Temps social et dynamique des temps sociaux

Auteur : Jean-Christophe Giuliani

Regarder le monde à partir du rapport au temps

Le temps abstrait de l’horloge et du calendrier permet d’organiser et de planifier le rythme des activités individuelles et collectives sur la journée, la semaine, le mois et l’année. En reliant les agents à l’intérieur de l’espace-temps et de l’espace social, ces outils apparaissent comme de puissants instruments de contrôle et de pouvoir.

Dans l’essai « Temps et ordre social », en montrant comment les temps sociaux hiérarchisent l’importance accordée à certaines activités, valeurs, modes de production et catégories sociales, Roger Sue[1] fait apparaître le rapport au temps comme une grille de lecture incontournable pour appréhender la dynamique des changements sociaux. Puisqu’une société se caractérise par un certain agencement du rapport au temps, sa modification apparaît comme le signe d’une transformation sociale. Avant d’interroger les moyens de provoquer un changement de société, je propose donc de définir les caractéristiques d’un temps social dominant et de la dynamique des temps sociaux.

Les caractéristiques d’un temps social dominant.

Le temps est un principe supérieur d’organisation de la société. Avec les temps sociaux, qui sont de grands « blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière »[2], le temps n’apparaît plus comme un simple repère chronologique, mais comme le reflet d’une société donnée. Ces grands blocs de temps sont le temps social religieux, le temps social du travail, le temps social de la famille, le temps social de l’éducation et le temps social du temps libre. Étant de grandes amplitudes, ces blocs de temps permettent de désigner et de distinguer les rythmes temporels prépondérants et les principales activités sociales d’une société donnée.

Auteur : Jean-Christophe Giuliani

Bien que réductrice, les temps sociaux offrent une structure simplifiée et condensée de la réalité sociale. En révélant les activités sociales particulièrement importantes, significatives et sacrées, les temps sociaux nous renseignent sur le système de valeur d’une société. L’imbrication de ces activités permet de saisir le rapport hiérarchique qu’elles tissent les unes avec les autres. En organisant la société et en structurant le rapport hiérarchique entre les activités, les temps sociaux contribuent à la formation d’un ordre social. Puisque toutes les sociétés se caractérisent par un certain agencement du rapport au temps, la modification de cet agencement est le signe d’une profonde mutation sociale. Cette transformation intervient lorsque, d’une part, un nouveau temps social prend une réelle importance : le temps social de l’éducation et du temps libre au XXe siècle, et, d’autre part, un temps social dominant est remplacé par un autre : le temps social de travail détrône celui de la religion au XVIIIe siècle. L’étude des temps sociaux fait apparaître un temps social dominant particulièrement important et significatif. Roger Sue caractérise un temps social dominant[3] à partir de cinq critères : le quantitatif, la valeur qualitative, le mode de production, la catégorie sociale et la représentation sociale.

  • Première critère : La quantification.

Le premier critère est quantitatif. La quantification du rapport au temps consiste à mesurer, à calculer, à quantifier et à comparer la durée objective des différents blocs de temps sociaux. Un temps social est dominant lorsque la durée consacrée à une activité particulière est objectivement la plus importante. Puisque le temps consacré à une activité ne peut être alloué à une autre, un temps social dominant renforce son emprise en s’appropriant le temps des autres temps sociaux. La quantification peut calculer les heures allouées aux tâches et aux activités sur la journée, la semaine, le mois, l’année, ainsi que sur les 42 années de vie active et les 82,5 années d’espérance de vie. Les enquêtes sur le « budget temps » de l’Insee[4] quantifient, comparent et suivent l’évolution des grands blocs de temps alloués au travail, à la famille, aux loisirs et au temps libre.

En 2017, tandis qu’un salarié, qui travaille 35 heures, consacre 37,4 % de sa vie active éveillée à travailler, il y consacre 19 % de son espérance de vie éveillée.

Bien que le temps social du travail soit déclinant sur l’espérance de vie, il est toujours dominant sur la durée de vie active. Tandis que les calculs effectués sur l’espérance de vie montrent l’indice d’une transformation de la structure des temps sociaux, ceux effectués sur la vie active expliquent la stagnation sociale et les crises.

