étant indépendant de son occupant, qu’il soit un roi ou un président, un employé ou un cadre, un soldat ou un officier, etc., si un agent évolue dans le champ, le quitte ou disparaît physiquement, la position qu’il occupait continuera d’exister et d’être disponible pour un autre.

N’étant pas un espace fermé, la délimitation des frontières objectives et spécifiques d’un champ est un enjeu d’affrontement permanent entre les agents. Les agents s’affrontent pour établir les normes, les valeurs, les règles et la loi de composition internes qui régissent le champ.

Dans le champ journalistique, l’objet de la lutte consiste à définir qui a le droit de se « dire journaliste » et de « dire qui est journaliste », dans le champ économique, les agents s’affrontent pour définir la loi de composition interne (capitaliste, communiste, socialiste, néolibéral, etc.) qui le régira, etc. En fonction de leurs intérêts, des agents peuvent s’allier, s’affronter, se concurrencer ou coopérer pour faire évoluer la frontière d’un champ. La position, plus ou moins innovante ou conservatrice, occupée par un agent, est souvent déterminée par son ancienneté, son expérience, ses ressources et sa dotation en capitaux légitimes. Puisqu’ils en sont les principaux bénéficiaires, les agents, qui détiennent le plus de capitaux légitimes, sont davantage motivés à maintenir le statuquo en adoptant des positions conservatrices. La subversion, le changement et la remise en cause de l’ordre établi proviennent donc de groupes concurrents, de nouveaux membres et des agents les moins dotés en capitaux légitimes. À l’intérieur d’un même champ social, des groupes ou des pays peuvent adhérer à des lois de composition interne très différentes. Durant la guerre froide, tandis que la loi de composition interne du champ économique du bloc de l’Ouest était le capitalisme, celui de l’Est était le communisme. Même si l’objet de ces luttes correspond à de véritables enjeux, ils peuvent sembler futiles et dérisoires pour un agent étranger à ces champs.

À l’intérieur d’un champ, l’ancienneté, l’expérience, la performance, la dotation en ressources et en capitaux spécifiques expliquent et légitiment la structure hiérarchique, les relations dominantes et dominées, ainsi que les relations de pouvoir et de subordination. Les luttes, que se livrent les agents pour conquérir le pouvoir, occuper ou conserver une position dominante, légitimer leur autorité, transformer des positions dominées en dominantes, stabiliser des positions précaires, transformer un rapport de force à leurs avantages, faire reconnaître ou disqualifier des positions situées aux frontières du champ, etc., contribuent au dynamisme et à l’évolution de la structure d’un champ. Certains rapports étant transversaux, les champs peuvent légitimer un rapport de domination au profit des mêmes dominants : la domination des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants et des riches sur les pauvres. En luttant pour s’affranchir de leur position de dominée, les femmes ont conquis des droits : le droit de travailler et d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari. Ces droits ont fait évoluer la place de la femme dans l’espace social.

Les agents ont rarement conscience que les affrontements, qui ont lieu à l’intérieur d’un champ, n’ont pas pour but de remettre en cause le système. En maintenant la lutte dans les limites imposées par le champ, les agents s’opposent sur les bases d’un consensus implicite qui obéit à une même logique. Durant la guerre froide, l’affrontement entre le bloc capitaliste et communiste ne remettait pas en question la domination du temps social du travail et du champ économique. Étant préoccupés par la défense de leur position et de leurs intérêts respectifs, les agents ne perçoivent pas que les intérêts communs, qui les unissent, sont parfois plus nombreux que les enjeux qui les divisent. Bien que le dénominateur commun, qui transcende tous les champs sociaux, soit le rapport au temps, les syndicats affrontent le patronat pour un partage plus équitable de la valeur ajoutée. Parfois, voire même rarement sur le plan historique, des agents revendiquent une volonté de rupture avec la logique même du champ dominant. En s’opposant à la logique du système, ils remettent en cause sa domination. En mai 68, tandis que les tenants de la « critique sociale » revendiquaient un partage plus équitable de la valeur ajoutée, les tenants de la « critique artiste »[3] contestaient la domination du temps social du travail et du champ économique. Ces deux formes d’opposition permettent de distinguer les luttes réformistes, qui consistent à corriger certains effets du système, des luttes révolutionnaires, qui visent à le remettre en question.

