Y aurait-il un lien entre l’argent et la psychopathologie ?

Gérard V. Sunnen


Guy Corneau, La loi de l’attraction

De tous les domaines explorés dans la relation psychothérapique, il en est un resté relativement ignoré, sinon boudé: celui relatif aux transactions économiques, aussi bien dans le contexte thérapeutique que dans l’expression psychopathologique du patient.

Ce phénomène n’est pas gratuit. La tendance en psychothérapie à situer tout aspect monétaire dans une optique purement administrative, et non pas à l’examiner franchement à la lumière de sa signification, représente un processus actif et non un simple désintérêt. Souvent ressenti comme incompatible avec la dimension empathique inhérente à la psychothérapie, la richesse symbolique et métaphorique de l’argent est facilement contournée.

Depuis peu, nous assistons à une prise de conscience de l’appui que peut apporter une attention aux comportements des patients envers l’argent, à l’appréciation de leur symptomatologie, ainsi qu’à l’analyse des résistances et autres troubles trans et contre-tranférentiels. Dans la pratique clinique, nous sommes témoins d’un accroissement des symptômes et des comportements qui concernent l’argent. Situé dans une société qui valorise la dimension matérielle et dans une économie qui privilégie l’entreprise individuelle, le patient qui se présente aujourd’hui en psychothérapie est apte à appréhender les considérations financières. Certains secteurs de l’économie, notamment dans le monde boursier, offrent un milieu particulièrement motivé par la pulsion du gain. Non centrées sur des produits ni sur des services, sauf ceux ayant affaire à une dimension purement monétaire, les professions qui s’y rattachent favorisent des comportements qui leur sont particuliers, ou bien ont tendance à servir de point gravitationnel à certaines constellations caractérielles.

L’argent influe et détermine de nombreuses activités humaines, s’incorpore à l’expression des valeurs culturelles et des mythes familiaux, s’inscrit dans les incidents significatifs du passé vécu, et peut faire partie intégrante des traits d’une personnalité et déterminer certaines psychopathologies. Son implication dans les comportements peut se manifester par un désir insatiable d’accumulation, par une incapacité à réaliser des revenus commensurables à ses capacités, ou par la dérive d’une satisfaction adéquate de ses gains, par une gestion erratique, autodestructive ou inappropriée des finances personnelles. Sa force symbolique se manifeste souvent dans les troubles obsessionno-compulsifs. Je cite le cas, classique, d’un patient qui s’adonnait à des rituels de lavage lorsqu’il avait eu un contact accidentel avec des billets de banque; et celui d’un patient qui évitait par tous les moyens de voir la phrase «In Go we Trust» sur les billets, par peur de voir se déclencher une bouffée aiguë d’angoisse.

La valeur symbolique de l’argent est tout à fait spéciale car elle peut, selon l’individu, incorporer des significations tout à fait différentes. Hormis sa réalité concrète d’unité de valeur pour biens et services, l’argent, par sa dimension abstraite, retient une plasticité dans la sphère psychique, qui lui permet d’assumer un vaste éventail de représentations. Son abondance ou, corrélativement, son manque, peuvent tout aussi bien s’associer à une polarité sécurité/insécurité, qu’à une signification puissance/faiblesse. Un fantasme de richesse peut aisément s’intégrer à une notion de pouvoir sexuel, de pureté morale, d’estime de soi, de valorisation affective. Riche peut signifier respecté, protégé, accepté, aimé. Pour certains, l’argent peut même assumer une importance plus grande, une récompense de la tribu pour un de ses membres, une validation existentielle. Comme traduction des besoins vitaux, l’argent s’associe à la vie et offre une antithèse à la mort; dans l’inconscient, il peut acheter l’immortalité.

Freud, dans une lettre à Fliess en 1897, faisait allusion à l’association dans l’inconscient de l’argent aux excréments. Plus tard, il étend la constellation associative pour y inclure les cadeaux, les bébés, le pénis. Le plaisir de l’enfant à la défécation qu’il appelle érotisme anal, par le degré de liberté donné à son expression, a une capacité à déterminer certaines tendances caractérielles chez l’adulte. Une trop grande répression ou une condamnation de ce plaisir peuvent éventuellement se traduire par une triade d’obstination, d’organisation compulsive, et d’avarice, tandis qu’une expression trop permissive favorise une générosité expansive.

