Satisfaire nos besoins essentiels dans le cadre d’un modèle économique durable

Comme le faisait déjà remarquer Karl Marx au milieu du 19e siècle, « […] la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de « faire l’histoire ». Or, pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir et maintes choses encore. Le premier acte historique, c’est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est là un acte historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui tout comme il y a des milliers d’années, remplir jour par jour, heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie. »

Pendant des milliers d’années, le sens de la vie a été dicté par la lutte pour la subsistance. Poussé par la faim, l’espèce humaine a consacré son temps et son énergie à chasser, à cueillir, à cultiver et à travailler pour satisfaire ses besoins physiologiques et de sécurité. Pour ne pas être contraint de consacrer tout son temps aux activités destinées à la subsistance, l’Homme a utilisé son intelligence et sa créativité pour inventer et améliorer ses outils et ses techniques de chasse et de production agricole. À partir du 19e siècle, les gains de productivité générés par le progrès technique et l’organisation du travail ont permis de réduire considérablement les effectifs et le temps de travail destiné à la production des subsistances. Tandis qu’en 1968, un agriculteur français pouvait nourrir 15 personnes, en 2008, il en nourrissait 60. Les gains de productivité réalisés dans l’agriculture concernent également l’industrie, le commerce, l’administration et les services. La performance de l’outil de production peut désormais servir à produire toujours plus de biens et de services marchands et donc, à générer toujours plus de profits ou à assurer une qualité de vie objective à l’ensemble de la population.

L’objectif du modèle économique durable est d’accompagner le processus d’émancipation de l’homme en garantissant, pour chaque individu, la satisfaction des besoins essentiels et d’un minimum de conforts matériels. Les moyens destinés à satisfaire ces besoins étant limités, ce modèle économique ne cherchera pas à augmenter la croissance du PIB, mais à atteindre un « état stationnaire ». Pour cela, je commencerai par déterminer le montant du PIB par habitant qui permettra d’accéder à un niveau de qualité de vie objectif. Ce montant servira de repère pour calculer celui de « l’état stationnaire » du PIB.

Étant le moteur de la croissance du PIB, la consommation ostentatoire des ménages est la cause principale de l’épuisement des ressources, de la pollution et du réchauffement climatique. Afin d’accéder à « l’état stationnaire », je proposerai des solutions concrètes pour réduire l’offre marchande. L’accès à un emploi sécurisé et stable étant la condition de la satisfaction des besoins essentiels, je partagerai les emplois entre tous les membres de la population active en réduisant le temps de travail.

Étant donné que les salariés travailleront moins, ils gagneront moins. Afin de garantir la satisfaction des besoins essentiels, je déterminerai le montant d’un revenu optimal et maximum et je proposerai des solutions concrètes pour assurer le financement des caisses d’assurances maladie, de retraite et d’allocations familiales. Pour que le montant du revenu optimal soit suffisant, je proposerai un projet de loi qui permettra de réguler les prix de l’alimentation et du logement, ainsi que de tous les biens et services destinés à satisfaire les besoins essentiels. Je terminerai la présentation de ce nouveau modèle économique en présentant le contexte historique du processus de régulation et de dérégulation des prix.

Quel sera le montant du PIB dans le cadre du modèle économique durable ?

Un modèle économique peut être durable et donc, viable à long terme, si la croissance du PIB est stationnaire. Pour qu’un « état stationnaire » soit désirable, il doit sécuriser la satisfaction des besoins essentiels et procurer un niveau de qualité de vie et de bien-être objectif. Afin de modéliser ce modèle économique durable, il est donc nécessaire de commencer par déterminer le montant du PIB par habitant qui permettra de calculer le montant d’un « état stationnaire » du PIB.

  • Quel sera le montant du PIB par habitant ?

Le PIB par habitant est présenté comme un indicateur capable de mesurer l’amélioration du bien-être de la population d’un pays. Selon les économistes, la qualité de vie est censée augmenter proportionnellement à la croissance du PIB par habitant. Plus sa croissance augmente, plus le niveau de bien-être s’élève. Malgré l’évidence de cette affirmation, cela ne va pas de soi. Le graphique ci-dessous présente le lien entre la croissance du PIB par habitant et le sentiment de la satisfaction de vie en 2004.