La quantification peut également calculer les jours alloués aux tâches et aux activités sur l’année. Au début du XVIIIe siècle, en comptant les 52 dimanches, les 26 demi-journées du samedi, les 45 jours de fête religieuse[5], les 60 jours de certaines corporations[6], les vigiles et veilles de fêtes et le carnaval, en fonction des régions, des corporations et des diocèses, les journées chômées pouvaient varier autour de 183 jours par an. Sous l’ancien régime, comme les ouvriers travaillaient 182 jours par an, soit 49,9 % de l’année, le temps social du travail n’était pas dominant. Le 10 septembre 1791, au nom de la liberté, l’Assemblée nationale girondine décréta qu’il n’y avait plus que 9 jours de fêtes annuelles[7] : 4 jours de fêtes civiles, 4 jours de fête militaires et la grande fête nationale du 14 juillet. Au début du XIXe siècle, comme les ouvriers travaillaient 356 jours par an, soit 97,5 % de l’année, le temps social du travail était dominant, voire hégémonique. Bien que la quantification du rapport au temps soit un indicateur objectif, pour définir un temps social dominant, il est nécessaire de le combiner à d’autres critères.

  • Second critère : Le système de valeur dominant.

Le second critère est qualitatif. En conférant une certaine qualité au temps, le temps social dominant, d’une part, révèle le système de valeurs d’une société donnée, et, d’autre part, désigne une activité sociale importante, sérieuse, essentielle, significative et sacrée. En révélant le système de valeurs et en désignant l’activité importante, le temps social dominant intervient comme un principe supérieur qui dicte la conduite des pratiques et donne un sens à la vie. Un système de valeurs peut être considéré comme dominant lorsqu’il hiérarchise l’importance accordée aux temps sociaux (religieux, travail, famille, éducation et temps libre).

Tandis que le temps social dominant hiérarchise les différents temps sociaux, la valeur dominante hiérarchise le système de valeurs. Au Moyen-Âge, le temps social religieux étant dominant, le système de valeurs religieux était dominant : aimer Dieu et son prochain, croire en la résurrection, obéir aux commandements de Dieu, etc. En hiérarchisant l’importance accordée à la pratique de certaines activités, ce système de valeurs dictait les conduites et donnait un sens à la vie des chrétiens.

  • Troisième critère : Le mode de production dominant.

Le troisième critère s’applique au mode de production. Un mode de production peut être considéré comme dominant, lorsqu’il s’effectue à l’intérieur du temps social dominant d’une société donnée. Avant de le désigner, il est nécessaire de définir la notion de mode de production. Que ce soit la production agricole ou industrielle, la performance d’un artiste ou d’un sportif, les messes ou les prières, les loisirs, le bénévolat, les tâches domestiques, les guerres, la vie associative, etc., toutes les actions et activités produites dans l’espace social contribuent à la production de la société. Puisqu’aucune société ne peut prendre en compte la totalité des actions qui la produit, pour structurer son ordre social, elle distingue les activités qu’elle valorise et celles auxquelles elle n’accorde aucun intérêt. Le temps social et le système de valeur dominant hiérarchisent l’intérêt et la valeur accordés à certaines productions. Comme le faisait remarquer Karl Marx :

« La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire. Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. Disons plutôt qu’il s’agit déjà, chez ces individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un de ces modes de vie de ces mêmes individus. Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils le produisent. Ainsi, ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production. »[8]

Le mode de production dominant ne vise pas à produire les moyens de subsistance, mais à produire un certain type d’homme, de valeur et de société, qui sont compatibles avec les conditions matérielles d’un mode de vie particulier et d’un modèle de société donné. Ce mode de production, d’une part, désigne les activités importantes et significatives, qui lui semble particulièrement productrice d’elle-même, tel que le travail, et, d’autre part, accorde peu, voire aucune importance aux activités, qu’elle ne reconnait pas pour la représenter, tels que les loisirs. Étant considérée comme peu productive ou ayant peu de valeur, la production amateur, au sens d’aimer faire, est ignorée, voire dénigrée au profit de la professionnelle. Étant rémunérée, la production de l’aide-ménagère est davantage reconnue que celle de la femme au foyer.