Sandor Ferenczi voyait une évolution ontogénique et phylogénique du plaisir qu’ont les enfants à manipuler leurs fonctions intestinales. L’intérêt pour les fèces se déplace successivement, par échelonnement de la maturation cognitive, tout d’abord vers la boue et le sable, les pierres et les billes, les pièces de monnaie, les billets; et finalement, dans une abstraction plus poussée, les actions et les junk bonds.

Pour Karl Abraham, le plaisir de la rétention des selles chez l’enfant se transforme en comportements acquisiteurs chez l’adulte, et le plaisir libidinal de leur relâchement, pourrait expliquer les dépenses subites d’argent accumulé. La mégalomanie infantile rattachée au sens de primauté des fonctions sécrétoires, peut, sous l’effet d’un training trop agressif, entraîner une séquelle psychique marquée par des sentiments d’infériorité et, par voie de la fixation libidinale, par une difficulté d’aimer autrui.

Otto Fenichel voit une relation interactive entre l’influence sociale et l’attrait instinctuel pour l’argent. Celui-ci a un sens concret fourni par la société,

laquelle maintient par ce biais une relation Oedipienne envers l’individu. La pulsion pour le pouvoir qui est dérivée d’un narcissisme infantile, est différente du désir pour la possession matérielle, qui est sous-tendue par la volonté de contrôler ses fonctions corporelles. Une franchise trop ouverte concernant les finances personnelles est considérée indélicate et indésirable, non seulement parce qu’elle désenterre des identifications libidinales, mais parce qu’une supériorité sociale se maintient par l’ignorance relative d’autrui à ce sujet.

Toutefois, comme les névroses modernes par rapport à celles d’antan ont subi leur transformation en devenant plus caractérielles, les comportements pathologiques monétaires, par leur complexité croissante, demandent des explications plus sophistiquées. Kohut décrit comment la mégalomanie et l’exhibitionnisme infantile se métamorphosent en une image de soi cohérente par l’intermédiaire d’une relation parentale empathique et sensible à la connaissance progressive des besoins. L’enfant qui ne ressent ses besoins que par rapport à ceux des autres, est détourné de son individualité et néglige sa validité, sa créativité, son identité. Le narcissisme pathologique se manifeste par un sentiment primordial de vide dans le sens du moi avec, comme corollaire, une vulnérabilité vis-à-vis des réactions des autres. La désapprobation, le retrait affectif d’autrui, engendrent des sentiments de rejet, d’autocritique, voire de non-être. Pour maîtriser cette situation précaire, l’individu est amené à élaborer des phantasmes grandioses et des ambitions audacieuses qui assureront l’admiration, le respect, l’amitié et éventuellement l’amour. Ce sont les affects négatifs qui motivent le comportement. La honte qui est dérivée d’un appauvrissement du sens du moi, est beaucoup plus déterminante que la culpabilité, qui trouve sa genèse dans les conflits de relations d’objet.

Kramer décrit les sentiments d’imposture qui sous-tendent la position narcissique. L’énergie psychique est tounée vers l’extérieur au détriment d’un tropisme intérieur. La vision d’une grande fortune devient bien plus que l’assurance d’un confort matériel, et se pose comme un baume sur une plaie de relation avec le monde. Acquérir des biens, souvent par une activité professionnelle intense, n’a une fonction intrapsychique validante que si elle est semblablement partagée par un pool d’individus dans la communauté. Elle assume un sens de crédibilité d’autant plus universel si la société entière adopte les mêmes préceptes.

