Mode positionnel ou mode personnel : un choix de société

Jean-Christophe Giuliani

Le maintien des peuples dans un état de « servitude volontaire » ne s’obtient pas exclusivement par l’emploi de la force. En effet, comme l’affirmait Talleyrand « On peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus »[1]. Celui qui emploie la force pour asseoir son autorité ne peut se maintenir qu’en faisant régner un climat de peur et d’insécurité. Dès que la bride se relâche, les frustrations, les amertumes et la haine accumulées conduisent les dominés à se révolter et à remettre en question l’ordre établi. De ce fait, afin de légitimer leur autorité hiérarchique, les dominants utilisent une stratégie beaucoup plus subtile qui consiste à instrumentaliser le mode d’incitation des familles.

L’autorité des élites ne s’exerce pas exclusivement par l’emploi de la force, de la manipulation et des idéologies. Basil Bernstein[2] a mis en évidence que le langage contribue également à légitimer l’autorité des dominants et à entretenir les dominés dans un état de « servitude volontaire ». L’héritage familial n’est pas uniquement constitué d’un capital économique, il est aussi composé de transmissions socioculturelles dont le langage est l’un des principaux marqueurs sociaux. Le contrôle social ne repose pas exclusivement sur le code linguistique. Il s’exerce également à travers les relations interpersonnelles que l’individu intériorise au contact de sa famille et de son groupe d’appartenance. Ce mode de contrôle, qui peut être d’incitation positionnelle ou personnelle, oriente, souvent de manière inconsciente, d’une part, la structuration de l’identité, la manière de percevoir la réalité et de se comporter avec les autres, et, d’autre part, les marges d’initiatives que l’individu s’accordera pour choisir ses études, sa profession et son projet de vie. Il existe deux types de famille : la famille qui exerce un contrôle sur le mode de l’incitation positionnel et celle qui exerce un contrôle sur le mode de l’incitation personnel. Le mode relationnel vécu à l’intérieur de ces deux types de famille influence de manière significative la relation que l’enfant ou l’adulte tissera avec lui-même ou les autres.

  • La forme de contrôle sur le mode d’incitation positionnelle.

La famille qui applique inconsciemment la forme de contrôle sur « le mode d’incitation positionnelle »[3] dispose du code restreint et du code élaboré. Elle se réfère à un discours structuré, rationnel, objectif et logique qui repose sur des normes, des valeurs et des coutumes établies sur des règles sociales, des textes de loi et des procédures admises par le groupe ou la société. L’autorité d’un individu et sa place dans la famille reposent sur une organisation de type hiérarchique dont la légitimité dépend de critères objectifs et quantifiables : le statut social, le capital matériel et financier, le grade, le niveau d’étude, l’âge et le sexe. L’initiative des prises de décisions et les responsabilités sont détenues par ceux qui ont le plus de capital, le statut social le plus élevé, le diplôme le plus prestigieux, etc. Son autorité repose, pour l’essentiel, sur sa fonction, son statut et l’utilité sociale que lui confère son activité professionnelle.

Les règles du groupe sont transmises à travers des formes d’expressions verbales. Par exemple, les règles relatives à l’âge peuvent se transmettre ainsi : à ton âge, tu devrais être capable de faire ça ou Papa n’admet pas que tu lui parles ainsi. La règle de la division des sexes peut être transmise à travers ce mode d’expression « Les petits garçons ne pleurent pas », les règles propres à la sous-culture peuvent se transmettre ainsi « les gens comme nous n’agissent pas de la sorte ». Ces règles s’imposent à l’individu sans qu’il puisse les discuter ou les refuser. La transgression de ces règles peut provoquer un sentiment de honte et le refus de s’y soumettre engendre automatiquement le rejet et l’exclusion du groupe.

En favorisant l’emploi du « nous » collectif au détriment du « je » individuel, « la famille positionnelle » renforce, d’une part, la stabilité, l’homogénéité, le sentiment d’appartenance et la cohésion du groupe au détriment de l’individu, et, d’autre part, la progression homogène du groupe vers un objectif commun. En revanche, en inhibant l’acquisition d’une forme de discours fondé sur une argumentation et une explication élaborée des choix, des valeurs, des intentions et des motivations individuelles, la famille positionnelle n’encourage pas ses membres à exprimer verbalement les particularités de leur sensibilité subjective. Celui qui agirait ainsi risquerait de mettre en évidence l’ambiguïté des normes et des valeurs sur lesquelles reposent la légitimité de son autorité et le sens de sa vie. Il serait confronté à des conflits psychologiques et à une crise identitaire profonde qui remettraient en question, d’une part, ses modes de relation, son autorité et son statut social, et, d’autre part, le mode de contrôle social de sa famille et l’ordre social en place.