Même si les champs sociaux sont autonomes, ils peuvent être reliés entre eux par diverses formes d’imbrications. Un même champ (artistique, sportif, manuel, intellectuel, etc.) peut faire l’objet d’une pratique professionnelle ou amateur, au sens d’aimer faire. Un footballeur peut jouer dans un club professionnel ou amateur. Tandis que le champ amateur, qui est autonome, relève du temps social du temps libre, le champ professionnel, qui est imbriqué à l’argent du champ économique, relève du temps social du travail. En effet, tandis que le sportif amateur s’entraîne, pour son plaisir, sur le temps libre, dont il dispose après sa journée de travail, le professionnel est payé, pour s’entraîner, durant les heures de travail. Pour retrouver son autonomie, un champ doit s’affranchir de son imbrication en retrouvant ses normes, ses valeurs, ses croyances, ses règles et ses objectifs spécifiques. La pratique d’un sport n’a pas pour but de gagner de l’argent, mais de favoriser le développement des capacités physiques d’un individu. En abandonnant le sport professionnel au profit de l’amateur, d’une part, le champ sportif s’affranchit du champ économique en retrouvant ses objectifs initiaux, et d’autre part, le sportif modifie son rapport au temps, en s’entrainant à nouveau, pour le plaisir, sur son temps libre.

Le motif essentiel de l’adhésion à un champ repose sur l’intérêt spécifique qu’il représente pour ceux qui y adhèrent sincèrement. Plus un agent consacre de temps à un champ, plus il s’y investit, plus il s’y voue corps et âme, plus il joue avec conviction et passion le rôle social qui lui a été attribué, plus il transforme sa pratique en une source de profits et de gratifications en dehors desquelles peu de choses semblent avoir d’importance. En jouant le jeu et en s’investissant sans compter ses heures, il en retire des rémunérations et des gratifications de toutes sortes. Même si ce sentiment n’est qu’une forme d’illusion, la gratification la plus essentielle est celle qui lui donne une raison d’être au monde, le sentiment d’exister, un sens à la vie et la satisfaction d’être ce qu’il est. Faute de trouver une raison de vivre, un agent, qui n’aurait aucun investissement et objectif à poursuivre et à atteindre, risquerait d’avoir le sentiment que sa vie est absurde et vide de sens. Que le champ soit professionnel ou amateur, le sportif, l’acteur de théâtre ou le militant, qui s’investit sincèrement, avec passion et sans compter ses heures, en retire un sentiment d’appartenance, une forme de reconnaissance, une raison d’être et un sens à la vie qui lui donne le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. En s’investissant corps et âmes dans le champ économique, les cadres, les entrepreneurs et les chefs d’entreprises peuvent éprouver un sentiment similaire.

Ayant défini un champ social, je vais à présent tenter de définir les principales caractéristiques d’un champ social dominant.

  • Les caractéristiques d’un champ social dominant.

Un champ social étant étroitement lié à un espace physique, social et temporel identifié, il ne peut y avoir d’interaction sociale en dehors du temps. Tandis que Pierre Bourdieu étudia la société à partir de son rapport à l’espace social[4], Roger Sue l’étudia à partir de son rapport à l’espace-temps. Bien que Bourdieu n’ait pas utilisé les concepts de temps sociaux et créé celui de champ social dominant et que Roger Sue n’ait pas utilisé le concept de champ dans l’essai « Temps et ordre social », j’ai envisagé l’hypothèse de l’existence d’une relation entre un temps et un champ social dominant. Autrement dit, est-ce qu’un temps social dominant contribuerait à produire un champ social dominant ? Afin de démontrer cette hypothèse, j’ai tenté de définir cinq critères qui pourraient caractériser un champ social dominant.

