Auteur : Jean-Christophe Giuliani
En France et dans les pays industrialisés, la consommation n’est pas uniquement destinée à satisfaire les besoins essentiels. À la fin du 19e siècle, Thorsten Veblen décrivait déjà les finalités de la consommation ostentatoire.
« Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seul que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi. »[1]
Comme le fait remarquer Veblen, la principale vocation de la consommation ostentatoire est de satisfaire les besoins d’appartenance et d’estime.
La démocratisation de la consommation ostentatoire est apparue aux États-Unis après la Première Guerre mondiale. Les gains de productivité générés par le progrès technique et l’organisation du travail ont permis aux industriels d’augmenter leurs capacités de production. Une marchandise génère des profits lorsqu’elle est vendue. Si elle ne se vend pas, elle représente un coût et donc, une perte pour l’entreprise.
La difficulté des entreprises n’était donc plus d’élargir toujours plus l’offre marchande, mais de trouver des consommateurs solvables. La consommation de la classe aisée n’étant plus suffisante pour écouler les stocks, il était indispensable que la classe moyenne y accède également. Au début des années 20, les salariés américains se contentaient de travailler pour satisfaire leurs besoins essentiels. Ces besoins satisfaits, au lieu d’effectuer des heures supplémentaires pour gagner plus, ils préféraient consacrer leurs temps libres à des loisirs, à la lecture et aux relations sociales. Afin de les transformer en consommateur hédoniste, les industriels ont fait appel à des cabinets de conseils en marketing et à des agences de publicité.
En étudiant les travaux de son oncle Freud, Edward Bernays[2] a découvert que le comportement d’un individu n’était pas guidé par sa raison, mais par des besoins et des pulsions souvent inconscientes. En effet, l’objectif plus ou moins conscient d’un individu est de se procurer du plaisir et de satisfaire ses besoins d’appartenance et d’estime. Afin d’inciter le consommateur à consommer au-delà de ses besoins essentiels, la publicité ne devait donc pas s’adresser à sa raison, mais à ses émotions.
Comme l’a fait remarquer le collectif Adret, « Si la consommation prend cet aspect frénétique qui est bien souvent dénoncé, c’est qu’elle vise bien au-delà de la satisfaction de ce qu’aujourd’hui, on estime nécessaire. Elle est utilisée à la place de ce qui, dans le fond, nous manque : vivre pleinement, avoir la possibilité d’aimer, de créer. Les publicités le savent bien : il suffit de regarder les affiches pour comprendre par quel mécanisme le désir incapable d’autre chose est rabattu sur la demande d’objets qu’on peut nommer, acheter et posséder. Voici la contrepartie de nos rêves : une bouteille de bière pour une matinée ensoleillée en forêt, un rouleau de papier cul pour un sourire d’enfant, une chemise dernier cri pour une nuit d’amour. »[3]
En créant une connexion émotionnelle entre un produit et le consommateur, il est possible d’influencer son comportement d’achat. Pour créer cette connexion, le marketing et la publicité utilisent « le concept de soi »[4], « l’identification »[5], « les projections »[6] et « les transferts »[7].
Des études en psychologie ont fait apparaître que le comportement d’achat d’un individu est influencé par le temps libre dont il dispose. En effet, plus il travaille, moins il dispose de temps libre, plus il consomme. Pour empêcher l’autolimitation de la consommation, il est donc nécessaire d’empêcher l’autolimitation du travail. Pour que les cadres et les classes moyennes consomment toujours plus, il est donc indispensable qu’ils travaillent toujours plus. En maintenant la norme de semaine de travail à 5 jours, les industriels et les banquiers les incitent à satisfaire leurs besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation par l’intermédiaire de la consommation ostentatoire.
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Se réaliser en consommant : une illusion.
« Si la consommation prend cet aspect frénétique qui est bien souvent dénoncé, c’est qu’elle vise bien au-delà de la satisfaction de ce qu’aujourd’hui, on estime nécessaire. Elle est utilisée à la place de ce qui, dans le fond, nous manque : vivre pleinement, avoir la possibilité d’aimer, de créer. Les publicités le savent bien : il suffit de regarder les affiches pour comprendre par quel mécanisme le désir incapable d’autre chose est rabattu sur la demande d’objets qu’on peut nommer, acheter et posséder. Voici la contrepartie de nos rêves : une bouteille de bière pour une matinée ensoleillée en forêt, un rouleau de papier cul pour un sourire d’enfant, une chemise dernier cri pour une nuit d’amour. » [8]
Lorsque les besoins d’appartenance et d’estime sont satisfaits, l’objectif plus ou moins conscient d’un individu est de se réaliser. Sa vocation l’incite à s’engager dans un projet ou à réaliser une œuvre en accord avec les aspirations de sa structure intérieure : création d’entreprise, projet de société, mouvement politique, œuvre artistique ou philosophique, etc… Ce n’est donc plus une religion, un système idéologique ou la publicité, mais sa vocation qui donne un sens à sa vie.