Il existe des comportements centrés principalement sur l’acquisition poussée de l’argent. Leur prévalence est beaucoup plus répandue aujourd’hui, en raison non seulement d’une prise de conscience de leur existence, mais aussi de facteurs multiples, les plus importants étant indéniablement socio-culturels. Comme l’a constaté récemment Tom Wolfe dans une intervention intitulée «Money Fever» présentée au cours du Congrès National de l’Association Américaine de Psychiatrie, la société américaine reste la plus grande consommatrice du monde. Dans quelle autre société, demande-t-il, peuton retrouver simultanément son plombier, son tailleur et son garagiste sur une plage à Puerto Vallarta en train de prendre un bain de soleil, dans l’ultime jouissance de l’«American dream» ? Il y avait, dans les années soixante un feuilleton télévisé très apprécié intitulé «The millionaire», dans lequel un citoyen pris au hasard, recevait anonymement un chèque d’un million de dollars à la seule condition de ne pas en révéler la source et de tout dépenser. Le protagoniste était suivi de près, dans l’actualisation de ses phantasmes, et dans le dénouement de son aventure qui tournait souvent au tragique. L’argent assumait une signification de phantasme concédé d’aventure s’inscrivant dans la culture, mais aussi de péril potentiel. Toutefois, dans une société qui décourage le soutien social pour ses citoyens, l’argent devient bien plus qu’un passeport aux phantasmes. Il est surprenant, en pratique clinique, de constater l’ubiquité de la peur de devenir un sans-abri qui, elle, devient motivante à son tour. La grande fortune deviendra la seule police d’assurance fiable qui garantira la survie dans une société où la plus grande calamité est de perdre tous ses biens. Il est évident que cette «fièvre pour l’argent» gagne de plus en plus d’esprits dans toutes les strates sociales de par le monde, et que la nouvelle société planétaire commence à en exhiber quelques symptômes.

Certaines valeurs émises par la société au sujet de l’argent, sont souvent contradictoires. Dans un sens, l’humanisme et l’altruisme demandent un partage des biens; dans l’autre, le capitalisme préconise l’accumulation des possibilités et des gains individuels. La richesse est parfois dénigrée, parfois appréciée, voire vénérée. Si les sociétés évoluent par des cycles passant d’une polarité à l’autre, la tendance actuelle se penche clairement en faveur des gains personnels.

Il faut toutefois savoir différencier les syndromes pathologiques qui se marquent par une attention excessive pour l’argent, d’autres comportements qui s’expriment, au premier abord, par des manifestations semblables. La compulsion au travail se caractérise par un sevrage affectif suivant une relaxation forcée. L’individu, face à un arrêt de ses activités, se sentira anxieux, coupable, inadéquat, et sera souvent atteint de troubles psychosomatiques. Laissé à ses activités, son but une fois atteint sera vite oublié pour en créer un nouveau. Le complexe d’imposture, lui, se démarque souvent par des comportements de but avorté. Arrivé au seuil d’un succès, l’angoisse de se sentir démasqué par une demande d’exploits encore plus importants, l’emporte sur la soif et l’exaltation d’être apprécié et admiré. L’autosabotage se fera alors inconsciemment; la réalisation d’un projet se trouvera d’une manière ou d’une autre vouée à l’échec. Par contre, le plaisir intense pour le travail, la créativité et les pulsions innovatrices, qui elles aussi poussent à une activité intense, évoluent sous l’influence d’une toute autre dimension individuelle: l’aspiration à une mission personnelle.

Le cas suivant, typique sous de nombreux aspects, est ici cité pour illustrer la présentation clinique et quelques aspects psychodynamiques des difficultés décrites ci-dessus:

Brian (ce n’est pas son vrai nom) est un agent de change dans le marché des options, travaillant depuis trois ans pour une jeune et agressive compagnie d’investissements à Wall Street. Natif de Chicago, il obtient son MBA (Master of Business Administration), puis se rend à New York pour se lancer dans l’arène financière. Après quelques mutations de firmes, il accepte sa position présente qui lui offre des possibilités rémunératives directement et immédiatement proportionnelles à son rendement. A 28 ans, doté d’un talent indéniable, il a déjà gagné des sommes considérables et vit le summum du luxe. Il lui arrive de travailler dix-huit heures par jour. Même chez lui, il ne pense qu’aux péripéties financières qu’il a vécues pendant la journée et qu’il pourrait rencontrer le lendemain. Sa femme, avocat, semble bénéficier du même mode de vie. Le peu de temps qu’ils passent ensemble, hormis les heures où ils sont accolés à leurs ordinateurs personnels, est passé à caresser des projets lointains: fortune, vacances, enfants.