Les études qui favorisent l’imprégnation du « mode positionnel » sont les études scientifiques et juridiques qui font appel à la logique, à la rigueur et à l’objectivité ainsi que les écoles de gestion, de commerce et d’ingénieurs. Ces études sont valorisées par les entreprises, car elles forment des cadres dociles et prévisibles, favorables à la Religion économique. L’élévation hiérarchique de ces étudiants est facilitée par leur subordination naturelle à l’élite économique et à l’ordre social établis. Les critères de réussite de la famille positionnelle étant la réussite financière, professionnelle et matérielle, elle est parfaitement adaptée à la Religion économique.

  • La forme de contrôle sur le mode de l’incitation personnelle.

Les familles qui appliquent une forme de contrôle sur « le mode de l’incitation personnelle »[4] s’expriment sur un code de langage élaboré. Ce code linguistique favorise la capacité à se décentrer, une bonne connaissance de soi et une bonne qualité d’écoute. L’association du code élaboré au mode personnel offre également la capacité à considérer les autres non pas comme des objets, mais comme des sujets. La socialisation de l’enfant n’étant pas dirigiste, la famille personnelle l’encourage à exprimer librement ses besoins, ses désirs et ses émotions, ainsi qu’à expliquer les motivations de ses choix, de ses comportements et de ses actions. L’acquisition de ce mode de fonctionnement libre et autonome est transmise à travers des formes d’expressions verbales qui apprennent à l’enfant à prendre des décisions sur la base d’arguments. Par exemple, face à un enfant qui ne souhaite pas embrasser son grand-père, la mère d’une famille positionnelle emploiera cette tournure de phrase : « Les enfants embrassent leur grand-père. » À l’inverse, celle d’une famille personnelle utilisera celle-ci : Je sans que tu n’aimes pas embrasser grand-père, mais il est malade, il t’aime beaucoup et tu lui ferais un grand plaisir. Ces échanges lui apprennent, d’une part, à être à l’écoute de ses propres émotions et de celles des autres, et, d’autre part, à se décentrer pour développer, très jeune, une plus grande conscience de son individualité. De ce fait, son intégration au groupe ne dépend pas de sa capacité à s’adapter aux attentes de sa famille et de la société, mais plutôt de sa capacité à tenir sa place en respectant ses particularités individuelles.

La famille à « orientation personnelle » s’organise de façon démocratique. Les décisions importantes qui orientent la vie de l’individu et du groupe résultent d’une discussion et d’une délibération de type démocratique, à laquelle chaque membre peut contribuer en exposant ses arguments. Suite à l’étude des arguments, l’individu décidera librement et en conscience s’il est disposé, ou pas, à suivre les choix et les orientations de sa famille. Sa conduite n’étant pas dictée par une idéologie ou sa famille, celui qui ne souhaite pas suivre ces directives a le droit d’expliciter ses intentions, ses projets et les raisons de sa décision. Les responsabilités n’étant pas distribuées en fonction d’un statut formel, les membres de la famille peuvent choisir une mission en fonction de leurs affinités, aspirations, aptitudes, capacités d’initiatives, motivations et objectifs individuels. Même s’il ne fait pas l’objet d’un contrat, le non-respect d’un engagement envers la famille peut provoquer un sentiment de culpabilité.

En valorisant l’identité d’un individu pour ce qu’il « est », la famille personnelle remet en cause l’identité de celui qui est adulé pour ce qu’il « ». L’autorité d’un individu repose davantage sur ses compétences et ses qualités humaines que sur son statut social, son âge, ses diplômes et son pouvoir économique. De ce fait, celui qui évolue dans « une famille à orientation personnelle » aura beaucoup de difficulté à accepter l’autorité d’un supérieur dont il ne reconnaît pas la légitimité.

La personnalité et l’identité de l’individu évoluent en permanence en fonction de ses expériences, de ses échanges et de ses rencontres. S’il ne prend pas conscience des composants identitaires de sa nature intérieure, l’absence de repères formels stricts peut provoquer des angoisses et des tensions psychologiques. N’étant pas figé par un rôle social, le passage d’un « mode positionnel » à un « mode personnel » transforme, perturbe et déséquilibre profondément l’identité, la personnalité, le comportement et le mode relationnel de l’individu. En conférant davantage d’importance aux relations subjectives et intimes qu’aux relations objectives et professionnelles, il contribue à un renversement des valeurs. La généralisation de ce renversement menace directement l’ordre social et l’autorité des élites économiques.

Les études favorables à l’imprégnation du mode personnel sont, d’une part, les études de lettre, indispensables à la maîtrise du langage de code élaboré, et, d’autre part, les études en sciences humaines nécessaires à l’acquisition des connaissances et des concepts théoriques requis pour questionner le sens de ses actes et de la vie. Produisant des cadres imprévisibles et insoumis aux structures hiérarchiques, ces études ne sont pas valorisées par les entreprises. Pour finir, comme elles remettent en question les critères de réussite de la religion économique, la famille à orientation personnelle menace directement l’ordre social et l’autorité de l’élite économique.

