Auteur : Jean-Christophe Giuliani
Le progrès technique et l’organisation du travail ont permis à la population de la France et des pays industrialisés d’accéder à un niveau de confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Bien qu’elle ait accès à un niveau de satisfaction de vie objectif, elle continue à produire et à consommer toujours plus de biens et de services marchands. Les ressources de la planète étant limitées, le mode de vie matérialiste n’est plus viable à court, moyen et long terme. En contribuant au réchauffement du climat, à l’épuisement des stocks de matières premières, à la dégradation des ressources naturelles, à la pollution de l’eau, de l’air et des sols et à la disparition de la biodiversité, la compétition, dont le but est de réussir sur sa vie le plan financier, professionnel et matériel, menace la survie et l’avenir de l’humanité. L’imminence d’un effondrement, qui est révélée par la fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, des inondations, des sécheresses, des pics de pollution, etc., impose de changer de mode de vie en moins de 10 ans.
N’en déplaise à la théorie néolibérale, les individus sont davantage réagis par des motifs inconscients que par la raison. Tandis que l’insatisfaction et la frustration de ces motifs provoquent des souffrances physiques et psychiques, qui peuvent provoquer des maladies, voire la mort, la satisfaction régulière supprime les symptômes. Avant de proposer des solutions pour changer de mode de vie, il est non seulement nécessaire d’identifier le motif insatiable, qui motive la compétition entre les individus, mais surtout de proposer d’autres moyens de le satisfaire.
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Le motif insatiable de la compétition.
Au XVIIIe siècle, dans l’essai intitulé « Théorie des sentiments moraux« , Adam Smith s’interrogeait sur les motifs de l’ambition, de l’avarice, de la poursuite des richesses, du pouvoir, de la compétition, etc., à l’origine de l’agitation du monde.
L’accumulation de richesses : admiration, envie et réprobation
Intervenant : Eléonore Le Jallé, Philippe Légé
MESHS : 03/04/2014
« Quel est l’objet, en effet, de tous les travaux et de toutes les agitations du monde ? Quel est le but de l’ambition, de l’avarice, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions ? […] D’où naît donc cette émulation que l’on rencontre parmi tous les rangs de l’humanité, et quels avantages croit-on tirer de cette grande affaire de l’existence qu’on appelle améliorer sa condition ? Être observé, être considéré, être remarqué avec sympathie, avec satisfaction, avec approbation, voilà tous les avantages que nous en attendons. C’est la vanité, et non l’aisance ou le plaisir, qui est notre but : or la vanité est toujours fondée sur l’idée que nous sommes l’objet de l’attention et de l’approbation d’autrui. Le riche se fait gloire de ses richesses parce qu’il sent qu’elles attirent naturellement sur lui l’attention du monde, et que les hommes sont disposés à l’accompagner dans toutes les émotions agréables que lui inspirent si aisément les avantages de sa situation. À cette pensée, il semble que son cœur s’enfle et se dilate, et il est plus attaché à sa fortune par cette raison, que pour tous les autres avantages qu’elle lui procure. »[1]
En étudiant les motifs de l’agitation du monde, Adam Smith constata qu’ils n’étaient pas motivés par la conquête du pouvoir, l’aisance matérielle, l’accumulation de richesse ou les plaisirs de la vie, mais par l’orgueil, la vanité et la quête insatiable de gloire, de prestige, d’honneurs et de reconnaissances. Autrement dit, le motif plus ou moins conscient qui pousse un agent à entrer en compétition dans un champ est de nourrir l’estime de soi. N’en déplaise aux néolibéraux, ce n’est pas la raison, l’instinct de propriété et l’intérêt personnel, mais la satisfaction du besoin d’estime de soi qui motivent les acteurs économiques à entrer en compétition dans le champ économique.
Qu’il soit un agent du champ économique, politique, religieux, artistique, sportif ou familial, il souhaite voir son existence, ses projets, ses idées et ses mérites spécifiques reconnus. Comme le faisait remarquer Serge Mascovici dans l’essai intitulé « Psychologie des minorités actives », pour être reconnu, il a besoin de recevoir d’autrui la validation de sa valeur, de son importance, de son intérêt et de son autorité. Mais avant d’espérer voir ses mérites reconnus, il doit commencer par exister pour être visible aux yeux des autres.
