« Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la nécessité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine, avait disparu. Si la machine était délibérément employée dans ce but, la faim, le surmenage, la malpropreté, l’ignorance et la maladie pourraient être éliminées après quelques générations. En effet, alors qu’elle n’était pas employée dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il était parfois impossible de distribuer, éleva réellement de beaucoup, par une sorte de processus automatique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une période d’environ cinquante ans, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Mais il était aussi évident qu’un accroissement général de la richesse menaçait d’amener la destruction, était vraiment, en un sens, la destruction, d’une société hiérarchisée. Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vivrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction. […] Si tous, en effet, jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’êtres humains qui est normalement abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et apprendre à réfléchir par elle-même, elle s’apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance. » George Orwell [1]
Le mode de vie occidental est souvent présenté par les économistes et les ultras-libéraux comme l’idéal à atteindre. Malgré ce constat optimiste, durant la période d’expansion économique du début des années 70, une partie de la population n’adhérait plus à la valeur du travail et de la consommation. Les travaux de recherche de Jean Rousselet ont fait apparaître qu’après avoir satisfait leurs besoins essentiels, assuré leur confort matériel et stabilisé leur situation sociale, les jeunes, l’ensemble des salariés et des cadres des pays industrialisés vivaient une révolution silencieuse du temps qui affectait profondément leurs relations à l’activité professionnelle et à la consommation.
« Les jeunes ne sont pas seuls à témoigner d’une telle désaffection pour l’activité de travail. Beaucoup d’adultes, de travailleurs déjà insérés dans la vie active ressentent ou affichent le même mépris des tâches et des responsabilités qui sont exigées d’eux. Chez certains, cet état d’esprit ne fait que prolonger un état d’esprit développé pendant la jeunesse. L’expérience vient le renforcer en permettant de vérifier sur le terrain le pessimisme des jugements préalables et surtout en dévalorisant tout ce qui avait pu contribuer à embellir la perspective de la future existence professionnelle d’attraits étrangers à son aspect purement travail [2]. » « Il n’est pas sans intérêt d’apprendre ainsi que si pour 98 % des jeunes l’activité laborieuse a aujourd’hui complètement perdu son sens de devoir ou d’obligation morale, il en va de même pour 95 % des adultes. Pour cette écrasante majorité, elle n’est plus et dans un ordre décroissant, qu’un moyen de gagner sa vie, un échange de temps contre de l’argent, une contrainte sociale et pour quelques-uns même le seul moyen de lutter contre l’ennuie. »[3]
Le travail, considéré comme un devoir moral et le support de la construction identitaire, n’était plus perçu par les salariés comme un pôle de référence et une activité émancipatrice. Ayant compris que la vocation de l’entreprise n’était pas de répondre à leurs aspirations, de plus en plus de salariés et de membre des classes moyennes souhaitaient s’en désengager pour expérimenter de nouvelles activités de socialisation et d’expression. À mesure que les gains de productivité et le pouvoir d’achat s’élevaient, une proportion croissante de salariés préférait travailler moins quitte à gagner moins. Comme elles ne peuvent être satisfaites par l’argent, les revendications portant sur la durée du travail, son organisation et sa nature sont porteuses d’un radicalisme subversif. En effet, étant une valeur d’usage, le temps authentiquement libre ne produit pas et ne consomme pas de richesses marchandes. Lorsque de plus en plus d’individus découvrent que les valeurs ne sont pas toutes quantifiables, que l’argent ne peut pas tout acheter et que ce qu’il ne peut pas acheter est essentiel, voir même est l’essentiel, le système économique est remis en question dans ses fondements.
Si ces salariés avaient été autorisés à travailler moins, ils auraient disposé de suffisamment de temps libre qualitatif pour expérimenter de nouveaux modes de vie et pratiquer de nouvelles activités de socialisation et d’expression qui leur auraient permis d’émanciper leurs facultés, de se réaliser et de concevoir autrement leurs propres existences. En travaillant moins, ils auraient échappé à l’emprise de l’activité professionnelle et découvert que gagner et consommer toujours plus ne signifie pas nécessairement vivre mieux. Mais surtout, ils auraient pris conscience que les revendications portant sur la limitation de la production aux besoins essentiels et sur la réduction radicale du temps de travail étaient bien plus porteuses de sens, d’émancipation et de progrès social que les revendications portant sur l’augmentation du pouvoir d’achat.
Au début du 21e siècle, ce constat est le même et ces aspirations sont plus que présentes. En décembre 2006, un article de « Psychologie Magazine »[4] invitait ses lecteurs à réfléchir sur ce qui est vraiment important dans la vie.
« Parce que nos ressources intérieures ne sont pas infinies, parce que celles de la planète ne sont pas éternelles, il nous faut apprendre à faire des pauses. Arrêter d’agir, de consommer, de chercher à remplir nos vi(d)es pour s’interroger : “au fond, qu’est-ce qui et vraiment important pour moi aujourd’hui ?” »
En posant à 2 100 internautes la question « Dans votre vie, qu’est-ce qui vous manque le plus ? », ce magazine fait apparaître que 25% des sondés déclaraient manquer de temps. Ce sondage faisait également apparaître que 29% des sondés aspiraient à plus de dialogues, 23% à plus de loisirs, 13% à plus d’espaces et 10% à plus de réflexions. Qu’ils en soient conscients ou non, le lien entre ces aspirations est le temps. En effet, il faut disposer de temps libre qualitatif pour installer un dialogue de qualité, pratiquer une activité, approfondir sa réflexion, etc. Sans le dire ouvertement, cet article fait apparaître que la principale préoccupation de ces internautes et des lecteurs de « Psychologie Magazine » est de disposer de plus de temps libre qualitatif.
