« Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la nécessité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine, avait disparu. Si la machine était délibérément employée dans ce but, la faim, le surmenage, la malpropreté, l’ignorance et la maladie pourraient être éliminées après quelques générations. En effet, alors qu’elle n’était pas employée dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il était parfois impossible de distribuer, éleva réellement de beaucoup, par une sorte de processus automatique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une période d’environ cinquante ans, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Mais il était aussi évident qu’un accroissement général de la richesse menaçait d’amener la destruction, était vraiment, en un sens, la destruction, d’une société hiérarchisée. Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vivrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction. […] Si tous, en effet, jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’êtres humains qui est normalement abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et apprendre à réfléchir par elle-même, elle s’apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance. » George Orwell[1]
En France et dans l’ensemble des pays industrialisés, le mode « avoir », qui consiste à avoir un poste plus prestigieux et à accumuler toujours plus d’argent et de biens matériels, est le moyen privilégié d’affirmer sa réussite et de se distinguer des autres. En exerçant des fonctions prestigieuses, en accumulant des richesses financières et en exhibant sa consommation ostentatoire, l’élite économique nourrit l’estime qu’elle a d’elle-même, légitime son autorité et se distingue de la masse. Pour que son autorité fondée sur la réussite financière, professionnelle et matérielle soit légitime, elle a dû transformer son aliénation au mode « avoir » en raison d’être de la société.
Le mode de vie matérialiste et le modèle de développement des pays industrialisés sont présentés par les économistes, les médias et les ultralibéraux comme un idéal à atteindre. En effet, depuis l’effondrement du bloc communiste, ils affirment que les peuples du monde entier aspirent à accéder au mode de vie occidental. Malgré ces affirmations, de nombreux travaux de recherche montrent que les tenants de la critique artiste, dont les descendants sont les créatifs culturels, n’adhèrent plus à la valeur du travail et de la consommation. Le désengagement des uns et les revendications des autres menacent directement la légitimité de l’élite et l’ordre économique.
Au début des années 70, pour briser les revendications des tenants de la critique sociale et répondre aux aspirations des tenants de la critique artiste, les agences de conseils en management et en marketing ont fait appel à des chercheurs en neurobiologie et en psychologie. En instrumentalisant les besoins, le temps et les circuits du plaisir et de la souffrance, ils disposent de multiples outils de manipulation différenciés en fonction des besoins et du public pour contraindre, inciter ou motiver les ouvriers, les employés, les cadres et les membres des classes moyennes à travailler et à consommer toujours plus.
Afin d’aider les cadres et les classes moyennes à s’affranchir de leur servitude volontaire, je vais décrire les stratégies mises en œuvre par le patronat, les politiques, les banquiers, ainsi que par les cabinets de conseils en management et en marketing pour les inciter à satisfaire leurs besoins en travaillant et en consommant toujours plus.
Jean-Christophe Giuliani
Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.
Pour accéder aux pages suivantes :
– L’activité professionnelle peut-elle satisfaire tous nos besoins ?
– La consommation peut-elle satisfaire tous nos besoins ?
– Le surtravail et la surconsommation menaceraient-ils la survie de l’humanité ?
[1] Orwell George, 1984, Paris, Gallimard, 1950, page 269.