« Ailleurs s’étend, indistincte, une zone peuplée de créatures et de groupes « invisibles », qui passent rarement le seuil de notre vision et dont nous négligeons totalement les sentiments et les engagements. Ils ont peu d’existence à nos yeux, sauf occasionnellement, et au plus en raison de l’usage impersonnel et instrumental que nous pouvons en faire. Nous ne les voyons pas, nous ne les entendons pas, nous ne leur parlons pas. »[2]
Étant entouré d’agents, plus ou moins pourvus d’attrait, qui aspirent également à la reconnaissance, celui qui souhaite sortir de l’anonymat doit se distinguer de la masse des invisibles. Les champs sociaux étant abondants, les moyens de se distinguer le sont également : avoir les meilleures notes, être major de promo, réussir dans les affaires, consommer des biens ostentatoires, marquer des buts, remporter une médaille d’or, publier un livre à succès, avoir le premier rôle d’une pièce ou d’un film, etc. Sachant qu’il allait mourir en partant à la guerre contre Troie, Achille préféra choisir la gloire et l’immortalité plutôt que de vieillir et de mourir inconnu auprès de sa femme et de ses enfants. La publicité incite le consommateur à consommer toujours plus de biens et de services ostentatoires pour sortir de l’anonymat. À la fin du XIXe siècle, dans l’essai intitulé « Théorie de la classe de loisir« , Thorstein Veblen étudia le phénomène psychologique de la consommation ostentatoire.
Or, il faut entendre cette consommation de marchandises en un sens très éloigné de sa signification naïve, si l’on tient à dire qu’elle procure le stimulant dont l’accumulation procède invariablement. Le motif qui se trouve à la racine de la propriété, c’est la rivalité ; c’est la même qui continue à agir dans cette institution qu’il a fait naître, et dans le déploiement de tous ces traits de la structure sociale qui touchent à l’institution de la propriété. La possession des richesses confère l’honneur : c’est une distinction provocante. »[3]
Le but de la consommation ostentatoire n’est pas d’assurer les subsistances, mais de donner au consommateur les moyens d’être visible, de se distinguer et d’affirmer sa réussite pour être aimé, admiré et envié. En conduisant une Ferrari, son propriétaire cherche à attirer l’attention pour susciter l’envie. Non seulement cette quête de distinction n’a pas de limite, mais en plus, comme le faisait également remarquer Veblen, à cause de la comparaison provocante, elle n’a pas de fin.
« En tout état de cause, le désir de richesse ne peut guère être assouvi chez quelque individu que ce soit ; quant à combler le désir moyen, le désir universel de richesse, il n’en saurait être question. On aurait beau distribuer avec largesse, égalité, « justice », jamais aucun accroissement de la richesse sociale n’approcherait du point de rassasiement tant il est vrai que le désir de tout un chacun est de l’emporter sur tous les autres par l’accumulation des biens. Si comme on l’a parfois soutenu, l’aiguillon de l’accumulation était le besoin de moyen de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l’industrie satisfassent peu ou prou les besoins économiques collectifs ; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, à la comparaison provocante, il n’est pas d’aboutissement possible. »[4]
Le principal motif de la compétition étant la course à l’estime, à cause de la comparaison provocante, l’égalité des conditions matérielles ne permettra jamais de combler ce besoin insatiable. Afin d’appréhender ce phénomène psychologique, je vous invite à imaginer que nous ayons tous les moyens de nous payer une Peugeot 3008. Notre objectif n’étant pas de disposer d’un moyen de transport, mais de nous distinguer, posséder une Peugeot 3008 perdrait toute valeur à nos yeux. Si tout le monde en possédait une, nous continuerions à revendiquer une augmentation de salaire et de pouvoir d’achat pour nous payer une Audi Q7.