Ce graphique fait apparaître une corrélation logarithmique (R2 = 0,52) entre le PIB par habitant et la satisfaction de la vie au quotidien. En effet, de 0 à 15 000 $ par an, la satisfaction progresse de manière objective en fonction de la croissance du PIB par habitant. Par contre, à partir de 15 000 $, étant donné qu’il n’y a plus de corrélation, le niveau de satisfaction n’apparaît plus comme objectif, mais subjectif. À partir de 15 000 $, le sentiment de bien-être diffère donc d’un individu à l’autre ou d’un pays à l’autre de manière subjective.

En 2004, le PIB par habitant de la France et du Japon étaient respectivement de 33 874 $ et 36 441 $[2]. Si le bien-être était proportionnel au PIB par habitant, les Japonais auraient dû être plus heureux que les Français. Non seulement le sentiment de bien-être des Français était supérieur à celui des Japonais, mais en plus, celui des Français et des Japonais étaient égaux, voire même inférieurs, à celui de la population du Costa Rica et de pays d’Amérique Centrale dont le PIB par habitant était inférieur à 15 000 $. De 1970 à 2013, le PIB par habitant en valeur de la France est passé de 15 197 € à 31 148 €[3]. Si le sentiment de bien-être était proportionnel à la croissance, en 2013 les Français auraient dû être 2 fois plus heureux qu’en 1970. Malgré une hausse de 105 %, les Français sont nostalgiques de la période des trente glorieuses qui était une période de plein emploi.

Ces exemples démontrent que toujours plus de croissance du PIB par habitant ne s’accompagne pas forcément de toujours plus de bien-être et de qualité de vie. À partir de ce constat, pour que le modèle économique durable procure à chacun un niveau de qualité de vie objectif, le montant du PIB par habitant des pays industrialisés doit être limité à 15 000 $ par ans.

  • Quel sera le montant du PIB dans le cadre d’un « état stationnaire » de l’économie ?

Le montant du PIB par habitant qui permet d’accéder à un niveau de qualité de vie objectif étant déterminé, il est possible de calculer le montant d’un « état stationnaire » du PIB qui permettra d’accéder à un modèle économique durable. « L’état stationnaire », qui consiste à limiter la croissance de la richesse économique à celle de la population, a été proposé en 1861 par John Stuart Mill dans ces principes d’économie politique[4]. Dans le cadre d’un « état stationnaire », ce ne sera plus la hausse de la consommation et la volonté de générer toujours plus de profits qui déterminera la croissance du PIB, mais la croissance de la population. Si la population s’accroît, le montant du PIB augmente, si elle décroît, il baisse.

La formule ci-dessous permet de calculer le montant du PIB de la France dans le cadre du modèle économique durable. Cette formule peut être appliquée à tous les pays industrialisés et en développement qui souhaiteraient mettre en œuvre ce modèle. Postulant qu’avec ce modèle économique les monnaies ne seront plus soumises à la spéculation, un euro sera égal à un dollar. Le montant du PIB par habitant qui permettra à la France d’accéder à un niveau de qualité de vie objectif est donc de 15 000 €.

– Soit, PIBhab est le PIB par habitant qui permet d’accéder à un niveau de qualité de vie objectif : 15 000 €.
– « , Pop est la Population totale de France : 65 609 235 hab en 2013[5].
– « , PIBobj est le PIB qui permet d’accéder à un niveau de qualité de vie objective.

PIBobj

En 2013, étant donné que la Pop comprenait 65 millions d’habitants, si le PIBhab était plafonné à 15 000 €, le PIBobj serait de 984 milliards €. Comme en 2013 le PIB était de 2 113 milliards €, pour accéder à un modèle économique durable, il devra décroître de 53,4 %. En 1989, la France, qui avait déjà un haut niveau de qualité de vie matérielle, avait un PIB de 1 001 milliards €. La décroissance du PIB ne provoquera donc pas le retour à la bougie. Le montant du PIB calculé, il apparaît nécessaire de proposer des solutions concrètes pour le réduire de 53,4 %.

  • Comment provoquer la décroissance du PIB ?

Le montant du PIB du modèle économique durable calculé, il apparaît pertinent de réfléchir aux moyens de le réduire de 53,4 %. En 2013, 75,2 %[6] des dépenses qui contribuent à la croissance du PIB provenaient de la consommation des ménages et des administrations publiques. En passant de 753 à 1 640 milliards € de 1989 à 2013, ces dépenses ont augmenté de 117 %. Pour les ramener au niveau de 1989, il faudra donc les réduire de 54,1 %.

