Les enjeux du rapport à la temporalité ne sont pas qu’individuel, ils sont également collectifs. Étant donné qu’il permet de réguler et d’organiser le rythme des pratiques collectives et des relations entre les individus, le temps apparaît comme des instruments de contrôle et de domination sociale. Dans l’essai « Temps et ordre social », Roger Sue présente le temps comme un instrument d’organisation qui met en évidence les rapports de hiérarchie entre les différentes activités et catégories sociales. Comme toutes les sociétés se caractérisent par un certain agencement du temps, sa modification apparaît comme le signe d’une transformation sociale et donc, d’un changement de société. Cette mutation sociale intervient lorsqu’un temps social dominant est remplacé par un temps social émergeant qui, à son tour, devient dominant. L’étude des temps sociaux apparaît donc comme une grille de lecture pertinente de la dynamique des changements sociaux.
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Quelles sont les caractéristiques du temps social dominant ?
Les temps sociaux[1] correspondent aux grands blocs de temps qu’une société se donne pour désigner, rythmer et coordonner les activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière. Avec les temps sociaux, le temps n’apparaît plus comme un simple repère chronologique, mais comme le reflet de la dynamique sociale. Étant de grandes amplitudes, ils permettent de déterminer les rythmes dominants et de distinguer les activités sociales dominantes d’une société donnée. Même si les temps sociaux donnent une approche réductrice et simplifiée de la réalité d’une organisation sociale, les activités qu’ils valorisent nous renseignent sur son système de valeurs et sa catégorie sociale dominante.
Roger Sue caractérise un temps social dominant[2] à partir de cinq critères. Le premier critère est quantitatif. Il consiste à calculer et à comparer la durée objective des différents temps sociaux. Un temps social est dominant lorsque la durée consacrée à une activité sociale est objectivement la plus importante. Au début du 19e siècle, comme l’ouvrier consacrait plus de 73 % de sa durée de vie éveillée à travailler, le temps social du travail était dominant. Même si le calendrier et l’horloge mesurent, quantifient et décomposent le temps en unités stables, homogènes et régulières, il est important de préciser que le temps abstrait de ces outils techniques ne relève pas de lois naturelles ou physiques observables, mais d’une construction sociale médiatisée et normalisée par un système idéologique qui peut être religieux, économique ou politique.
Le second correspond au mode de production[3] social dominant. Malgré la multiplicité des formes de productions sociales (production industrielle et marchande, production religieuse, production de la femme au foyer, du sportif et de l’acteur de théâtre, du bénévole, etc.), le mode de production considéré comme dominant est celui qui est pratiqué durant le temps social dominant. Même si la production marchande des pays industrialisés représente une infime partie de la production sociale, le temps social de l’économie est tellement dominant que la notion même de production se confond avec elle.
Le troisième correspond à la valeur qualitative du temps social dominant. En effet, le temps social et le mode de production dominant déterminent et hiérarchisent les systèmes de valeur d’une société donnée. En valorisant une forme de production particulière, la société permet à l’individu de s’intégrer, de nourrir l’estime qu’il a de lui et de structurer son identité. Au début du 19e siècle, comme le temps social du travail était dominant, la valeur du travail était dominante.
Le quatrième correspond à la catégorie sociale dominante. Une société se caractérise par une catégorie sociale qui donne une image plus ou moins fidèle de son système hiérarchique. Sans le contrôle du temps, l’emploi de la force et d’une idéologie ne suffirait pas à légitimer l’autorité d’une élite. Provenant d’interactions et de conflits sociaux, le privilège de donner le temps est souvent lié aux pratiques sociales de la catégorie dominante. En contrôlant et en organisant le temps, la catégorie dominante impose son temps social, ses pratiques, son mode de production et son système de valeur aux autres catégories. La légitimité d’un système hiérarchique repose sur le contrôle de pratiques et de modes de production particulièrement valorisés par la société. Le rang ou le statut social d’un individu est donc déterminé par la place qu’il occupe dans le mode de production dominant.
En imposant son temps social, la catégorie dominante influence les transformations politiques et sociales, ainsi que le sens de l’histoire. Étant donné que le pouvoir est détenu par celui qui contrôle le temps, la conquête du temps apparaît comme un enjeu de luttes politiques et sociales. Le temps social, le mode de production et les valeurs de l’économie étant actuellement dominants, la hiérarchie sociale est issue de la position occupée dans la division sociale du travail. Une catégorie sociale est considérée comme déclinante, lorsque son temps social, son mode de production et son système de valeurs ne conviennent plus pour décrire la réalité sociale émergeante. Il est donc nécessaire de rechercher dans les catégories sociales émergeantes, la nouvelle catégorie dominante et donc, le nouvel ordre social. Au 18e siècle, étant donné que le pouvoir temporel, le mode de production et les valeurs de l’Église déclinaient au profit de ceux de l’économie, l’ordre monarchique déclinait au profit de l’ordre bourgeois.