Les croyances, valeurs, normes et activités, qui structurent et régissent l’ordre social, s’expriment à l’intérieur du mode de production lié au temps social dominant. Au Moyen-Âge, comme le temps social religieux était dominant, le mode de production dominant de l’Église était « l’économie du salut ». « L’économie du salut » désignait et valorisait les pratiques religieuses qui incarnaient, structuraient et régissaient le principe d’économie générale de l’espace social. Bien que le mode de production religieux fût symbolique et représentât une part infime de la production sociale, « l’économie du salut » régulait la production matérielle du temps social du travail, qui lui était subordonné. « L’économie du salut » explique en partie la lenteur et la faiblesse du développement économique au Moyen-Âge.

La modification du rapport au temps, qui détermine le temps social dominant, contribue à changer le mode de production dominant. En passant de 180 à 9, la réduction du nombre de jours chômés provoqua le déclin du temps social religieux au profit du temps social du travail. En provoquant l’effondrement de « l’économie du salut », cette modification imposa la domination de la valeur et du mode de production du travail sur l’espace social. Bien qu’elle ne représente qu’une infime partie de la production sociale, le temps social du travail est tellement dominant, que la notion même de production se confond avec la production du travail.

  • Quatrième critère : La catégorie sociale dominante.

Le quatrième critère correspond à la catégorie sociale dominante. Toutes les sociétés se caractérisent par un système hiérarchique dominé par une caste, un ordre, une classe, une élite ou une catégorie sociale identifiée (clergé, noblesse, bourgeoisie, oligarchie, etc.) associée à un régime politique (théocratique, aristocratique, ploutocratique[9], bureaucratique, etc.), qui donne une image plus ou moins fidèle de l’ordre social. La légitimité de l’autorité d’une catégorie sociale dominante peut reposer sur des liens de parentés et de mariage, la naissance et un titre de noblesse, des intérêts économiques et financiers, une origine sociale, une éducation, une culture commune, etc.

Ces liens assurent et renforcent une unité de pensée, une cohésion de groupe, une communauté d’intérêts et les caractéristiques d’une classe sociale. En s’associant, les élites forment une unité de pouvoir et une communauté d’intérêts qui dominent la société et maintiennent le statu quo. Étant minoritaire, la catégorie sociale dominante ne peut pas se maintenir au pouvoir en usant exclusivement de la force. Elle légitime son autorité et impose son ordre social en contrôlant, en organisant, en planifiant et en structurant le rythme de la vie en société et le rapport au temps de l’espace social. En organisant le rythme de la société (cloche, horloge et calendrier) autour des activités qui servent ses intérêts (rituels, offices, fêtes religieuses, travail, consommation, etc.), la catégorie dominante impose son temps social, son système de valeurs et son mode de production aux autres catégories sociales.

La catégorie sociale dominante est composée d’une minorité de personnes ou de groupes, qui occupent des positions d’autorité et détiennent un réel pouvoir sur la société. Elle comprend un noyau dirigeant, composé d’un nombre restreint de personnes ou de familles, qui jouissent d’un plus grand pouvoir que les autres au sein de l’élite (Pape, Roi, Empereur, grand bourgeois d’affaires, hyper riche, etc.). Le leadership de la super élite de l’élite donne à la catégorie dominante plus de force et d’efficacité. Elle contribue à l’action historique en exprimant des idées, en prenant des décisions et en exerçant ou en influençant le pouvoir. Ces décisions sont en mesure de provoquer, d’influencer, d’accélérer ou de freiner des changements économiques, politiques et sociaux plus ou moins radicaux. En étudiant les intérêts et les idées, qui l’animent, il apparait possible de comprendre le passé et d’appréhender l’avenir.

La catégorie sociale dominante renforce la légitimité de son autorité en servant de référence aux autres catégories sociales et en déterminant le rang et la place qu’un individu occupe dans la hiérarchie de l’ordre social dominant. Le temps social du travail étant dominant, la hiérarchie sociale des pays industrialisés est issue de la position occupée dans la division sociale du travail et l’échelle des salaires. La distribution des salaires par décile et centile permet de désigner la catégorie sociale dominante et de structurer la hiérarchie sociale avec objectivité.

