Jean-Christophe Giuliani
Le progrès technique et l’organisation du travail ont favorisé le développement économique de la France et des pays industrialisés. Ce modèle de développement a permis à la population de ces pays d’accéder à un niveau de confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Malgré le bien-être matériel que lui procure ce mode de vie, elle continue à produire et à consommer toujours plus de biens et de services marchands. Les motivations plus ou moins conscientes de la surproduction et de la surconsommation sont à la fois d’ordre économique, psychologique et social : relancer la croissance du PIB pour générer toujours plus de profits et inverser la courbe du chômage, se socialiser, s’affirmer, se distinguer et nourrir l’estime de soi, combler des manques et un vide intérieur, compenser une vie gâchée à travailler, avoir le sentiment d’exister, donner un sens à sa vie en se conformant à un modèle culturel ou idéologique, etc…
En contribuant au réchauffement du climat, à l’épuisement des stocks de matières premières, à la dégradation des ressources naturelles et à la disparition de la biodiversité, ce mode de vie matérialiste et ce modèle de développement économique et social menacent notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie des générations présentes et à venir[1]. Les ressources de la planète étant limitées, une croissance illimitée n’est donc pas viable à court, moyen et long terme. L’imminence d’un effondrement annoncé, qui est révélé par la fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, des inondations, des sécheresses, des pics de pollution, etc…, impose de changer de mode de vie et de modèle de développement en moins de 10 ans.
En fonction des orientations idéologiques des économistes, des politiques et des experts, il existe de nombreuses propositions pour inverser la courbe du chômage en évitant cet effondrement. Certains proposent de s’adapter en conciliant le climat et l’écologie avec l’économie. Pour cela, ils proposent une croissance verte, le développement durable, la « taxe carbone », une troisième révolution industrielle, de produire dans les pays émergents, de développer l’économie autour des services, du divertissement et du tourisme et de faire confiance à la recherche, au progrès technique et à la loi du marché. Ils préconisent également d’encourager le nucléaire, les moyens de transport électrique et le transhumanisme. En ce qui concerne le chômage, puisque pour eux il est dû aux rigidités qui pèsent sur la compétitivité des entreprises, pour créer des emplois, ils proposent de supprimer le Smic et les charges patronales, de baisser les salaires, d’alléger le Code du travail, de distribuer le revenu de base, de libérer les prix, de privatiser les services publics, etc…
D’autres proposent de mettre en œuvre une politique économique de la demande, de réaliser la planification écologique et la règle verte, de réguler les marchés financiers, de relocaliser l’industrie, de rétablir les taxes douanières, d’utiliser la force des marées pour produire de l’énergie, etc… Afin d’en finir avec le chômage, ils proposent les 32 heures, de renforcer le Code du travail et de relancer la croissance du PIB en augmentant la consommation des ménages et de l’État. Pour financer la relance et les investissements, ils proposent d’augmenter les salaires, les dépenses publiques, les impôts des contribuables aisés, etc…
D’autres encore proposent le tri sélectif des déchets, de limiter la consommation, de sortir du nucléaire, d’acheter des produits à basse consommation d’énergie, de favoriser l’agriculture biologique et les transports en commun, de construire des logements à haut niveau de performance énergétique, etc…
Les plus radicaux proposent la décroissance, la simplicité volontaire ou la sobriété heureuse, la dotation inconditionnelle d’autonomie, les circuits courts et l’autonomie alimentaire au niveau local, d’interdire l’obsolescence programmée, de manger moins de viande, de limiter nos besoins, de réduire l’usage de la voiture au profit du vélo, etc…
Tandis que certaines de ces propositions d’ordre économique relèvent d’une conception idéologique de l’existence, d’autres méritent d’être approfondies et prises en considération.
Même si certaines de ces propositions ouvrent de nouvelles perspectives, comme l’avait déjà fait remarquer le sociologue et psychanalyste Erich Fromm, les réponses à cette crise, qui est désormais systémique (économique, politique, sociale, écologique, climatique et sanitaire), ne relèvent pas seulement de propositions d’ordre économique.