Le niveau d’estime de soi étant lié à une logique de comparaison sociale, l’acteur économique est profondément motivé à augmenter le montant de sa fortune pour la nourrir. Quel que soit son montant, il imagine qu’en gagnant plus, il serait plus admiré, plus aimé, plus respecté par autrui et donc, qu’il serait plus heureux. Le témoignage du golden boy Dennis Levine illustre parfaitement les enjeux de la rivalité ostentatoire et de la comparaison provocante.
« Lorsque je gagnais vingt mille dollars par an, j’en voulais cent mille. Lorsque je gagnais cent mille dollars par an, j’en voulais deux cent mille. Lorsque je gagnais un million de dollars, j’en voulais trois millions. Il y avait toujours quelqu’un, un échelon plus haut que moi, et je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il était vraiment deux fois meilleur que moi. »[5]
Qu’il gagne vingt milles, cent milles, cinq cent mille, voire un million d’euros par an, un acteur économique sera toujours confronté à un autre qui gagnera plus que lui. Il sera donc toujours frustré par celui qui aura les moyens de se payer une voiture, une maison, un yacht, etc., plus grand, plus puissant et plus moderne que le sien. Tant qu’il cherchera à se distinguer par sa fortune ou sa consommation, qu’il soit un smicard ou un millionnaire, il ne sera jamais satisfait de son sort.
L’emprise du champ économique, qui est actuellement le champ social dominant, a pris une telle importance, que nous avons oublié que la réussite financière, professionnelle et matérielle n’a pas toujours été le moyen privilégié de nourrir l’estime de soi. Étant inhérent à la nature humaine, le besoin de nourrir l’estime de soi est transhistorique et transculturel. En effet, que les individus soient nés au Ve siècle avant J.-C ou au XXIe siècle, qu’ils vivent au Moyen Âge ou à la Renaissance, qu’ils soient membres d’une société tribale ou industrialisée, européenne ou chinoise, chrétienne ou musulmane, capitaliste ou communiste, ils sont tous motivés à satisfaire ce besoin. L’évolution des mœurs, des religions, des systèmes de valeurs, des techniques et de l’économie contribua à faire évoluer les moyens de nourrir l’estime de soi. Les sociétés, voire les civilisations se distinguent par les moyens d’assouvir ce besoin insatiable : la chasse, la guerre, la politique, l’argent, le travail, la consommation, les activités artistiques et sportives, etc.
Sous la Grèce antique, les moyens de nourrir l’estime de soi n’étaient pas la réussite financière, professionnelle et matérielle. La culture philosophique et politique grecque ne valorisait pas le travail, l’hubris et la chrématistique[6]. Un citoyen était valorisé lorsqu’il consacrait son temps à exercer son corps et sa raison. « Un esprit sain, dans un corps sain ». En apprenant le métier des armes, la philosophie et la rhétorique, le citoyen pouvait mettre ses facultés au service de la cité. Étant considéré comme une activité dégradante et servile, le travail pour la nécessité était réservé aux esclaves. Le citoyen, qui était contraint de travailler pour assurer sa subsistance, devait se limiter aux nécessités. S’il consommait au-delà, il était contraint de s’aliéner au travail, et donc, de perdre sa liberté et sa citoyenneté. A Thèbes, les artisans et les commerçants, qui, d’une part, se consacraient exclusivement à leur activité économique, et, d’autre part, ne contribuaient pas à la vie politique de la cité, perdaient leur statut de citoyen.
Pour Erich Fromm, il est possible de nourrir l’estime de soi sur le mode « avoir » ou le mode « être ». La distinction entre « avoir » et « être »[7] fait apparaître deux modes radicalement différents d’existence et de rapport à la connaissance, à l’activité, à la sécurité, à l’autorité, à l’amour, à la mort, etc., deux types très différents d’orientation et de relation à soi-même, aux autres et au monde et deux sortes de structure de caractère distinctes, dont les prédominances respectives déterminent la totalité de la pensée, des sentiments et des actions d’un individu.
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Satisfaire le besoin d’estime sur le mode être.