Le premier critère consiste à quantifier le temps alloué à un champ. La quantification consiste à mesurer, à calculer et à comparer la durée objective du temps alloué aux différents champs sociaux qui composent l’espace social. Un champ social est dominant lorsque la durée, qui lui est allouée, est objectivement la plus importante. Au début du XIXe siècle, comme les ouvriers consacraient 97,5 % des journées annuelles à travailler, le champ économique était dominant. En 2017, comme un salarié consacre 37,4 % de ses 42 années de vie active éveillée à travailler, le champ économique est dominant. Puisque le temps alloué à un champ ne peut être alloué à un autre, en s’appropriant le temps des autres champs, un champ dominant renforce son emprise sur l’espace social.

Le second critère concerne les liens qui unissent un temps social à un champ social dominant. Étant étroitement lié à un champ particulier, un temps social dominant fait apparaitre l’existence d’un champ social dominant. Un champ social est dominant lorsque les objectifs de son activité spécifique sont liés au système de valeurs, au mode de production et à la catégorie sociale du temps social dominant. En structurant le rapport hiérarchique entre les activités, le temps social dominant légitime l’ordre social. Au Moyen Âge, la principale préoccupation de l’Homme était de gagner le salut de son âme. L’objectif du temps et du champ social religieux étant « l’économie du salut », le champ religieux était le champ social dominant de l’espace social. L’objectif du temps social du travail étant de générer des profits, le champ économique est désormais le champ social dominant.

Le troisième critère concerne le capital symbolique spécifique. L’accès à un champ social nécessite de détenir un capital spécifique (argent, naissance, titre de noblesse, diplôme, médaille, etc.). Même s’il existe de multiples capitaux, un champ dominant, d’une part, désigne un capital spécifique qui domine l’espace social, et, d’autre part, s’impose aux autres champs en les soumettant à son capital spécifique. Plus les agents se réfèrent et dépendent du capital spécifique d’un champ, plus ils renforcent sa domination. Bien que le rapport de pouvoir entre les dominants et les dominés ne repose pas exclusivement sur la redistribution inégale des richesses, le champ économique est tellement dominant qu’il impose la domination de l’argent à tous les champs sociaux. Puisqu’il permet d’acheter et de corrompre des politiciens, des chercheurs, des journalistes, des intellectuels, des artistes, des sportifs, etc., l’argent apparait comme le Dieu universel qui domine tous les champs sociaux. Bien que le champ économique ne représente qu’une infime partie des champs sociaux, la domination de l’argent donne le sentiment que la compétition et le rapport de force s’organisent exclusivement autour de la représentation unidimensionnelle de l’économie.

Le quatrième critère concerne l’imbrication. Le champ social dominant peut être relié aux autres champs sociaux par diverses formes d’imbrications. Il domine l’espace social lorsque, d’une part, son objectif et son capital spécifique s’imbriquent aux champs sociaux, et, d’autre part, l’enjeu réel de la compétition s’organise autour de son objectif et de son capital spécifique. Bien qu’un champ social soit autonome et organisé autour de son objectif et de son capital spécifique, à cause de l’imbrication, son enjeu réel est déterminé par ceux du champ social dominant.

Auteur : Jean-Christophe Giuliani

Au Moyen Âge, comme le champ social religieux était dominant, « l’économie du salut » dictait la conduite des bourgeois. Le champ religieux étant imbriqué au champ économique, bien que l’objectif d’un riche bourgeois soit d’augmenter ses profits, son enjeu réel était de gagner le salut de son âme. L’avarice et la cupidité étant des péchés capitaux, à la veille de sa mort, pour assurer sa place au paradis, il rachetait ses fautes en rédigeant son testament au profit d’œuvre de charité et de l’Église.