Le cinquième critère correspond au temps objectivement dominant d’un point de vue quantitatif, qui est reconnu comme tel par l’ensemble de la société. Il est important de distinguer le temps social dominant de la nouvelle catégorie sociale réellement dominante, du temps social déclinant de la catégorie sociale déclinante qui se croit encore dominante. En effet, pour préserver son autorité, une catégorie déclinante peut continuer à considérer son temps social comme dominant. Lorsque le temps social objectivement dominant de la catégorie émergeante s’accroît au détriment de la déclinante, la société est en crise. La crise se renforce lorsque la catégorie déclinante nie et minimise les valeurs et les modes de production de l’émergeante. Tant que les valeurs et les modes de production de la catégorie émergeante ne remplaceront pas ceux de la déclinante, la société sera en crise. Au début du 21e siècle, tandis que le temps social, le mode de production et la valeur du travail déclinent en faveur du temps libre, l’élite économique continue à considérer le travail comme la valeur dominante de la société. Après avoir défini le temps social dominant, il apparaît pertinent d’aborder la dynamique des temps sociaux.
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Quelles sont les caractéristiques de la dynamique des temps sociaux ?
Il existe un lien étroit entre les temps sociaux dominants et la dynamique des temps sociaux. Roger Sue propose cinq grandes phases[4] qui correspondent au cycle entier d’un temps dominant : l’apogée, le déclin et le remplacement. À sa phase initiale, un temps social est dominant lorsqu’il est proche du monopole. Les autres temps sociaux sont quasiment inexistants et ne bénéficient d’aucune reconnaissance sociale. Au milieu du 19e siècle, comme les ouvriers consacraient plus de 73 % de leurs durées de vie éveillée à travailler, le temps social de travail était à son apogée. Lors de la seconde phase, de nouveaux temps sociaux émergent sous une forme mosaïque et résiduelle. Étant dépendants du temps dominant, ils ne disposent d’aucune autonomie. Au milieu du 19e siècle, même s’ils sont dépendants du temps du travail, ceux de l’éducation et de la famille commencent à émerger pour les membres de la classe ouvrière.
Lors de la troisième phase, les temps sociaux émergeants commencent à prendre de l’ampleur. Étant compartimentés, ils ne constituent pas encore une alternative au temps social dominant. Même si le temps dominant amorce un déclin, ses modes de production et ses valeurs restent dominants. Des tensions ou des « pressions temporelles » apparaissent lorsque les modes de production, les valeurs et les catégories sociales liées aux temps sociaux émergeants entrent en compétition avec ceux des déclinants. Ayant l’impression de manquer de temps, de courir après le temps et qu’il « manque du temps au temps », le temps est de plus en plus vécu comme un problème. Le manque de temps apparaît donc comme le symptôme que les modes de production, les valeurs et les catégories émergeantes sont contraints de coexister et de partager leur temps avec les déclinantes.
La quatrième phase apparaît lorsque des temps sociaux émergeants s’agrègent entre eux pour former des blocs de temps dominants. Étant de plus en plus autonomes, ces blocs de temps sociaux influencent les modes de production et les catégories sociales déclinantes qui en sont dépendantes. Même si les catégories déclinantes ont encore l’illusion d’être dominantes, en réalité, se sont les catégories émergeantes qui sont désormais dominantes. Les temps sociaux dominants ayant changé, la société se transforme et change de temps. C’est un moment fragile de l’Histoire où quelque chose est en train de naître, mais qui n’est pas encore là. Ce « temps » où tout bascule est celui des « malaises temporels », de tensions et de crises de plus en plus aiguës. Si cette mutation, qui s’est déjà en partie produite dans le temps vécu, n’est pas reconnue par la catégorie déclinante, la société est en crise, « elle est malade du temps ». Les tensions, les conflits et les crises qui apparaissent lors de ces mutations sont les symptômes qu’une catégorie sociale déclinante ne souhaite pas laisser la place à l’émergeante qui est désormais dominante. Ce n’est donc pas une crise économique, mais une crise du rapport à la temporalité que la France subit depuis 1973.
La cinquième et dernière phase apparaît lorsque le temps social objectivement dominant est « officiellement » reconnu comme tel. En se réconciliant avec son temps et donc, avec elle-même, la société sort de la crise. La société et l’ordre social se recomposent institutionnellement autour de nouveaux temps sociaux, de nouveaux modes de production, de nouvelles valeurs et de nouvelles catégories sociales. Le cycle historique étant bouclé, on en revient à la phase initiale.
Les caractéristiques des temps sociaux et les cinq phases de la dynamique des temps sociaux ayant été définis et décri, à partir d’un récit historique, je propose de les illustrer en abordant l’apogée et le déclin de l’ordre religieux au profit de l’ordre économique.
Jean-Christophe Giuliani
Cet article est extrait de l’ouvrage « En finir avec le chômage : un choix de société ! ». Ce livre permet d’appréhender les enjeux du choix entre la relance de la croissance du PIB ou de la réduction du temps de travail. Vous pouvez le commander sur le site des Éditions du Net sous un format ePub ou Papier.
Pour accéder aux pages suivantes :
– Les enjeux du temps et de l’emploi du temps
– Le de la monarchie au profit de la bourgeoisie
[1] Sue Roger, Temps et ordre social, Paris, PUF, 1994, page 29.
[2] Ibid, page 126.
[3] Le mode de production correspond à la somme de toutes les actions qui contribuent à produire la société.
[4] Sue Roger, Op Cite, page 137.