En 2017, le montant du salaire net mensuel de 99 % des salariés est compris entre le 1er décile (inférieur ou égal à 1 274 €) et le centile C99 (entre 4 734 € et 8 676 €)[10]. Bien que les salariés issus des C99 dominent la classe populaire et la classe moyenne, la catégorie dominante est issue des 1 % restant. Les C100 comprennent les 163 000 salariés du privé les mieux rémunérés, qui gagnent entre 8 680 € et au minimum 280 580 €[11] par mois. Tandis que 145 630 salariés, soit 0,89 %, gagnent entre 8 680 € et 22 859 €, les 17 370 salariés, soit les 0,11 % restant se répartissent ainsi : 16 270 gagnent entre 22 860 € et 89 529 €, 1 000 entre 89 530 € et 280 579 € et les 100 derniers gagnent au minimum 280 580 €. Les 100 derniers, qui comprennent des PDG de multinationales, de banques d’affaires (Goldman Sachs, JP Morgan Chase, BNP Paribas, etc.), de fonds de pensions et de fonds d’investissement (BlackRock, Vanguard Group, etc.)[12], etc., correspondent à l’élite réellement dominante. Leurs décisions influencent, provoquent, accélèrent ou freinent des changements économiques et sociaux majeurs plus ou moins radicaux. En choisissant de construire, de racheter, de délocaliser ou de fermer une usine, ces dirigeants influencent le développement ou l’effondrement économique d’un territoire ou d’un pays.

Une catégorie sociale, qui souhaiterait imposer son système de valeur et son mode de production sans contrôler le rapport au temps, aurait beaucoup de difficulté à se maintenir au pouvoir. Une catégorie sociale est considérée comme déclinante, lorsque son temps social, son système de valeurs et son mode de production ne conviennent plus pour décrire la réalité sociale. En provoquant le déclin des valeurs et du mode de production, l’effondrement d’un temps social dominant entraîne avec lui le déclin de la catégorie sociale qui lui est associée. Le pouvoir étant détenu par celui qui contrôle le temps, la lutte pour son appropriation apparaît donc comme un enjeu de transformation sociale majeure. Lorsque le temps échappe à la catégorie déclinante, il apparaît nécessaire de chercher dans les catégories émergentes, la nouvelle catégorie dominante et donc, l’ordre social à venir. En perdant le contrôle du temps, du système de valeurs et du mode de production, l’ordre théocratique s’est effondré au profit de l’ordre ploutocratique.

  • Cinquième critère : La représentation sociale.

Le cinquième critère d’un temps social dominant est celui de la représentation sociale. Pour qu’un temps social soit considéré comme dominant, il doit être reconnu comme tel par la représentation sociale. Autrement dit, il doit faire l’objet d’un consensus social, qui déterminera le temps social dominant qui structurera et organisera les autres temps sociaux. Concernant l’appréciation d’un temps social, d’un système de valeur ou d’un mode de production dominant, un décalage ou un désaccord peut apparaître entre la représentation collective et le discours social des politiques et du système médiatique. Un temps social peut être vécu et reconnu comme dominant ou déclinant par la représentation collective sans apparaître comme tel dans le discours social. En monopolisant le discours social autour de la valeur du « travail », les politiques et le système médiatique masquent le fait que 93 % des sondés accordent une préoccupation importante à l’équilibre des temps de vie professionnelle, familiale et personnelle[13]. En se creusant, l’écart entre les aspirations de la représentation collective et le discours social provoque des crises plus ou moins manifestes. Pour qu’une société se réconcilie avec elle-même, il est nécessaire d’aboutir à un consensus concernant le temps social, le système de valeurs et le mode de production dominant.

Il est important de distinguer le temps social objectivement dominant de la catégorie sociale émergente, du temps déclinant de celle qui se croit encore dominante. En effet, pour conserver le pouvoir, une catégorie déclinante peut instrumentaliser le discours social pour affirmer que son temps social est toujours dominant. Lorsque le temps social de la catégorie émergente s’accroît au détriment de la déclinante, la société est en crise. La crise se renforce lorsque la catégorie déclinante nie et minimise dans son discours social l’importance du temps social de l’émergente qui est majoritairement reconnu par la représentation collective. Tant que la catégorie émergente ne remplacera pas la déclinante, la société sera en crise. Au début du XXIe siècle, bien que le temps social du travail décline en faveur de celui du temps libre, dans son discours social, l’élite économique ou, plus précisément, l’ordre ploutocratique continue de propager l’illusion que la valeur du « travail » est toujours la valeur dominante de la société.