La légitimité de l’autorité des élites repose sur la classe moyenne de type positionnelle qui respecte l’autorité de celui qui détient les attributs du pouvoir que sont l’argent, le statut social et les diplômes. Une révolution se produira lorsque la majorité des classes moyennes des pays industrialisés délaissera la forme positionnelle pour la forme personnelle.

En basculant d’un système de valeur fondé sur l’Avoir à un système fondé sur l’Être, l’individu remet en question la légitimité de l’élite économique et de l’ordre social en place. Ce basculement peut intervenir très simplement dans la tournure de phrase qu’il utilise inconsciemment pour se présenter aux autres. La tournure qu’il utilise naturellement influence l’image qu’il a de lui, son identité et sa manière d’être au monde. En effet, lorsqu’un consultant se présente ainsi, « Bonjour, je m’appelle Paul et je suis consultant », il fusionne son identité personnelle avec son métier. En confondant « avoir » un emploi avec « être » un métier, il trahit son aliénation inconsciente à son activité professionnelle. Comme il est profondément dépendant de son statut professionnel pour être, construire l’estime qu’il a de lui et exister socialement, la perte de son emploi s’apparente à la perte de son identité et de ce qui le valorise socialement. Afin de sortir de cette confusion, il est indispensable qu’il apprenne à se présenter de cette manière correcte et logique, « Bonjour, je m’appelle Paul et le métier qui me procure un revenu est celui de consultant ». En se présentant logiquement, l’individu distingue son identité personnelle du moyen qu’il utilise pour obtenir un revenu. Ainsi, il est moins dépendant de son activité professionnelle pour exister socialement. Cet acte anodin, qui consiste à distinguer son identité de son métier, contribue à remettre en question la légitimité de l’autorité de l’élite économique.

Afin de préserver la légitimité de son autorité, l’élite économique entretient les enfants, les jeunes et les adultes dans un climat social favorable à la reproduction des familles à orientation positionnelle. Les principaux vecteurs de cette reproduction sont l’éducation et l’activité professionnelle. Le rôle de l’éducation est, d’une part, de favoriser l’appropriation du code élaboré sur un mode de contrôle positionnel, et, d’autre part, de préparer les jeunes à adhérer aux normes, valeurs et critères de réussite de l’idéologie dominante : se socialiser et se réaliser par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation. Le système éducatif habitue les jeunes à rentrer en compétition pour obtenir des gratifications (meilleures notes, première place et diplômes prestigieux) et éviter des punitions. Ainsi, ils apprennent, dès le plus jeune âge, à rentrer en compétition les uns avec les autres pour gravir l’échelle hiérarchique. En recrutant des étudiants qui ont préparé une école de commerce, de gestion ou d’ingénieur et, à la rigueur, des études de physiques, de mathématiques ou de droit, les entreprises favorisent ceux qui pratiquent l’orientation positionnelle. Ces formations forment des cadres obéissants et prévisibles capables de servir les intérêts des entreprises sans trop se poser de question sur les finalités et les conséquences de leur investissement professionnel. À l’inverse, les entreprises offrent peu de débouchés à ceux qui ont suivi des études en lettre, en philosophie ou en sciences humaines. En s’accompagnant d’une augmentation considérable des frais d’inscriptions (10 000 $ par an), la privatisation des universités motive les étudiants américains à favoriser les études directement opérationnelles d’un point de vue professionnel au détriment des études en sciences humaines. Non seulement les études en sciences humaines ne conduisent pas forcément à un emploi valorisant et gratifiant, mais surtout, la rémunération d’un professeur de philosophie n’est pas suffisante pour rembourser le crédit que l’étudiant doit souscrire pour financer ses études. Étant par nature hiérarchique, l’activité professionnelle contribue à structurer le mode relationnel de l’individu sur un mode positionnel. Comme la majorité des emplois nécessite l’utilisation du code restreint et exige le respect de la hiérarchie, la pratique quotidienne d’une activité professionnelle habitue le salarié à utiliser un code de langage restreint et à intérioriser le mode d’orientation positionnelle. C’est ainsi que l’éducation et l’entreprise habituent l’enfant et le salarié à croire en la Religion économique et à accepter docilement la légitimité de l’autorité de l’élite économique.

Jean-Christophe Giuliani

 


[1] Orieux Jean, Talleyrand ou le sphinx incompris, Paris, Flammarion, 1970, page 203.

[2] Bernstein Basil, Langage et classes sociales : codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Les éditions de Minuit, 1975

[3] Ibid, page 209.

[4] Ibid, page 210.

Une réflexion sur « Mode positionnel ou mode personnel : un choix de société »

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