« Pour la première fois dans l’histoire, la survie physique de la race humaine dépend d’un changement radical du cœur humain. Mais ce changement n’est possible que dans la mesure où interviennent des changements économiques et sociaux rigoureux capables de donner au cœur humain la chance de changer et le courage et l’envie d’accomplir ce changement. »[2]
Autrement dit, ces changements de mode de vie et de modèle de développement auront lieu en moins de 10 ans, si les réponses à cette crise sont en mesure d’apporter un nouveau sens à la vie, c’est-à-dire une nouvelle vision de l’avenir viable, atteignable et désirable capable de mobiliser les énergies individuelles et collectives.
Pour être viables, ces changements devront assurer les subsistances et un minimum de confort matériel sans menacer la survie de l’humanité à court, moyen et long terme. Pour qu’ils soient atteignables, ces changements devront s’appuyer sur les infrastructures économiques et sociales existantes. Pour être désirables, ils devront procurer aux membres des couches populaires et de la classe moyenne, ainsi qu’aux cadres, aux chefs d’entreprises, aux entrepreneurs, aux membres des professions libérales, aux agriculteurs, aux artisans et aux commerçants les moyens de changer le rapport qu’ils tissent avec eux-mêmes, les autres et la société. C’est-à-dire donner à chacun de ces acteurs économiques les moyens de se socialiser, de définir son identité, de structurer le rythme de son existence, de nourrir l’estime de soi, de se distinguer, de s’affirmer et de se réaliser autrement que par l’activité professionnelle et la consommation.
Afin d’éviter de me laisser enfermer par des considérations d’ordres idéologiques et culturelles, j’aborderai la question du changement à partir du rapport au temps. J’ai pris en compte le temps, car pour changer de mode de vie et provoquer une transformation sociale, il est nécessaire d’agir. L’individu et le temps étant étroitement liés dans l’action qui se vit au présent, le temps apparaît comme un objet d’étude incontournable pour envisager le changement. Il est important de préciser que je n’aborderai pas le rapport au temps à partir d’une conception physique, métaphysique ou philosophique, mais à partir du temps qui organise le rythme des existences individuelles et collectives au quotidien. C’est-à-dire le temps de l’horloge, du calendrier et de l’emploi du temps.
Avant d’identifier les conditions d’un changement de mode de vie individuel et d’une transformation sociale qui soient viables, atteignables et désirables, il m’est apparu nécessaire de tenter de répondre à des questions qui ne semblent pas préoccuper les économistes. Malgré le niveau de confort matériel, de productivité et de chômage atteint par les pays industrialisés, pourquoi le choix de la relance de la croissance du PIB a-t-il toujours été favorisé au détriment de la réduction du temps de travail ? Indépendamment du fait qu’il est nécessaire d’exercer une activité professionnelle pour assurer sa subsistance, à quoi peu bien servir toute cette agitation économique qui épuise les organismes et la planète ? Pourquoi la proposition de John Maynard Keynes, qui préconisait d’en finir avec le chômage technologique en travaillant 15 heures par semaine[3], n’est-elle toujours pas d’actualité pour ses arrières, arrières, arrières petits-enfants ? Pourquoi le travail ou plutôt l’activité professionnelle, qui a longtemps été considéré comme une malédiction pour ceux qui y étaient astreints, est-il devenu une valeur ? Pourquoi les élites économiques et politiques s’opposent-elles avec autant d’acharnement à la réduction du temps de travail et au temps libre ? Pour finir, est-ce que la réduction du temps de travail pourrait favoriser un changement de mode de vie sur le plan individuel et une transformation sociale sur le plan collectif ?
Afin de répondre à toutes ces questions, je commencerai la première partie de cet essai par étudier les enjeux du rapport au temps sur le plan individuel et collectif. Pour l’aborder sur le plan individuel, je quantifierai le temps libre dont dispose un individu et j’analyserai l’impact de son emploi du temps sur son mode de vie et sa qualité de vie. Afin d’appréhender les enjeux du rapport au temps sur le plan collectif, je décrirai les caractéristiques du temps social dominant et de la dynamique des temps sociaux. À partir de cette dynamique, je tenterai d’apporter une explication inédite aux processus économiques, politiques, sociaux et temporels qui ont provoqué le déclin de l’ordre religieux de la monarchie au profit de l’ordre économique de la bourgeoisie.