Puisque celui qui contrôle le temps impose ses valeurs, son mode de production et sa catégorie sociale dominante, la modification du rapport au temps offre une grille de lecture incontournable pour appréhender la dynamique des changements sociaux.

La dynamique des temps sociaux.

Un temps social est considéré comme dominant lorsqu’il est objectivement dominant, que son système de valeurs, son mode de production et sa catégorie sociale sont dominants et qu’il est considéré comme dominant par la représentation sociale. L’hégémonie ou le déclin d’un temps social dominant étant étroitement lié à la modification du rapport au temps, il apparaît nécessaire d’étudier son évolution. Étudier l’évolution de ces grands blocs de temps est un moyen particulièrement approprié pour identifier, observer et étudier la dynamique d’un changement social. Puisque toutes les sociétés se caractérisent par un certain agencement de ces grands blocs de temps, une modification significative et radicale du rapport au temps apparaît comme le signe qu’une société change de « temps », où que des « temps nouveaux » apparaissent. En montrant l’instant du basculement, qui provoque le passage d’un modèle de société, voire d’un modèle de civilisation à un autre, les cinq phases[14] de la dynamique des temps sociaux de Roger Sue apparaissent comme une clé de lecture incontournable pour étudier l’évolution d’une société ou le déclin d’un cycle historique au profit d’un nouveau.

Lors de la phase initiale, le temps social dominant est à son apogée. Puisqu’il est proche du monopole, les autres temps sociaux sont invisibles, inexistants et bénéficient de très peu de reconnaissance sociale. Au début du XIXe siècle, comme les ouvriers consacraient 97,5 % des journées annuelles à travailler, le temps social du travail était à son apogée.

Lors de la seconde phase, de nouveaux temps sociaux émergent sous une forme mosaïque et résiduelle. Ne disposant d’aucune autonomie, ils dépendent du temps dominant. Au milieu du XIXsiècle, bien qu’ils soient dépendants du temps social du travail, ceux de l’éducation et de la famille commencent à émerger pour les membres de la classe ouvrière.

Lors de la troisième phase, un temps social émergent commence à prendre de l’ampleur. Étant compartimenté et éclaté, il ne constitue pas encore une alternative au temps social dominant. Bien que le temps social dominant amorce un déclin, son mode de production et son système de valeurs restent dominants. Des tensions apparaissent lorsque le mode de production, le système de valeurs et la catégorie sociale du temps social émergent entrent en compétition avec ceux du déclinant. Ces tensions se manifestent sous la forme de « pressions temporelles ». Étant de plus en plus vécu comme une contrainte, le manque de temps apparaît comme un problème. Le manque de temps et l’impression qu’il « manque du temps au temps » apparaissent comme les symptômes que la catégorie sociale émergente est contrainte de coexister et de partager son temps avec la déclinante. Ces indices sont les symptômes d’un nouveau rapport au temps et de l’ascension progressive d’un temps social au détriment d’un déclinant.

Lors de la quatrième phase, malgré leur hétérogénéité, des temps sociaux s’agrègent entre eux pour former un bloc de temps unifié face au temps social dominant. Étant de plus en plus autonome, ce bloc de temps influence le mode de production et la catégorie sociale déclinante qui en est dépendante. Bien que la catégorie déclinante ait encore l’illusion d’être dominante, en réalité, c’est l’émergente qui est désormais dominante. Même si les individus ne s’en sont pas encore aperçus, puisqu’ils ont changé de temps social dominant, la société s’est transformée, elle a changé de temps. C’est un moment fragile de l’Histoire où quelque chose est en train de naître, mais qui n’est pas encore là. Ce « temps » où tout bascule est celui des « malaises temporels », de tensions et de crises (économique, politique, sociale et culturelle) de plus en plus aiguës. La société est malade, « l’homme est malade du temps »[15] et de son rapport au temps. Si cette mutation sociale, qui s’est déjà en partie produite dans le temps vécu, n’est pas reconnue par la catégorie déclinante, la crise s’amplifie et s’enracine dans le temps. L’intensification des tensions et des conflits est le symptôme, d’une part, que la catégorie déclinante ne le reconnaît pas dans son discours social, et, d’autre part, qu’elle ne souhaite pas laisser la place à l’émergente, qui est désormais dominante dans la représentation collective. Ce n’est donc pas uniquement une crise économique et sociale, mais une crise du rapport au temps que la France subit depuis 1973.