Le mode « être » apparait comme un concept complexe, difficile à appréhender et à cerner. Il établit l’existence d’une identité, d’une vérité ou de quelque chose d’authentique, qu’il est possible de trouver dans la réalité. Se rapportant à l’essence ou à la nature profonde de l’être, le mode « être » s’oppose aux apparences et au paraître. Il se caractérise par un mode de relation vivant et authentique à la vie et au monde qui repose sur une attention accordée à l’expérience vécue au moment présent. Étant sans attentes et ne cherchant pas à atteindre un objectif particulier, l’expérience vécue sur le mode « être » peut se vivre dans toute sa profondeur.
Un individu peut être estimé pour ce qu’il « a » ou ce qu’il « est ». Puisque le mode « être » se rapporte davantage à la nature profonde qu’aux apparences, celui qui suscite le respect pour son intelligence, ses qualités, ses compétences, ses talents, ses forces et ses faiblesses est davantage estimé pour ce qu’il « est » que pour ce qu’il « a ». Se rapportant à l’expérience vécue, le guerrier, qui maîtrise le maniement des armes, l’entrepreneur, qui développe son activité, l’acteur, qui joue Hamlet, etc., est davantage reconnu pour ce qu’il « est » que pour ce qu’il « a ».
À l’inverse du mode « avoir », le mode « être » est un processus immatériel qui ne peut pas faire l’objet d’échanges, de quantification, d’accumulation et d’appropriation. Bien qu’il soit possible d’accumuler de l’argent, de s’approprier des biens matériels, d’acheter un individu et de quantifier un nombre de films tournés, de buts marqués ou de romans écrits et vendus, il est en revanche impossible de quantifier, d’accumuler ou d’acheter le talent d’un réalisateur, d’un footballeur ou d’un écrivain. L’individu et le talent étant étroitement liés, d’une part, un club de football peut acheter un joueur de talent, mais il ne peut pas acheter le talent pour le donner à un autre joueur, et, d’autre part, un joueur médiocre ne peut pas acheter le talent d’un autre joueur pour se l’approprier.
Contrairement à la richesse, qui peut s’accumuler en dormant, le talent régresse, s’il n’est pas entretenu par un travail régulier. Pour monter une pièce de théâtre, remporter une médaille d’or, écrire un livre, etc., il est nécessaire de fournir un « travail ». Le travail est une confrontation au réel, qui engage le corps et la personnalité, sous la forme de gestes et de savoir-faire, et qui mobilise l’intelligence, la volonté et la capacité à sentir, à penser, à réfléchir et à interpréter pour réagir, agir, s’adapter ou inventer. Sans le travail, qui contient à la fois une part de plaisir, de contrainte, de routine, de résistance, d’efforts et de persévérance, il n’y aurait pas de production, de transformation, d’évolution et de talent. Puisque la maîtrise d’un métier, d’un art ou d’un sport nécessite de nombreuses heures de travail, la ressource indispensable pour nourrir l’estime de soi sur le mode « être » n’est pas de gagner toujours plus d’argent, mais de disposer de toujours plus de temps libre.
Le mode être nécessite, d’une part, de gagner un salaire pour sécuriser l’accès aux subsistances et à un minimum de confort matériel, et, d’autre part, de disposer de temps libre, pour pratiquer des activités de socialisation et d’expression dans le champ amateur. Du lundi au mercredi ou du jeudi au samedi, de 9 h à 17 h, s’entrainer et participer à une compétition sportive, rédiger et publier un essai, un roman ou un article de recherche, jouer dans une pièce de théâtre, un court ou un long métrage, un spectacle vivant ou un concert ou, produire et exposer des peintures ou des sculptures, etc., apparait comme autant de moyens de nourrir l’estime de soi, de s’émanciper, de légitimer son autorité, de faire valoir ses talents, d’exprimer la maîtrise de son art, de montrer sa véritable nature, de nourrir l’estime de soi et de se réaliser sur le mode « être ». La « clé » d’accès au mode « être » est donc la modification significative et radicale du rapport au temps. Tandis que les biens ostentatoires sont le luxe de ceux qui vivent sur le mode « avoir », le temps libre est le luxe de ceux qui vivent sur le mode « être ».