Après avoir défini le rapport au temps sur le plan individuel et collectif, je consacrerai la seconde partie à décrire les enjeux de la conquête du temps libre. En m’appuyant sur la dynamique des temps sociaux et un historique des lois sur la réduction de la durée légale du temps de travail, je tenterai de décrire les étapes de la conquête du temps libre qui ont provoqué une révolution silencieuse du rapport au temps, qui est toujours d’actualité aujourd’hui. En étudiant l’histoire à partir du rapport au temps, une dynamique sociale apparaît. Non seulement cette dynamique, qui a conduit à la Révolution française et aux révoltes de mai 1968, explique la crise que la France subit depuis 1973, mais, surtout, elle offre les moyens d’en sortir. Ayant montré que la réduction de la durée légale du temps de travail allait dans le sens de l’histoire, je terminerai en calculant celle qui permettra d’en finir avec le chômage.
La réduction du temps de travail n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Dans la troisième partie, après avoir, d’une part, identifié les enjeux de l’intégration sociale et du sens de la vie, et, d’autre part, quantifié le temps libre et proposé un nouvel emploi du temps collectif, je présenterai les activités qui permettront d’organiser le rythme de la société, de se socialiser, de nourrir l’estime de soi, de se distinguer, de s’affirmer et de se réaliser sur le mode « être ». Pour terminer, je tenterai de montrer pourquoi et comment ces activités favoriseront la vie affective fondée sur le mode « être » et la mise en œuvre de la démocratie participative.
La vocation de cet essai est de démontrer que le choix de travailler 3 jours par semaine n’est pas un choix économique, mais un choix de société qui favorisera un changement de mode de vie et une transformation sociale, dont dépendent la survie et l’avenir de l’humanité.
Avant d’aller plus loin, je tiens à préciser que je n’aborderai pas les enjeux économiques de la réduction du temps de travail. En effet, en travaillant moins, les salariés gagneront moins. Cette réduction sera viable et désirable, si elle assure la subsistance des ménages. C’est-à-dire une rémunération qui permet de sécuriser l’accès à l’alimentation, au logement, à l’eau, au gaz et à l’électricité, ainsi qu’à un minimum de confort matériel. Le fait que ces questions n’apparaissent pas dans cet ouvrage ne signifie pas que je ne les aie pas pris en compte. Au contraire, afin de les aborder, je vous invite à consulter cet article : « Préserver son pouvoir d’achat en travaillant 3 jours »[4]. Cet article aborde la question de la rémunération, les causes de la hausse des dépenses allouées à l’alimentation et au logement, ainsi que les moyens de les réduire en intervenant sur l’offre et les prix.
Cet article est extrait de l’ouvrage « En finir avec le chômage : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender les enjeux du choix entre la relance de la croissance du PIB ou de la réduction du temps de travail. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.
Pour accéder aux pages suivantes :
– Comment retrouver du temps libre ?
– La réduction du temps de travail peut-elle supprimer le chômage ?
– Temps social dominant et dynamique des temps sociaux
– Le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique
– Historique de la réduction du temps de travail
[1] Giuliani Jean-Christophe (2019), Croissance du PIB = Effondrement, Mouvement Pour un Développement Humain, [En ligne] (consulté le 5 novembre 2019), http://www.mouvementpourundeveloppementhumain.fr/croissance-du-pib-effondrement/
[2] Fromm Erich, Avoir ou être : Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978, page 26.
[3] Keynes John Maynard, Essais de persuasion, [En ligne], 2e édition, Paris, Gallimard, 1933, page 176, (consulté le 1 avril 2019), http://classiques.uqac.ca/classiques/keynes_john_maynard/essais_de_persuasion/keynes_essais_persuasion.pdf.
[4] Giuliani Jean-Christophe (2019), Préserver son pouvoir d’achat en travaillant 3 jours, Mouvement Pour un Développement Humain, [En ligne] (consulté le 23 octobre 2019), http://www.mouvementpourundeveloppementhumain.fr/preserver-son-pouvoir-dachat-en-travaillant-3-jours/