Pour se réaliser, l’individu a besoin de disposer de temps libre. Comme le cadre dispose de très peu de temps libre, il est frustré de ne pas pouvoir en consacrer davantage à l’activité qui répond à sa vocation. En transférant ses aspirations vers une offre de biens ou de services marchands, les cabinets de conseils en marketing l’aident à compenser sa frustration. Le rôle de la publicité, des médias et des films est de créer une connexion émotionnelle entre l’aspiration et l’offre. En créant une connexion avec des biens marchands (voiture, montre, etc…), des loisirs marchands (concert, cinéma, jeux vidéo, etc…) et des activités culturelles (tourisme, parc d’attractions, etc…), le marketing a transformé le comportement d’achat en moyen d’expression et donc, de réalisation.
Un cadre qui éprouverait de l’intérêt pour le théâtre a le choix entre être spectateur ou être acteur. Tandis qu’en étant acteur, il se procure du bonheur sur un mode eudémoniste et se réalise, en étant spectateur, il compense sa frustration de ne pas être sur scène. Pour jouer dans une pièce, il doit disposer de temps libre pour participer à un atelier théâtre, apprendre son texte et s’approprier son personnage. Puisqu’il dispose d’un déficit temporel de -2 h 33, pour retrouver du temps libre, il est contraint d’externaliser ses tâches domestiques à sa femme ou à une entreprise de services aux particuliers, ainsi que de réduire le temps qu’il consacre à dormir et à sa vie de famille. Si, au prix de sacrifices et d’efforts personnels, il parvient à monter sur scène, il satisfait à la fois ses besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation. En effet, en s’inscrivant à un atelier, il se socialise autrement, en jouant devant un public, il nourrit l’estime qu’il a de lui et en pratiquant l’activité qui répond à sa vocation, il se réalise. En apprenant à jouer un rôle, il acquiert de nouvelles capacités, change ses habitus, émancipe ses facultés et accède au bonheur sur un mode eudémoniste. Comme elle ne contribue pas à la hausse de la consommation, cette forme de bonheur et de réalisation menace les intérêts de l’industrie du luxe, du divertissement, du tourisme, etc…
Le temps libre étant la ressource nécessaire à la réalisation de soi, pour inciter les cadres et les classes moyennes à consommer toujours plus, il est indispensable qu’ils travaillent toujours plus.
Comme l’affirmait Marx, « Tout ce que l’économiste t’ôte de vie et d’humanité, il le remplace en argent et en richesse. »[9]. Comme il travaille 5 jours par semaine, l’emploi du temps du cadre s’organise autour de son activité professionnelle et de sa vie de famille. Jean Rousselet a montré le lien entre l’ennui au travail et la consommation. « D’autres adultes enfin, nous y reviendrons, adoptent spontanément ces attitudes de désaffection, au fur et à mesure de leur expérience professionnelle, parce que le travail se met peu à peu à les ennuyer, parce que la lente élévation de leur pouvoir de consommation leur propose d’autres intérêts ou enfin parce qu’une fois leur situation sociale stabilisée, il leur devient plus facile de la comparer à d’autres supposées plus attrayantes. Se rendant compte qu’il leur est devenu impossible, « d’être » mieux grâce à leur métier, ils n’y cherchent qu’un moyen « d’avoir » plus. »[10].
Disposant de très peu de temps libre, le cadre est contraint de « se réaliser » en travaillant. Exerçant une activité professionnelle ennuyeuse et routinière, il perd la capacité, d’une part, de percevoir l’intérêt et la valeur de sa propre existence, et, d’autre part, de concevoir d’autres formes d’activités épanouissantes en dehors du travail.
La publicité et les médias l’aident à dépenser son argent durement gagné et à combler sa frustration en projetant et en transférant les aspirations de sa structure intérieure sur des biens, services et loisirs ostentatoires. En présentant la BMW X5 comme un instrument de puissance, de liberté et d’évasion, la publicité l’invite à transférer son aspiration à la liberté et à l’évasion en achetant cette voiture. Étant donné que le marketing adapte l’offre marchande en fonction de niches de consommateurs toujours plus étroites, il dispose de moyens infinis d’augmenter la largeur et la profondeur de l’offre.
En proposant aux cadres et aux classes moyennes une offre variée de biens, de services et de loisirs marchands (assister à un spectacle vivant, Disney Land, faire un pèlerinage ou le tour du monde, voyager dans un pays exotique, etc…), la publicité lui vend le sentiment de se réaliser. Blasés par le tourisme, les plus aisés d’entre eux n’éprouvent plus de plaisir à voyager sur terre. L’expérience humaine la plus palpitante étant désormais le tourisme spatial, SapceX propose un voyage autour de la lune qui coûte la bagatelle de 250 000 dollars[11]. Pour les cadres et les classes moyennes, la consommation ostentatoire est devenue le symbole de la compensation de tout ce qu’ils n’ont pas, ne sont pas, et ne peuvent pas être, en raison des contraintes de leurs activités professionnelles. Puisqu’elle sert à combler des manques et des frustrations, elle est devenue pour certains une addiction destinée à compenser le temps perdu et une vie gâchée à travailler.