Cet article fait également apparaître que toujours plus d’activités professionnelles, d’informations et de consommations ne procurent plus de bien-être et de bonheur. En dépit de revenus et de statuts sociaux attractifs, les cadres et les classes moyennes considèrent que l’activité professionnelle et la consommation ne sont plus capables de répondre à leurs attentes et à leurs aspirations. Ils sont de plus en plus nombreux à ne plus avoir la naïveté de croire que l’entreprise est un espace d’émancipation. Ayant pris conscience que l’activité professionnelle génère plus de stress et de rapport de force que de bien-être, les cadres s’impliquent juste ce qu’il faut [5] pour obtenir leur rémunération.
Ces choix de vie qui remettent profondément en question l’activité professionnelle et la consommation comme source de socialisation et d’épanouissement menacent l’autorité de l’élite économique et la légitimité des hiérarchies sociales. Afin de motiver ou de contraindre les cadres et les classes moyennes à s’impliquer toujours plus et à adhérer activement ou passivement à la Religion du travail et à la Religion de la consommation, le management et le marketing ont mis en œuvre de multiples stratégies de manipulation. Pour qu’ils ne découvrent pas les limites de la Religion économique, il est indispensable que leurs pratiques quotidiennes et leurs esprits soient entièrement accaparés et préoccupés par la pratique d’une activité professionnelle. Pour empêcher l’autolimitation de la consommation, il était indispensable d’empêcher l’autolimitation du travail.
L’une des stratégies mises en œuvre est d’entretenir un climat de rareté artificielle autour de la satisfaction des besoins essentiels, psychologiques et de réalisation. En présentant la hiérarchie des besoins d’Abraham Maslow sous une forme pyramidale, le management et le marketing entretiennent l’illusion que les ressources destinées à satisfaire les besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation sont limitées et situées en haut de l’échelle hiérarchique.
Cette croyance motive les salariés et les consommateurs à entrer en compétition pour satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation. La hiérarchie des besoins étant linéaire, elle ne permet pas d’appréhender les phénomènes d’assouvissement/progressions [6] et de frustration/régression [7] qu’un individu peut subir au cours de sa vie. Pouvant être remise en question temporairement ou définitivement par des circonstances externes (licenciement, divorce, etc.) ou internes (maladie, accident, etc.), la satisfaction d’un besoin n’est jamais définitive. De ce fait, il apparaît pertinent de fusionner la théorie des besoins de Maslow avec la théorie SRP de Clay Alderfer.
Lorsqu’un besoin inférieur est satisfait, la flèche continue indique que la motivation à satisfaire un besoin supérieur apparaît. Lorsque le besoin de sécurité est satisfait, la motivation de satisfaire le besoin d’appartenance apparaît. Le salarié qui a décroché un CDI est davantage motivé à trouver une compagne pour fonder une famille que celui qui vit dans la précarité. Lorsque la motivation à satisfaire un besoin supérieur est frustrée, la flèche en pointillé indique que l’individu se replie sur la préservation d’un besoin inférieur. L’individu qui est frustré de ne pas pouvoir satisfaire son besoin d’appartenance cherchera à préserver sa sécurité. L’intérimaire qui est frustré de ne pas obtenir un CDI tâchera de préserver son emploi.
Tous les salariés ont en commun la volonté de se battre pour préserver leur emploi. En couplant les circuits du plaisir et de la souffrance à la motivation des besoins de Maslow et d’Alderfer, le management et le marketing disposent de multiples outils de contrôle et de manipulation. Les motivations des employés et des cadres étant différentes, les stratégies mises en œuvre pour les contraindre à rentrer en compétition les uns avec les autres sont également différentes. Tandis que le cadre cherche à préserver son pouvoir, son statut, son pouvoir d’achat et sa qualité de vie, l’ouvrier et l’employé cherchent à accéder à son niveau de vie.
Afin de maintenir les cadres et les classes moyennes dans un état de servitude volontaire, le management et le marketing utilisent de multiples stratégies. La première stratégie consiste à imposer la norme de la semaine de travail à 5 jours pour les inciter à satisfaire leurs besoins essentiels, psychosociaux et de réalisation par l’intermédiaire de l’activité professionnelle et de la consommation. La seconde et la troisième consistent à entretenir un état de rareté artificiel autour de l’emploi pour provoquer un climat de compétition favorable au maintien des hiérarchies et à déréguler les prix de l’alimentation et du logement pour contraindre les salariés à travailler toujours plus.
Jean-Christophe Giuliani
Pour accéder aux pages suivantes :
– Le travail : le pilier de l’ordre social
– La consommation : le pilier de l’ordre social
[1] Orwell George, 1984, Paris, Gallimard, 1950, page 269.
[2] Rousselet Jean, L’allergie au travail, Paris, Ed du Seuil, 1974, page 35.
[3] Ibid, page 57.
[4] Senk Pascale, « Trop de tout ! », Psychologies magasin, n° 258, décembre 2006, page 150.
[5] Meyer Corinne, Bonjours Paresse, Paris, Michalon, 2004.
[6] Assouvissement/Progression L’individu est fortement motivé à assouvir son besoin de progression. Lorsque sa volonté de progresser, ainsi que ses idées et propositions, sont pris en compte, il s’épanouit. En progressant, il exprime ses potentialités, émancipe ses facultés et renforce la confiance qu’il a en lui. Ce cercle vertueux contribue à l’émergence de la motivation à satisfaire des besoins de niveau supérieure..
[7] Frustration/Régression : L’individu dont la volonté de progresser n’est pas pris en compte cultive de la frustration. N’étant pas autorisé à progresser, il est contraint de se replier sur la préservation de ses besoins inférieurs.