Il demande une consultation psychiatrique, pour la première fois de sa vie, pour un malaise anxieux mal définissable, ponctué de troubles du sommeil. Il a l’impression troublante que sa femme le respecte moins ces temps-ci, car il vient de subir, après deux ans de succès spectaculaires, quelques revers qui, bien que mineurs, l’ont perturbé. Il a peur du refroidissement ou du ridicule que pourrait susciter un autre échec. Admiré comme «golden boy», il raffole de la joie d’un coup financier réussi. Il décrit l’euphorie et la camaraderie explosives qui envahissent la salle quand les vagues de dollars déferlent sur les computeurs. Il attribue son anxiété à l’idée qu’il a peut-être atteint la limite de son potentiel, et que ses succès sont, en fait, fortuits. Comme but dans sa vie, il parle de «serious money» et explique que, par consensus au bureau, ceci pourrait représenter dix millions de dollars: «Avec les intérêts, on a la possibilité de vivre dans un minimum de confort respectable.» Mais il connaît bon nombre de collègues qui, jamais contents de leur fortune, ne peuvent s’arrêter, s’acharnent à l’attaque de nouveaux sommets, et qui finiront peut-être dans la ruine. Il y a quelques mois, il a commencé à prendre de la cocaïne tout en minimisant la réalité du problème: «Je sais la contrôler, et il n’y a rien de tel pour donner du tonus à la confiance, de la créativité et de l’énergie.» Son enfance et son adolescence sont remarquablement démunies de souvenirs concrets, et il exprime une certaine perplexité à constater que ce ne sont que des impressions floues qui lui restent de ses relations familiales. On lui avait dit qu’il avait été un «bébé-accident». Son père favorisait son frère aîné pour ses prouesses athlétiques, et sa mère, prise dans un tourbillon d’activités sociales, ne lui donnait que quelques miettes de son temps, si bien qu’il se sentit obligé de trouver un certain refuge à l’école.

C’est par le biais de ses souvenirs et de la symbolique que ce patient portait à l’argent que sa psychothérapie a pu plus rapidement prendre prise. Il se rappela comment sa mère lui donnait quelques petites monnaies pour l’occuper, et il commença à revivre les sentiments alors éprouvés. Son père, inapte en matière financière, recevait les moqueries subtiles de sa femme, bien plus compétente. Brian s’imaginait souvent qu’une fortune personnelle pourrait satisfaire son désir de se rapprocher de sa mère, de surplomber son père, de se venger de son frère; et tout aussi crucialement de combler sa solitude. Mais les lacunes, dans le sens du moi, élaborées à la suite de telles négligences portées si longtemps au développement d’une validation intérieure, prenaient un long temps de travail psychothérapique pour les colmater, souvent ponctué de mini-rechutes dans la cocaïne, drogue-choix pour renforcer une estime de soi vacillante.

Par sa richesse symbolique et métaphorique, par sa plasticité représentationelle dans la psyché, et par sa propension à impliquer les phantasmes et l’image de soi, l’argent, ainsi libéré de sa réalité concrète, peut remplir des fonctions multiples au service de la psychothérapie.

Gérard V. Sunnen

Site : http://www.triroc.com/sunnen/topics/argent.htm

Bibliographie

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-[6] KOHUT (H.), The restauration of the self, International Universities Press, New York, 1977.

-[7] KRAMER (Y.), Work compultion – A psychoanalystic study, Psychoanalytic Quaterly, 46: 361-365, 1977.

-[8] KRUGER (D.W.), The last taboo, Brunner Mazel, New York, 1986.

-[9] LEWIS (M.), Liars Poker, Norton, New York, 1980.

-[10] WOLFE (T.), The bonfire of the vanities, Farrar, Straus, Giroux, New York, 1987.

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