De 1989 à 2013, les dépenses des administrations publiques sont passées de 209 à 508 milliards €, soit une hausse de 142 %. Les dépenses liées aux administrations publiques comprennent des dépenses individuelles et collectives[7]. En 2013, tandis que la part destinée aux dépenses individuelles représentait 64,3 %, celle destinée aux dépenses collectives représentait 35,7 %. De 1989 à 2013, ces dépenses ont respectivement augmenté de 164 % et de 111 %. Pour réduire les dépenses individuelles de 326 à 123 milliards €, soit une baisse de 52 %, l’État devra commencer par réguler les prix du logement pour supprimer les aides au logement destinées aux locataires et aux propriétaires. En ce qui concerne les dépenses de santé, l’État devra miser sur une politique de prévention : encourager la pratique sportive, supprimer le stress lié au chômage et à la peur du chômage, supprimer les produits alimentaires transformés nuisibles à la santé, limiter la puissance des antennes relais, interdire la cigarette, favoriser la pratique du développement personnel, etc. Pour réduire les dépenses collectives de 181 à 86 milliards €, soit une baisse de 58,7 %, l’État devra réduire les dépenses liées à l’économie du désastre[8] (armement et sécurité) et favoriser la pratique d’activités émancipatrices. En s’émancipant, les individus cesseront d’employer la violence et de transgresser la loi pour compenser leur frustration. En désengorgeant les tribunaux des affaires de délinquance, il sera possible de réduire le budget de la justice.

De 1989 à 2013, les dépenses de consommation des ménages sont passées de 543 à 1 132 milliards €, soit une hausse de 108 %. Si le sentiment de bien-être était proportionnel à la croissance de la consommation, en 2013, les Français auraient dû être 2,1 fois plus heureux qu’en 1989. Malgré cette hausse, ce n’est pas le cas. Même si consommer toujours plus assure la satisfaction des besoins essentiels et l’amélioration de la qualité de vie matérielle, elle ne garantit pas forcément le bien-être qui relève davantage de la satisfaction des besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation. Afin d’appréhender ce phénomène, il apparaît donc pertinent de s’intéresser aux besoins que cherche à satisfaire l’offre marchande.

En France et dans l’ensemble des pays industrialisés, à partir du moment où un individu n’est pas sans domicile fixe, il dispose d’un confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. En effet, il a, au minimum, un toit (maison ou appartement), de l’électricité, une arrivée d’eau froide et chaude, un système de chauffage, une salle de bain, un WC, un réfrigérateur, une cuisinière, une table, des chaises et un lit. Ce confort matériel, qui nous apparaît comme une évidence, ferait envie à de très riches aristocrates et bourgeois du 19e siècle. En effet, au 19e siècle, le summum du luxe pour un aristocrate anglais n’était pas de disposer de toujours plus de bijoux ou de vêtements de marque, mais d’installer de la plomberie dans sa maison. Installer des robinets, un système d’évacuation des eaux usées et une salle de bain procurait un confort matériel dont nous n’avons même plus conscience. À ce niveau de confort, il faut ajouter un canapé, un lave-linge, une voiture, un ordinateur, une télévision, un téléphone portable, etc. Étant donné que notre perception du bien-être est davantage subjective qu’objective, malgré tout le confort matériel dont nous disposons déjà, nous en désirons toujours plus. Pourquoi en désirons-nous toujours plus ?

La publicité et les médias n’incitent plus l’individu à satisfaire ses besoins essentiels et un minimum de conforts matériels, mais à consommer toujours plus de biens et de services marchands pour satisfaire ses besoins d’appartenance et d’estime. C’est à dire, exprimer son statut, affirmer sa réussite sociale et se distinguer des autres pour être admiré, envié et aimé. Afin d’appréhender les conséquences de ce phénomène psychologique, je vous invite à imaginer que nous disposions tous d’un revenu suffisant pour nous payer une Citroën C4. Notre objectif n’étant pas de nous transporter, mais de nous distinguer les uns des autres et d’affirmer notre réussite sociale, posséder une Citroën C4 perdrait toute valeur à nos yeux. En effet, si tout le monde possédait une Citroën C4, nous continuerions à réclamer une augmentation de notre pouvoir d’achat pour nous payer une Audi A4. À la fin du 19e siècle, Thorstein Veblen avait déjà constaté ce phénomène psychologique.