Non seulement la consommation ostentatoire a permis de développer l’économie et de réaliser des profits, mais en plus, sous prétexte d’augmenter le pouvoir d’achat, elle a également détourné les cadres des revendications portant sur la durée du travail. Étant davantage estimé pour ce qu’il « a » que pour ce qu’il « est », le cadre finit par devenir dépendant de son pouvoir d’achat pour nourrir l’estime qu’il a de lui et « se réaliser ». Ayant besoin de disposer de toujours plus d’argent pour financer son addiction, il revendiquera une augmentation illimitée de son pouvoir d’achat. Afin de gagner plus, il sera motivé à travailler plus pour gravir les échelons hiérarchiques. L’exaspération de ce mode de vie est davantage le symptôme d’un malaise social profond que celui d’une société en bonne santé psychique. Non seulement ce mode de vie a des effets néfastes sur la santé physique et psychique, mais en plus, il provoque la hausse de la pollution de l’eau, de l’air et des sols, ainsi que des rejets de gaz à effet de serre. Comme elle est responsable de l’épuisement des ressources et du réchauffement climatique, la consommation ostentatoire menace notre qualité de vie, notre processus démocratique et la survie des générations présentes et à venir.
Jean-Christophe Giuliani
Cet article est extrait de l’ouvrage « Satisfaire nos besoins : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender que le choix du rapport au temps et des moyens utilisés pour satisfaire nos besoins n’est pas un choix économique, mais un choix de société dont dépend la survie et l’avenir de l’humanité. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.
Pour accéder aux pages suivantes :
– Se distinguer par sa consommation.
– Le surtravail et la surconsommation menaceraient-ils la survie de l’humanité ?
[1] Veblen Thorstein, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, page 27.
[2] Bernays Edward, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, La découverte, 2007.
[3] Adret, Travailler deux heures par jour, Paris, Seuil, 1977, page 129.
[4] Le concept de soi repose sur de multiples images plus ou moins réelles ou idéalisées que l’individu a de lui et que les autres lui renvoient : le moi réel (ce qu’il est réellement), l’image de soi (ce qu’il croit être), le moi idéal (ce qu’il aspire à être), le reflet de soi (ce qu’il croit être aux yeux des autres). L’image que l’individu a de lui influence le choix de ses actes, de ses projets, de ses achats et de ses relations.
[5]. L’identification consiste à nourrir l’estime de soi en assimilant sa propre image aux actes, idéaux, engagements et styles de vie d’un pair, d’une catégorie sociale, d’une star, d’un personnage historique, etc. Plus l’individu s’identifiera à une star ou à une catégorie sociale, plus il sera poussé à se comporter, à penser et à s’habiller comme elle.
[6] La projection est un mécanisme de défense qui consiste à attribuer à autrui, à un objet ou au monde extérieur des intentions, des pensées, des pulsions, des désirs, des sentiments (agréables et désagréables), des qualités, des défauts, des aspirations qui nous appartiennent. Lorsqu’une personne projette des défauts ou des qualités sur une autre, même si elle est incapable de l’accepter et de le reconnaître, elle peut bien souvent se les attribuer.
[7] Le transfert est un phénomène inconscient par lequel un état affectif (positif ou négatif) éprouvé par un sujet pour un autre ou un objet est, en vertu d’une association, attribué à une personne ou un objet différent. Pour aider le consommateur à apaiser ses tensions, ses manques et ses frustrations, la publicité l’invite à les transférer sur un produit de consommation. Un homme désire conquérir le cœur d’une femme. S’il ne parvient pas à la séduire, pour apaiser ses tensions, il peut transférer sa frustration en achetant un objet marchand (voiture, vêtement, montre, etc.).
[8] Adret, Travailler deux heures par jour, Paris, Seuil, 1977, page 129.
[9] Marx Karl, Philosophie, Paris, Gallimard, 1965, page 165.
[10] Rousselet Jean, L’allergie au travail, Paris, Seuil, 1974, page 38.
[11] Le Monde.fr, SpaceX annonce un premier « client privé » pour un voyage autour de la lune, [En ligne] (consulté le 13 septembre 2018), https://www.lemonde.fr/cosmos/article/2018/09/14/spacex-annonce-un-premier-client-prive-pour-un-voyage-autour-de-la-lune_5354777_1650695.html
En transformant la consommation en moyen de satisfaire le besoin de réalisation de soi, les consultants en marketing ont totalement dévoyé la théorie de Maslow.