Auteur : Jean-Christophe Giuliani

Le champ économique étant le champ social dominant, comme il est imbriqué aux champs politiques, religieux, universitaires, de la recherche, artistiques, sportifs, etc., il leur impose son objectif et son capital spécifique. En créant des clubs professionnels, en rémunérant les sportifs et en transformant le sport en source de profits, l’industrie du divertissement a imbriqué le champ sportif au champ économique. Tandis que l’objectif spécifique de la compétition sportive est de remporter la médaille d’or, son enjeu réel est la prime associée à la victoire. L’argent et la volonté de s’enrichir étant désormais l’enjeu réel de la compétition, le champ économique a renforcé son emprise, voire son hégémonie sur l’espace social. En devenant l’enjeu réel, gagner toujours plus d’argent relègue au second plan l’objectif spécifique des champs. Tandis que l’objectif spécifique de la recherche pharmaceutique est de trouver de nouveaux médicaments pour soigner les patients, l’enjeu réel de l’industrie pharmaceutique est de générer toujours plus de profits pour ses actionnaires. Afin de rompre avec l’imbrication au champ économique et de s’affranchir de l’emprise de l’argent, un champ social doit revenir à son objectif et à son capital spécifique.

Le cinquième concerne la structure hiérarchique de l’espace social. Le champ social dominant explique, détermine et légitime les relations de pouvoir, de domination et de subordination à partir de son capital spécifique. Lorsque le champ religieux était dominant, la structure hiérarchique était déterminée par la position occupée dans l’ordre religieux. Les membres du clergé se trouvaient en haut de la hiérarchie, venaient ensuite la noblesse et en bas, qu’ils soient de riches bourgeois ou de simples paysans, se trouvaient les roturiers. Avant la Révolution française, la naissance légitimait l’autorité d’un noble sur un bourgeois. Après la Révolution, l’argent légitimait celle d’un bourgeois sur un noble. En devenant dominant, le champ économique transforma l’argent, d’une part, en étalon de la valeur d’un individu et en critère de distinction entre les individus, et, d’autre part, en critère objectif de la place qu’il occupe dans la structure hiérarchique de l’espace social. Le classement d’un individu dans la hiérarchie de l’espace sociale est déterminé par le montant de sa fortune, qui est dévoilé chaque année par le magasin Forbes[5].

Tandis que le temps social dominant propose une explication simplifiée, réductrice et condensée des mutations sociales à partir du rapport à l’espace-temps, le champ social dominant propose une lecture des évolutions sociales à partir du rapport à l’espace social. En se combinant, les concepts de temps et de champ social dominant apportent les moyens de décrire avec plus de précision les contextes économiques, politiques, sociaux et culturels passé, présent et à venir d’une société donnée. Sur le plan collectif, une société se transforme, évolue et mute, lorsque d’une part, le temps social dominant, qui impose son système de valeurs, son mode de production et sa catégorie sociale, et, d’autre part, le champ social dominant, qui révèle l’activité importante et impose son capital spécifique, sont remplacés par de nouveaux temps et champs sociaux dominants.

Ayant défini les caractéristiques d’un champ social dominant, il apparait nécessaire d’identifier la motivation qui pousse les individus à entrer en compétition les uns avec les autres à l’intérieur d’un champ, et, plus précisément, du champ social dominant.

Jean-Christophe Giuliani

 

[1] Bourdieu Pierre, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit, 1982, page 38.

[2] Accardo Alain, Initiation à la sociologie, L’illusionnisme social, Bordeaux, Éditions Le Mascaret, 1991, page 30.

[3] Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, page 245.

[4] Bourdieu Pierre, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit, 1982, page 38.

[5] Forbes, Classement Forbes 2017 : Top 20 des Milliardaires mondiaux, [En ligne] (consulté le 10 octobre 2021), https://www.forbes.fr/classements/classement-forbes-2017-top-20-des-milliardaires-mondiaux/

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