« En tout état de cause, le désir de richesse ne peut guère être assouvi chez quelque individu que ce soit ; quant à combler le désir moyen, le désir universel de richesse, il n’en saurait être question. On aurait beau distribuer avec largesse, égalité, « justice », jamais aucun accroissement de la richesse sociale n’approcherait du point de rassasiement tant il est vrai que le désir de tout un chacun est de l’emporter sur tous les autres par l’accumulation des biens. Si comme on l’a parfois soutenu, l’aiguillon de l’accumulation était le besoin de moyen de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l’industrie satisfassent peu ou prou les besoins économiques collectifs ; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, à la comparaison provocante, il n’est pas d’aboutissement possible. »[9]

La comparaison sociale étant l’une des principales motivations de l’activité humaine, l’égalité des conditions matérielles ne permettra jamais de combler le besoin de se distinguer les uns des autres. Étant donné que l’offre destinée à satisfaire le besoin d’estime est illimitée et que le sentiment de bien-être est lié à une logique de comparaison sociale, pour accéder à un niveau de qualité de vie acceptable, l’individu revendique une augmentation illimitée de son pouvoir d’achat. Quel que soit le montant de son revenu ou de sa fortune, il imagine que s’il gagnait plus, il serait plus admiré, plus aimé et plus respecté par autrui et donc, qu’il serait plus heureux. Tant que l’offre sera illimitée, qu’il soit smicard ou millionnaire, l’individu ne sera jamais satisfait de son sort. Étant donné qu’il sera toujours confronté à une personne qui gagnera plus que lui, celui qui perçoit un revenu de 50 000 €, de 200 000 €, voire de 1 000 000 € par mois sera toujours frustré par ceux qui auront les moyens de se payer une voiture, une maison, un yacht, etc., plus puissant, plus grand et plus moderne que le sien.

Le sentiment de bien-être étant étroitement lié à la comparaison sociale, tant que l’individu sera dépendant de la consommation ostentatoire pour satisfaire son besoin d’estime, il n’adhérera pas volontairement à un mode de vie plus sobre. Mais surtout, un PIB par habitant de 15 000 € ne sera jamais suffisant. Le besoin d’être aimé, reconnu, admiré et envié étant inhérent à la nature humaine, pour rendre désirable un modèle économique durable, il apparaît donc nécessaire de limiter l’offre marchande, mais surtout, de proposer aux cadres et aux classes moyennes les moyens de satisfaire leurs besoins d’appartenance et d’estime autrement que par la consommation.

Jean-Christophe Giuliani

 

Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.

Pour accéder aux pages suivantes :

– Comment limiter l’offre marchande ?


[1] Gadrey Jean, « croissance, bien-être et développement durable », Alternative économique, numéro 266, février 2008, page 68.

[2] Banque mondial, (consulté le 1 novembre 2015), PIB par habitant ($ US courants), [En ligne]. Adresse URL : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.PCAP.CD?page=2

[3] Insee, 1.115 Produit intérieur brut et revenu national brut par habitant, comptes nationaux, base 2010.

[4] Mill, John Stuart, Principes d’économie politique, avec quelques-unes de leurs applications à l’économie sociale, Paris, Guillaumin et Cie librairies, 1861, page 256.

[5] Insee, 1.115 Produit intérieur brut et revenu national brut par habitant, comptes nationaux, base 2010

[6] Insee, 1.101 Le produit intérieur brut et ses composantes à prix courants, comptes nationaux, base 2010.

[7] Les dépenses individuelles recouvrent celles dont le consommateur effectif est identifiable et dont le bénéfice ultime revient aux ménages : l’éducation et la santé pour l’essentiel, mais aussi la culture, l’aides au logement, etc. Les dépenses collectives, qui ne peuvent pas être attribuer aux bénéfices de ménages identifiés, correspondent aux dépenses allouées aux fonctions régaliennes de l’Etat : justice, défense, police, etc.

[8] Klein Naomi, La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme de désastre, Montréal, Leméac éditeur et, Arles, Actes sud, 2008

[9]Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 23.

Une réflexion sur « Satisfaire nos besoins essentiels dans le cadre d’un modèle économique durable »

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