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Nourrir son estime sur le mode « avoir ».
Tandis que le mode « être » apparait difficile à cerner, le mode « avoir » semble relativement simple à appréhender. Le mode « avoir » repose sur une relation au monde basée sur la possession et la propriété. Pour vivre, il est nécessaire de posséder ou d’avoir la propriété d’un corps, de vêtements, d’une maison, d’une auto, d’une machine à laver, d’un smartphone, etc., pour son usage propre, la montrer, se distinguer ou en tirer un plaisir. Puisqu’il semble impossible de vivre sans rien posséder, pourquoi le fait d’avoir, qui semble être la condition naturelle de la vie, poserait un problème ? Le mode « avoir » repose sur l’usage courant de « j’ai », qui signifie que je m’approprie quelque chose. Celui qui dit « j’ai » une table, une maison, un livre, une voiture, une femme, des enfants, etc., non seulement s’approprie l’objet, mais en plus, fait de tout et de tous, y compris de lui-même, sa propriété. Le but ultime de l’existence étant d’avoir toujours plus d’argent, de biens matériels, de célébrité et de pouvoir, le mode « avoir » apparait comme une raison d’être qui donne un sens à la vie. Affirmer qu’un individu « vaut un million de dollars », transforme « l’avoir » en essence de « l’être ». Lorsqu’avoir devient l’essence même de l’être, celui qui n’a rien n’est rien.
Celui, qui suscite de l’intérêt pour son titre de noblesse, son argent, ses biens matériels ou son statut professionnel, est davantage reconnu pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est ». Pour attirer l’attention et se distinguer des autres, il peut acheter des biens matériels (voiture, yacht, jet privé, etc.) ou immatériels (argent, titre, diplôme, médaille, etc.). Celui qui dit « j’ai » une BMW, au lieu de « je conduis » une BMW, accorde plus d’importance à la propriété et à la reconnaissance que cette voiture lui confère, qu’à l’expérience. En conduisant une BMW, il instrumentalise donc ce qu’il « a », pour être visible et susciter l’envie. Étant davantage reconnu pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est », il s’accrochera au mode « avoir » au détriment du mode « être ». Sigmund Freud et Erich Fromm ont étudié la volonté exclusive de réussir sur le mode « avoir ».
« C’est qu’après avoir traversé, pendant la première enfance, une phase de réceptivité purement passive, suivi d’une phase de réceptivité agressive/exploitative, tous les enfants, avant d’atteindre la maturité, passent par une phase que Freud qualifiait d’ »anale-érotique ». Il découvrit que cette phase continue souvent d’être dominante au cours du développement d’un individu et que, dans ce cas, se manifeste le caractère anal, c’est-à-dire, le caractère d’une personne dont presque toute l’énergie vitale est orientée vers l’avoir, l’épargne et l’accumulation de l’argent et des biens matériels, comme sont également orientés ses sentiments, ses gestes, ses paroles, son activité. […] Un aspect important du concept de Freud est le rapport symbolique qui existe entre l’argent et les fèces – l’or et les immondices – dont il cite un grand nombre d’exemples. Son concept du caractère anal, en tant que caractère qui n’a pas encore atteint sa maturité, est en fait une critique aiguë de la société bourgeoise du XIXe siècle, où les qualités du caractère anal constituaient la norme du comportement moral et étaient considérées comme l’expression de la « nature humaine ». L’équation de Freud : argent = fèces, est une critique implicite, quoique involontaire, du fonctionnement de la société bourgeoise et de sa possessivité, et peut être comparée avec l’étude marxiste de l’argent dans les Manuscrits économiques et philosophiques. […] Ce qui importe, c’est l’idée freudienne que l’orientation prédominante vers la possession intervient au cours de la période qui précède l’accomplissement de la totale maturité, est qu’elle devient pathologique si elle reste permanente. Pour Freud, autrement dit, la personne exclusivement concernée par l’avoir et la possession est un névrosé et un malade mental ; il s’ensuit qu’une société dont la majorité des membres a un caractère anal est une société malade »[8]