Lors de la cinquième phase, le temps social objectivement dominant est officiellement reconnu par la représentation sociale. En se recomposant institutionnellement autour d’un nouveau temps social dominant, la société sort enfin de la crise en se réconciliant avec elle-même et son nouvel ordre social. La représentation collective et le discours social forment désormais un consensus sur le temps social, le système de valeurs, le mode de production et la catégorie sociale dominante. Le cycle historique étant bouclé, on en revient à la phase initiale. En amorçant un nouveau cycle, le retour à la phase initiale préfigure une nouvelle période historique autour du nouveau temps social dominant. La Révolution française apparaît comme l’aboutissement d’un cycle historique et l’amorce d’un nouveau. En passant de 182 à 356 jours de travail par an, le temps social du travail devint dominant. En devenant hégémonique, il boucla le cycle historique du temps social religieux et en amorça un nouveau totalement dominé par le temps social du travail et le champ économique.

Puisqu’il ne peut y avoir d’actions, de relations et de discussions en dehors du temps, il apparaît pertinent d’étudier l’existence d’une corrélation entre un temps et un champ.

Jean-Christophe Giuliani

 

Pour accéder aux pages suivantes :

– Les enjeux du temps et de l’emploi du temps

– Le déclin de la monarchie au profit de la bourgeoisie

 

 

 

[1] Sue Roger, Temps et ordre social, Paris, PUF, 1994.

[2] Ibid, page 29.

[3] Ibid, page 126.

[4] Brousse Cécile, (2015). Travail professionnel, tâches domestiques, temps « libre » : quelques déterminants sociaux de la vie quotidienne. Économie et Statistique, n° 478-479-480, 2015, page 122.

[5] Cacérès Bénigno, Loisir et travail : du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1973, page 94.

[6] Ibid, page 92.

[7] Cacérès Bénigno, Loisir et travail : du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1973, page 135. Assemblée nationale, archives parlementaires, 10 septembre 1791.

[8] Marx Karl, L’Idéologie allemande, 1845-1846, trad. Maximilien Rubel, Louis Évrard et Louis Janover, in Marx, Philosophie, Folio essais, Éditions Gallimard, 1982, page 306.

[9] Le ploutocrate du grec ploutos (dieu de la richesse) et kratos (pouvoir) correspond à celui qui détient son pouvoir de la richesse. La richesse le rend puissant et influent sur le plan politique.

[10] Insee, Salaires dans le secteur privé, (IP1798_donneescomplementaires), Figure complémentaire 2 – Distribution des salaires mensuels nets en équivalent temps plein (EQTP) en 2017 et évolution entre 2016 et 2017 en euros constants, [En ligne] (consulté le 19 septembre 2024), https://www.insee.fr/fr/statistiques/4478921#graphique-figure2.

[11] Berger Emmanuel, Bonnet Odran (2020), Les hauts salaires dans le secteur privé, Insee Première n°1800, [En ligne] (consulté le 21 octobre 2020), https://www.insee.fr/fr/statistiques/4497240

[12] Boursorama, Les 500 plus gros gestionnaires au monde géraient 131 700 Md$ en 2021, [En ligne] (consulté le 15 décembre 2022), https://www.boursorama.com/bourse/actualites/les-500-plus-gros-gestionnaires-au-monde-geraient-131-700md-en-2021-c6292c1adcccea1551eac496b23b99bc

[13] L’express.fr, Travail ou vie privée ? sept salariés sur dix mènent une course contre le temps, [En ligne] (consulté le 15 avril 2018), https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/travail-ou-vie-privee-sept-salaries-sur-dix-menent-une-course-contre-le-temps_1685435.html

[14] Sue Roger, Op Cite, page 137.

[15] Reinberg Alain, L’homme malade du temps, Paris, Stock, 1979.

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