Pour Freud, l’orientation prédominante de l’énergie vitale vers « l’avoir » intervient au cours de la période anale qui précède la maturité. L’orientation exclusive pour le mode « avoir » apparaît donc comme le symptôme d’un manque de maturité, d’un arrêt du développement psychologique ou d’une pathologie psychique. Autrement dit, la structure mentale d’un adulte, qui serait exclusivement préoccupé par ses intérêts égoïstes, la propriété, l’épargne, l’accumulation d’argent et de biens matériels, correspondrait à celle d’un enfant, dont la maturité émotionnelle, psychologique et affective se serait arrêtée à l’âge de 10 ans. Il s’ensuit qu’une société, qui mobilise l’énergie vitale et le temps de sa population pour favoriser la croissance illimitée du PIB, ainsi que la réussite et l’accumulation sur le mode « avoir », est également une société malade et immature. N’en déplaise aux néolibéraux, ce n’est pas la raison, l’instinct de propriété ou l’intérêt personnel, mais un manque de maturité psychologique, une pathologie psychique ou une frustration affective, liée à l’enfance, qui motive la volonté exclusive de vouloir réussir sur le plan financier, professionnel et matériel. Cette vérité est d’autant plus difficile à entendre et à accepter, que ce modèle de réussite est valorisé par le système de valeurs de la France et des pays industrialisés.
En effet, le temps social du travail et le champ économique étant dominants, il apparaît naturel de nourrir l’estime de soi en réussissant sur le plan professionnel et en accumulant toujours plus d’argent et de biens matériels. En adoptant les objectifs et le capital spécifique du champ économique, l’acteur économique renforce son aliénation et sa servitude volontaire à l’ordre économique. Étant exclusivement préoccupé par la compétition, la conquête de nouveaux marchés, les retours sur investissement et le remboursement de ses emprunts, il n’a pas le temps de se poser trop de questions sur le sens de son engagement professionnel et, encore moins, de sa vie. Plus il court après le temps, moins il a de temps à perdre. Plus il perd son temps à travailler, moins il enrichit sa personnalité, plus il s’appauvrit en tant qu’être humain. Sauf accident (divorce, licenciement, faillite, maladie grave, etc.), l’acteur économique, exclusivement préoccupé par sa réussite sur le mode « avoir », ne risque pas de faire évoluer sa structure psychologique et mentale.
Souvent, derrière la compétition pour le pouvoir ou la réussite sociale se cache le symptôme d’un manque affectif ou d’un besoin de reconnaissance disproportionné lié à l’enfance. Étant davantage le symptôme d’un manque, d’une frustration ou d’un vide intérieur que le résultat de l’affirmation de soi, s’il n’en prend pas conscience, l’acteur économique risque de gaspiller son temps à les combler en voulant réussir sur le mode « avoir ». En se comparant aux autres sur le mode « avoir », il se détourne de son individualité et de son identité et néglige sa créativité. À terme, s’il a « réussi », il aura peut-être le respect d’autrui pour ce qu’il « a », mais il ne s’aimera pas forcément pour ce qu’il « est ». Ne s’aimant pas pour ce qu’il « est » et étant dépendant de ce qu’il « a » pour s’aimer et être aimé, il aura beaucoup de difficultés à susciter l’amitié et l’amour d’autrui pour ce qu’il « est ». Étant incapable de s’aimer pour ce qu’il « est », il est incapable d’aimer une autre personne pour ce qu’elle « est ». En affirmant qu’il « a » une belle femme, au lieu de « qu’il aime sa femme », il signifie que sa femme est juste un faire-valoir. Autrement dit, qu’il a la propriété d’une femme, dont la fonction est de susciter l’admiration, l’envie et la jalousie d’autrui. Étant dépendant de la jalousie, de la convoitise et de l’envie d’individus aussi soumis que lui au mode « avoir », il est totalement aliéné à sa réussite financière, professionnelle et matérielle pour exister socialement et nourrir l’estime qu’il a de lui.
Le progrès technique et l’organisation du travail ont permis à la population des pays industrialisés d’accéder à un niveau de confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Malgré la surabondance matérielle, les acteurs économiques continuent à travailler 5 jours par semaine et à entrer en compétition sur le mode « avoir ». La compétition, que se livrent ces adultes immatures pour combler un manque affectif, des frustrations ou un vide intérieur, contribue au réchauffement du climat, à l’épuisement des stocks de matières premières, à la dégradation des ressources naturelles, à la pollution de l’eau, de l’air et des sols et à la disparition de la biodiversité[9]. Les ressources de la planète étant limitées, le choix de réussir sa vie sur le mode « avoir » pour accéder à la visibilité, à la gloire, aux honneurs et à la reconnaissance, menace notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie des générations présentes et à venir. L’imminence d’un effondrement, qui est révélée par la fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, des inondations, des sécheresses, des pics de pollution, etc., impose aux acteurs économiques d’abandonner le mode « avoir » au profit du mode « être » en moins de 10 ans.
Bien que les acteurs économiques soient conscients que la volonté exclusive de réussir sur le plan financier, professionnel et matériel n’est pas viable à court, moyen et long terme, comme ils sont aliénés au mode « avoir », ils réclament au quotidien leur dose de travail et de consommation pour nourrir l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. Le besoin d’estime de soi étant inhérent à la nature humaine, malgré ces constats alarmistes, il est impossible de le limiter, de le supprimer, de l’interdire ou de le condamner. Se contenter de désigner le mode « avoir » comme le symptôme d’une pathologie ne les aidera donc pas non plus à dépasser leurs résistances intérieures. Pour les aider à s’affranchir de leur aliénation, il apparaît donc nécessaire, d’une part, qu’ils effectuent un travail d’analyse de leur monde intérieur, et, d’autre part, qu’ils perçoivent la perspective d’une vie meilleure après le sevrage. Ce changement sera donc désirable, s’il est en mesure d’apporter tout ce que l’activité professionnelle et la consommation, vécues sur le mode « avoir », procurent. Autrement dit, les moyens de se socialiser, de susciter l’envie et la sympathie, de se procurer des honneurs, de la gloire et de la reconnaissance, de se distinguer, de s’affirmer, de nourrir l’estime de soi et de se réaliser en pratiquant des activités sur le mode « être », qui n’ont pas d’impact sur le climat et l’environnement.
Les champs sociaux amateurs (artistiques, manuels, sportifs, recherche, intellectuels, associatifs, politiques, bénévoles, etc.) étant abondants, les moyens de nourrir l’estime de soi sur le mode « être » sont quasiment illimités. L’individu et le temps étant étroitement liés dans l’action qui se vit au présent, la pratique de ces activités amateures ne nécessite pas de gagner toujours plus d’argent, mais de disposer de temps libre. Autrement dit, dans l’optique d’une réflexion sur les conditions d’un changement de mode de vie viable, atteignable et désirable, il apparaît indispensable de s’intéresser aux enjeux du rapport au temps sur le plan individuel.
Jean-Christophe Giuliani
– Se distinguer par sa consommation
– Comment préserver son pouvoir d’achat en travaillant 3 jours ?
[1] Smith Adam, Théorie des sentiments moraux, Paris, Payot & Rivages, 2006, page 136.
[2] Moscovici Serge, Psychologie des minorités actives, [En ligne], 3e édition, Paris, PUF, 1991, page 232, (consulté le 2 avril 2021), http://classiques.uqac.ca/contemporains/moscovici_serge/psycho_minorites_actives/psycho_minorites_actives.pdf
[3] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 19.
[4] Ibid, page 23.
[5] Levine Dennis B, Wall Street, Confessions d’un golden boy, Paris, Éditions Payot, 1993, Page 352.
[6] Méda Dominique, Le travail une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995, page 37.
[7] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978.
[8] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978, page 104.
[9] Giuliani Jean-Christophe (2019), Croissance du PIB = Effondrement, Mouvement Pour un Développement Humain, [En ligne] (consulté le 5 novembre 2019), http://www.mouvementpourundeveloppementhumain.fr/croissance-du-pib-effondrement/